Carmen Ennesch: Aux sources du féminisme luxembourgeois

A l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance,Carmen Ennesch, journaliste-reporter et une des premières femmes universitaires du pays, est honorée par une exposition aux Archives nationales.

Sources:

Catalogue de l’exposition

Kieffer, Rosemarie:
Carmen Ennesch. In: Carrière, 1989, nø 6 et 7

Publications de Carmen Ennesch

L’exposition reste ouverte jusqu’au 31 octobre.

EXPOSITION

(rw) – Sans trop de risque, on peut s’avancer à déclarer Carmen Ennesch la première femme journaliste luxembourgeoise. Née en 1902, élève d’une des premières classes du Lycée de jeunes filles de Limpertsberg, elle passa son bac en 1921. Après avoir entamé des études à Innsbruck, elle termina avec une licence en sciences économiques et politiques. En 1926, elle épousa l’ingénieur français Pierre Desmulie.

Elle aurait pu s’arrêter là, comme nombre de ces premières femmes universitaires des années 20, qui, suite à leur mariage, renonçaient à exercer leur profession. Souvent involontairement: femmes mariées et travail rémunéré, le sujet a semé la discorde dans la société luxembourgeoise jusque dans les années 50. L’exposition visible actuellement aux Archives nationales témoigne d’un parcours différent.

Carmen Ennesch eut peut-être la chance d’avoir quitté le Luxembourg après son mariage et d’avoir pu s’établir à Paris. A partir de 1929, les documents appartenant au Fonds Carmen Ennesch acquis par les Archives témoignent d’une activité impressionnante de la jeune „journaliste-reporter“. Pas moins de 4 journaux – tageblatt, Journal d’Esch, Saarbrücker Zeitung et Ere nouvelle – lui ont délivré une carte de presse. C’est surtout ce dernier, „organe des Ententes de Gauche“ et édité à Paris, qui indique que, politiquement, Carmen Ennesch se situait à gauche. Impression confirmée par ses premières publications, toutes parues chez l’éditeur belge „L’Eglantine“ issu du milieu socialiste.

La liberté de disposer de sa personne

En 1932 sort son premier livre, „Au-dessus du ressentiment franco-allemand“, une étude des relations entre les deux pays suite au traité de Versailles. „Ce qu’on ne veut pas voir, c’est que le désaccord franco-allemand signifie infailliblement la fin de l’Europe,“ écrit-elle dans cette analyse politique et économique, qui témoigne d’un libéralisme assez étonnant pour une gauchiste. Selon elle, c’est „la malheureuse influence politique sur l’économie“ qui freine le développement d’un „internationalisme économique“ salutaire pour l’Europe. Par ailleurs, elle essaie de fournir des explications au mouvement hitlérien, dont „l’aboutissement logique est la dictature et avec elle la fin de tout espoir de rapprochement franco-allemand et de paix durable“.

A côté d’articles dans „Die Luxemburgerin“, édité dans les année 30 par Emma Weber-Brugmann, ou „L’Action féminine“ de Catherine Schleimer-Kill, c’est avec la parution d’un essai intitulé „Aux sources du féminisme“, paru en 1934, que Carmen Ennesch, qui persistera à signer ses publications par son nom de „jeune fille“, se situe sans équivoque du côté des militantes pour les droits des femmes. C’est surtout le statut de la femme mariée qui lui tient à c´ur: „Après le mariage, la vie de la femme deviendra partie intégrante de l’existence de son époux et de ses enfants. Elle vivra en satellite de l’homme. Sa propre évolution sera arrêtée.“ Mais même en dehors du mariage, „il suffit qu’une femme affirme sa personnalité pour qu’aussitôt la critique la plus sévère, la plus acerbe soit exercée à son égard“. Sont-ce là des considérations générales ou les conclusions personnelles d’une femme professionnellement active à un temps où „on voudrait faire croire que la crise mondiale pourrait être résolue du jour au lendemain si toutes les femmes qui exercent une profession retournent au foyer pour préparer la soupe et pour raccommoder les chaussettes“? Chose inouïe, elle va jusqu’à soutenir que „même au nom de l’enfant, on n’a pas le droit d’exiger de la femme la renonciation à sa personnalité ou l’abandon d’une carrière“.

Le livre sur „La vie et la mort de Rosa Luxembourg“ paru en 1935 confirme cet engagement pour le droit de la femme à son individualité. Si le style paraît aujourd’hui quelque peu léger et que son analyse de la critique luxembourgiste de Marx ne semble pas très approfondie, sa description du personnage est justement celui de la „femme nouvelle“ qu’elle a décrite dans son article. Cela en dépit de „la profonde indifférence envers le féminisme“ de Rosa Luxembourg.

Amitiés franco-luxembourgeoises

En 1946, au lendemain de la Guerre, la phase „politique“ de Carmen Ennesch se termine avec „Emigrations politiques d’hier et d’aujourd’hui“, une analyse historico-politique aux tendances assez conservatrices. Ennesch essaie bien d’esquisser, à l’exemple des Etats-Unis, le concept d’une politique offensive qui se caractériserait par une politique de l’immigration, un statut pour les réfugiés et les immigrés, une législation rigoureuse et une action sociale. Mais cette „immigration surveillée, contrôlée, dirigée“ doit aussi servir à refouler les „indésirables du Levant, du ghetto de Lituanie ou de Galicie“ qui „franchissent les frontières en fraude et cherchent à gagner leur existence par des métiers plus ou moins avouables pour échouer finalement dans les taudis ou les prisons des grandes villes, tandis que des spécialistes de l’industrie laitière de Hollande ou de Danemark s’en vont parce qu’ils estiment que les conditions de vie sont en-dessous de leur niveau“. Etonnante approche de la part d’une personne née en Allemagne d’une mère allemande et d’un père luxembourgeois et ayant ensuite émigré du Luxembourg vers la France …

Carmen Ennesch, qui à partir de 1943 est établie à Toulouse et écrit pour la „Dépêche du Midi“, se tourne ensuite vers des sujets plus culturels comme le rôle des femmes dans la Renaissance, les Cathares, le bouddhisme même. Elle se lance également dans les nouveaux médias en devenant journaliste radio. Comme beaucoup de ses collègues, elle semble cependant se fatiguer de la dure vie de free-lance, car un document de l’expo témoigne d’une demande de poste auprès des Institutions européennes.

Pendant tout ce temps, les contacts avec le monde luxembourgeois restent vivants. A part sa collaboration au „tageblatt“ qu’elle poursuit jusque dans les années 70, on peut citer son amitié avec la professeure Anne Beffort, l’avocate et conseillère communale Nelly Flick ou encore ses échanges avec Emma Weber-Brugmann. Louise Kraus et Marie-Paule Peffer appartiennent à son entourage amical.

Avec l’exposition, les Archives ont voulu „donner aux chercheurs intéressés une idée de la richesse [du legs Carmen Ennesch]“. Dommage que les textes explicatifs se limitent à une description très concise des documents et que la sobre brochure accompagnante se résume à l’énumération des documents exposés et à un inventaire sommaire du Fonds Ennesch. On souhaiterait en tout cas que le personnage de Carmen Ennesch fasse l’objet d’une étude approfondie, en collaboration avec le Centre de littérature et le Cid-femmes. Il est très rare qu’un legs puisse nous éclairer si largement sur la vie et l’´uvre d’une femme phare de l’histoire luxembourgeoise du 20e siècle. Une femme dont les sujets de préoccupation restent d’ailleurs d’une grande actualité politique.


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