ART CONTEMPORAIN: M. Nitsch sang fout

Une des figures de proue de l‘actionnisme viennois Hermann Nitsch expose au Luxembourg – cette fois sans censure mais sans grandes nouveautés non plus.

Ceci est mon gore, prenez et mangez tous.

„M. Nitsch doit encore faire des courses cet après-midi. Nous avons rendez-vous chez le boucher“, explique la galériste d‘un air grave. Le mécontentement monte chez les journalistes – tous conviés pour une interview à la même heure. Tandis que le caméraman tue le temps en réalisant quelques prises des tableaux et photos attachés sur les murs blancs immaculés de la galerie, les autres sont conviés vers la cave où trône Nitsch au milieu de ses oeuvres, entouré de ses assistant-e-s dévoué-e-s.
Le physique de Nitsch répond à tous les clichés qu‘on peut se faire de l‘artiste à scandales: tout de noir vêtu, de taille assez petite il arbore une longue barbe blanche et un petit ventre proéminent. Il semble assez fatigué de surcroît, mais se donne tout de même la peine de monter dans la galerie pour se faire interviewer au milieu de ses oeuvres déjà accrochées. Vu qu‘il est assez âgé, le temps qu‘il monte les escaliers laisse des instants de répit précieux à celui qui doit mener une interview avec lui. Quelle question poser à cet homme, qui doit être habitué au tir soutenu des médias qui se jettent régulièrement sur le côtés les plus choquants de son art: le sang, les tripes et les cadavres?
Et puis il arrive en haut, la galériste enjoint fermement les journalistes à se présenter devant l‘artiste – ce qui de toute façon ils avaient l‘intention de faire et offre d‘apporter quelque chose à boire. Nitsch commande un verre d‘eau. Le sang, c‘est pour plus tard.
L‘entretien démarre difficilement, l‘interlocuteur étant apparemment rompu à l‘art de parler de son art et cela avec beauoup de détours. Parfois on a l‘impression qu‘il n‘écoute même pas les questions qu‘on lui pose, tellement il dérive vite. Mais d‘un autre côté, ce qu‘il dit possède une certaine universatilité qui le met bien au-dessus des choses. Entendez plutôt vous-mêmes: on lui demande si les idées premières de l‘„Orgien Mysterien Theater“, à savoir la pluridisciplinarité, l‘interactivité ou encore la mise en scène de l‘art en tant qu‘événement ne sont pas caduques – vu qu‘aujourd‘hui chaque petite galerie ou collectif d‘artistes qui se veut un tant soit peu branché mise sur ces atouts. Il n‘y a qu‘à feuilleter le programme de l‘année culturelle en cours, au cas où des doutes subsistaient. „Je ne m‘intéresse pas à l‘histoire en tant que telle. Les génocides, les meurtres et la politique – tout cela m‘importe peu“, énonce le maître. Par contre ce qui est important pour lui, c‘est l‘histoire de l‘art, qui réflète „la progression de la conscience humaine“. Et il veut inscrire son oeuvre dans cette lignée. Même s‘il s‘en fout que cela se fasse officiellement ou officieusement. „L‘histoire est perpétuellement faussée par la façon dont on la raconte“. Selon Nitsch son travail „n‘a pas perdu une once de sa force première. La réception du public en témoigne comme garant“.
Apparemment vendre serait tout autant un art que créer.
Mais quelle est cette force? Choquer des gens avec du sang, des tripes, le tout accomodé de cérémonies pseudo-religieuses? A cette question, Nitsch se réfugie dans le métaphysique, pour finalement ressortir avec des constats assez terre-à-terre. Partant de l‘affirmation qu‘une oeuvre d‘art possède une force inhérente  – et certaines même plus que d‘autres – l‘explication de cette force demeure simplette: „Cela dépend du fait si cette oeuvre parvient à me toucher ou non“, explique-t-il. Mais comme il n‘est pas le seul homme sur terre „c‘est la masse de gens touchés qui décide“. Ce qui, en somme est très pratique: plus une oeuvre d‘art connaît le succès public, plus importante elle est. Avec la seule différence que beaucoup d‘artistes ne voient jamais le jour où leurs peines sont recompensées – que l‘on pense aux réhabilités ou découverts posthumes, comme la mouvance impressionniste ou encore des ermites comme
