EGYPTE: Quand la révolte prend de l’ampleur

Dans une situation de crise alimentaire inquiétante, tous les regards restent rivés sur les grévistes du textile. Avec un pouvoir aux abois face aux émeutes de la faim.

Augmentation des prix, vie chère, régime autocratique et violent: un cocktail égyptien explosif.

Deux morts, des dizaines de blessés et des centaines de détenus: les émeutes de Mahalla des 6 et 7 avril rassemblaient tous les ingrédients pour intéresser la presse internationale. Les images de jeunes s’affrontant aux blindés de police, de voitures en feu et de cabines téléphoniques saccagées ont fait le tour du monde, accompagnées de dépêches lapidaires sur « les émeutes du pain ».

Mais cela fait près de deux ans qu’al-Mahalla Al-Kobra, ville du Delta toute entière organisée autour de son usine textile, est en ébullition. Depuis que les 24.000 ouvriers de cette usine se sont mis en grève en décembre 2006, renouant avec une longue tradition de lutte, la carte protestataire du pays a changé. Cette grève victorieuse avec occupation d’usine a en effet provoqué des protestations sociales en cascade. « S’ils ont obtenu leurs primes, pourquoi pas nous ? », se disaient les ouvriers des autres usines textiles, vite rejoints par d’autres secteurs. Les cheminots se sont sentis soutenus dans leurs revendications, les infirmières et les enseignants s’y sont mis, les travailleurs du privé dans les nouvelles villes industrielles, des cimenteries aux briqueteries, ont rejoint la ronde, se lançant dans des sit-in et exigeant primes et augmentations de salaires; les précaires (conducteurs de microbus, entre autres) n’ont pas été en reste.

L’épidémie a même touché les employés des impôts fonciers dont 55.000 étaient en grève en octobre dernier, déléguant trois mille d’entre eux pour un sit-in en plein centre ville. Au bout de neuf jours dans la rue avec femmes et enfants devant le ministère des finances, ils ont obtenu gain de cause. Cette nouvelle victoire a accentué l’effet tache d’huile et fait passer le pas à des secteurs pourtant pas des plus combatifs. Les professeurs d’université organisaient le 23  mars dernier une grève générale. Les médecins avaient menacé de faire de même, reculant finalement lors d’une assemblée générale houleuse, à cause des tergiversations des Frères Musulmans, très implantés dans les professions libérales. Dans un pays où les luttes se menaient auparavant usine par usine, où le syndicat principal peut légitiment être considéré comme une antenne du PND (Parti National Démocrate, au pouvoir), ces initiatives de coordination embryonnaire constituent un pas en avant d’importance.

Ce regain des luttes sociales intervient dans un contexte économique dramatique. La politique libérale offensive du gouvernement, à l’instigation des ministres « jeunes » réunis autour du fils du président, Gamal Moubarak, a aggravé la crise sociale. Ils ont accéléré les privatisations (grands magasins, secteur bancaire…), bradé les acquis de la période nassérienne dans l’enseignement et la santé, et favorisé de fait l’enrichissement de quelques géants capitalistes monopolisant le marché (aciéries, cimenteries). Tout en entérinant allégrement des accords commerciaux accentuant la dépendance politico-économique aux Etats-Unis et à leur allié dans la région. Le récent scandale du gaz exporté vers Israël à moitié prix n’étant qu’un épisode d’un feuilleton très long.

Le pain au centre de la crise

En termes de corruption, les solutions drastiques que ces technocrates prétendent trouver à ce mal endémique aggravent en réalité les dysfonctionnements du système. L’une des expressions en a été la crise du pain. Encore subventionné à hauteur de près d’un milliard d’euros par an (60 pour cent des subventions aux produits alimentaires de base), le pain est un secteur où la corruption bat son plein, les propriétaires des boulangeries revendant leurs quotas de farine subventionnée au vu et au su des inspecteurs fonctionnaires corrompus. Ce pillage lucratif vient se greffer sur la stagnation des subventions (alors que la population a augmenté et que des familles des classes moyennes appauvries n’ont plus les moyens d’acheter le pain dans le secteur privé). L’augmentation mondiale des prix du blé (l’Egypte importe annuellement près de 50 pour cent de sa consommation) a donc été la cerise sur le gâteau qui explique les longues files d’attente devant les boulangeries et les bousculades qui ont provoqué ces deux derniers mois la mort de près de vingt personnes. Cela dans un pays où 45 pour cent de la population survit avec moins de 1,5 euro par jour et où l’inflation est presque hebdomadaire et touche tous les produits de base. Des chiffres qui expliquent pourquoi l’exécutif n’ose pas supprimer les subventions aux produits de base, malgré les admonestations de la Banque mondiale et du FMI. Le pouvoir n’est pas près d’oublier « l’intifada des voyous » – d’après le célèbre mot du président Sadate – des 18 et 19 janvier 1977 provoquée par l’annonce de l’augmentation des prix du pain.

Tous les regards étaient donc rivés sur l’usine d’Al-Mahalla, dont les travailleurs avaient annoncé une nouvelle grève le 6 avril dernier, pour exiger le paiement de leurs primes promises après leur deuxième grève de septembre 2007. D’autant plus que – non sans forcer le mouvement – des jeunes activistes avaient lancé (sur Facebook) un mot d’ordre de grève générale, sous le slogan « restez chez vous ! ». Vite repris par plusieurs mouvements d’opposition, dont Kefaya (« Ça suffit! »), ce mot d’ordre, même s’il n’a provoqué aucun réel mouvement de grève, a connu un certain succès. Sur internet, le groupe est rapidement passé à plus de 100.000 adhérents. De son côté, le ministre de l’Intérieur contribuait à la publicité par un communiqué menaçant de trois mois de prison quiconque ne se rendrait pas à son travail.

Une menace mise à exécution le lendemain à Al-Mahalla, où un gigantesque déploiement policier encerclait la ville, avec des escouades en civil forçant les ouvriers à se mettre devant leurs machines. Une man?uvre d’intimidation qui a réussi à empêcher la grève, mais a provoqué une émeute généralisée – dont on a vu les images. Très dure, la répression n’a pas épargné les militants de la toile. Dans les jours qui ont suivi, le régime a ainsi arrêté les jeunes initiateurs du groupe sur Facebook (toujours en détention), le porte-parole de Kefaya, Georges Ishaq (libéré depuis sous caution), mais dont le procès continue, ainsi que d’autres militants de Kefaya encore derrière les barreaux, accusés d’être à l’origine de la violence à Mahalla. Cela n’a pas empêché un nouvel appel à la grève générale de circuler pour le 4 mai prochain, comme « cadeau d’anniversaire » à Hosny Moubarak, qui aura 80 ans, dont 29 comme président de la République.

A Mahalla, la situation est tendue. Les journées des 6 et 7 avril ont obligé le gouvernement à débourser un mois de salaire en prime, et 15 jours dans les autres usines du secteur textile (dont certaines se sont mises en grève pour exiger l’égalité avec Al-Mahalla), présentée comme une « récompense pour ne pas avoir fait grève », à doubler le quota de farine des boulangeries dans la ville, et à s’engager à améliorer le réseau de transports et système de santé. Des mesures qui n’ont pas convaincu les habitants de baisser les bras face à la répression. Les familles des détenus, très soudées, encerclent par centaines, nuit et jour, les postes de police où leurs enfants sont enfermés. Le mouvement social, lui, est terré dans un attentisme pesant, craignant que cette nouvelle vague de répression ne fasse avorter sa fragile renaissance.

Dina Heshmat, collaboratrice du woxx, est journaliste et vit au Caire.


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