Isidore Ducasse, le fameux „comte de Lautréamont“. Mais Nitsch ne semble pas faire partie de ces infortunés. Son oeuvre est bien connue dans le présent, comme par le passé.
Et c‘est là un des grands points faibles de cet artiste: ne jamais avoir changé. Ce qui, en ces temps postmodernes, le rapproche plutôt d‘une agence de communication qui fait dans le gore, que d‘un artiste qui sait aussi se réinventer. Nitsch s‘est donné une image de marque, identifiable et établie.
Chaque amateur d‘art contemporain reconnaît les photos de ses actions et selon ses propres goûts il se positionne pour ou contre, mais ne peut en aucun cas y échapper. L‘avantage d‘une telle approche est que personne ne peut vous copier, le désavantage est l‘enfermement dans votre propre concept. Non pas que Nitsch soit le seul artiste à procéder de telle façon – on n‘a qu‘à penser à Sophie Calle, Christo et Jeanne-Claude ou encore Daniel Buren. Tous ont en commun une image de marque spécifique qu‘ils exploitent sans gêne et semblent même trouver dans chaque répétition de leur geste créatif et créateur une satisfaction et une reconnaissance de plus. Satisaction et reconnaissance pas seulement artistique bien sûr: il faut aussi que le compte y soit. Si l‘„Orgien Mysterien Theater“ n‘avait pas eu le succès qu‘on lui connaît dans le monde, on peut parier que Nitsch aurait depuis longtemps inventé autre chose.
Ainsi, on est peu surpris que Nitsch se déclare d‘accord avec les vitupérations du peintre Jörg Immendorff qui avait lourdement condamné les subventions culturelles de la part de l‘Etat dans une interview avec le magazine Der Spiegel il y a quelques semaines. Ce dernier avait déclaré que les subventions tuent le marché et empêchent le secteur de prospérer sur des bases saines.
„J‘ai toujours assez d‘ennuis avec mon art“
Ce qui peut être vrai pour l‘agriculture, mais le domaine culturel reste infiniment plus complexe. Pourtant Nitsch relativise un peu la position extrême prise par Immendorff: „Il est absolument vrai qu‘un bon artiste est d‘abord un artiste qui se vend bien. Ce qui n‘empêche pas que certaines oeuvres qui ont été financées par des gouvernements ou des ministères soient bonnes aussi.“ Apparemment vendre serait tout autant un art que créer. „En tant que professeur d‘art, beaucoup d‘étudiants m‘approchent pour savoir comment vendre leurs oeuvres. C‘est un des points où je ne peux pas totalement les aider, car pour moi, vendre mes oeuvres est une chose secondaire“, admet-il. Un peu difficile à croire si on considère sa biographie d‘artiste qui a toujours appliqué la même stratégie commerciale: choquer plus pour gagner plus. Qu‘il se pose en cela comme un adversaire de toute censure semble n‘être qu‘un effet secondaire bénéfique de son art. Le fait que la direction d‘une banque luxembourgeoise ait bloqué une exposition d‘un photographe qui travaillait sur ses oeuvres, ne le préoccupe pas fondamentalement. Tout au contraire: „J‘ai toujours assez d‘ennuis avec mon art“, constate-t-il avec un petit rire satisfait.
Mais bon, en fin de compte ce qui sauve Nitsch, c‘est son désintérêt ou, c‘est selon, son narcissisme. Car, il aurait pu sauter sur la vague religieuse qui déferle sur notre début 21e siècle et l‘exploiter à fond en réactualisant l‘aspect religieux de son oeuvre. Mais cela le laisse froid: „Les hommes ont toujours cru en quelque chose et cela avec des amplitudes différentes selon les périodes de l‘histoire. Mais ce n‘est pas cela qui m‘intéresse, c‘est plutôt la conscience du corps et de la spiritualité en eux-mêmes“. Mais qu‘est-ce qui lie ce noble but aux orgies de sang et de débauche qui seront son legs au monde de l‘art?
„Je me préoccupe des choses essentielles et je prends le risque d‘être mal compris. En fin de compte tout un chacun de nous se promène avec son sang et ses tripes. Je ne fais que rappeler cela aux gens“, explique Nitsch. Merci pour le rappel.
Galerie Beaumontpublic (voir EXPO)

 

 


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