Une autre Chine : Les trois soeurs Song

Pour s’initier à l’histoire de la Chine moderne, rien de mieux que ce livre retraçant l’histoire romanesque de la famille Song.

De gauche à droite: Meiling, Qingling et Ailing.

Le passé de la Chine regorge d’histoires incroyables. Parmi les plus récentes, et les moins connues en Occident, il y a l’épopée du clan des Song. C’est à la lecture d’un album de BD que j’ai rencontré pour la première fois les soeurs Song, et je n’ai pas cru en leur existence. En effet, dans la préface de « Corto Maltese en Sibérie », Hugo Pratt évoque le banquier Song : « … il faut savoir que ce banquier milliardaire a eu trois filles. L’une a épousé Sun Yat-sen, la seconde Chiang Kai-shek, et la troisième un certain H. H. Kong, qui se disait descendant de Confucius et sera premier ministre. Alors, tu vois qu’`ils‘ sont forts. »

Invraisemblable ? Affabulation d’un auteur connu pour rehausser d’éléments fantastiques ses toiles de fond historiques ? C’est comme si on vous racontait que les trois soeurs d’une famille française auraient épousé, mettons, le maréchal Pétain, le général de Gaulle et le baron de Rothschild – l’analogie portant bien entendu sur la notoriété des personnages et non sur leur orientation. Pourtant l’histoire est vraie, et elle est même incontournable pour qui s’intéresse à la Chine moderne, car les Song ont marqué l’histoire du pays au 20e siècle. Si elle est peu connue en Occident, c’est peut-être parce que l’époque de la première république et de la guerre civile, de 1911 à 1949, est fort différente de notre double image d’Epinal de la Chine : celle de l’Empire d’avant 1911 et celle du gouvernement communiste après la victoire de Mao. Aujourd’hui, alors que la Chine se retrouve à nouveau dans une période de transition, cette époque présente un intérêt particulier. L’ouvrage de Bernard Brizay, permier livre en français consacré aux soeurs Song, est un moyen agréable de s’initier à cette période.

Sino-américain-e-s

En janvier 1886, un certain Charlie Song, âgé de 20 ans, futur père des trois futures grandes dames de Chine, débarque dans le port de Shanghai. Né dans une famille de paysans pauvres, jeune expatrié aux Etats-Unis comme nombre de ses pairs, Charlie était un ambitieux. Il avait réussi à intégrer la communauté méthodiste de la Caroline du Sud, ce qui lui avait ouvert les portes du Trinity College. De leur côté, les méthodistes comptaient employer ce jeune homme intelligent et entreprenant dans leur entreprise d’évangélisation de la Chine.

La Chine est alors un pays humilié par les Occidentaux, qui ont menés plusieurs guerres pour imposer la liberté du commerce et de celui de l’opium en particulier. Face à cela, les marchands et les intellectuels chinois ne misent plus sur le pouvoir sclérosé de la dynastie Qing pour moderniser leur pays. La Chine de 1886 est aussi celle d’une bourgeoisie émergente, qui s’organise en sociétés secrètes, aussi bien pour faciliter les relations commerciales – légales ou illégales – que pour induire des changements politiques. Charlie Song devient membre de ces sociétés et, vers le tournant du siècle, suite à un mariage bien arrangé et des succès commerciaux, il réussit à intégrer la « haute société » chinoise de Shanghai.

De ce mariage vont naître trois filles, Ailing, Qingling et Meiling, cette dernière étant précédée par un fils ainé, Ziwen, plus connu sous l’abbréviation T. V. Puisqu’un des atouts de sa réussite a été sa capacité d’être à l’aise dans les deux cultures, la chinoise et l’occidentale, le père envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis – fils et filles indifféremment, attitude révolutionnaire pour l’époque. C’est ainsi qu’Ailing, l’aînée, quitte Shanghai en 1904 pour poursuivre ses études outre-mer, rejointe quatre ans plus tard, par ses cadettes. Meiling n’a alors que neuf ans, mais son père, de plus en plus impliqué dans les activités subversives, se serait inquiété pour la sécurité de sa famille, explique Bernard Brizay. Cette période est pour l’auteur l’occasion de multiplier les anecdotes sur les trois jeunes Chinoises qui découvrent – et sont découvertes par – l’Occident. Ainsi donc, quelques années plus tard, Charlie Song se retrouve avec trois filles bien éduquées, sûres d’elles-mêmes, chrétiennes et parfaitement anglophones… mais difficiles à marier, car peu conformes à l’idéal de féminité chinois traditionnel.

Trois mariages

Le destin des trois soeurs Song est parfois résumé par les Chinois en une phrase : « Une aimait l’argent, une aimait le pouvoir et une aimait la Chine. » La première est Ailing, première aussi à se marier en 1914 – avec Kong Xiangxi, plus connu sous le nom occidentalisé H. H. Kung. Il s’agit d’un fils de banquier, diplômé de Yale, occupé à faire prospérer les affaires familiales? et lié aux milieux révolutionnaires autour du fameux Sun Yat-sen, dont Ailing était la secrétaire. A l’époque, Sun est déjà le plus célèbre politicien chinois. Ses liens avec la famille Song datent cependant des années 1890, quand il avait fondé, avec l’aide financière de Charlie, le mouvement « Renaissance chinoise ». Un des intérêts du livre de Brizay est d’introduire une foule de personnages hauts en couleur qui gravitent autour des Song, depuis les aventurier-ière-s communistes jusqu’aux émissaires étasuniens. Cela donne lieu à un « Dramatis personae » fourni, plus une quarantaine d’encarts. Les plus illustres, comme Sun, ont droit à plusieurs chapitres.

Toute la vie de Sun a été une suite de conjurations et de tentatives de prises de pouvoir manquées, suivies de périodes d’exil et de réorganisation. Son plus grand succès a été la révolution de 1911, qui a débarassé le pays du règne mandchou. Pour 45 jours, Sun Yat-sen devient président de la République de Chine. Forcé à abdiquer par un seigneur de la guerre, il s’exile au Japon, accompagné d’autres républicains comme Charlie Song, et c’est là qu’à lieu le mariage d’Ailing. Le poste vacant de secrétaire personnelle est alors occupé par Qingling, de retour des Etats-Unis. Et ce qui devait arriver arriva : la jeune Chinoise, républicaine et nationaliste convaincue ? « celle qui aimait la Chine » – se laisse séduire par le héros révolutionnaire presque quinquagénaire. Les parents Song s’opposent à un mariage, et, comme dans les romans, Qingling s’enfuit de la maison familiale pour rejoindre son amour. Le lendemain de sa fuite, elle l’épouse, et sa famille ne pourra plus que s’accomoder du fait accompli. C’est ce mélange de sentiments forts, d’affaires de famille et de politique qui fait le charme de la saga des Song.

En 1921, suite à de nouveaux soulèvements populaires, Sun Yat-sen s’établit comme « président extraordinaire » dans la province de Canton. Mais son projet de rallier le nord du pays, tombé entre les mais de seigneurs de la guerre concurrents, tourne court – il est trahi et doit s’enfuir avec sa femme. Bernard Brizay reprend le dramatique récit de Qingling sur sa fuite, sous une pluie de balles à travers une étroite passerelle, puis déguisée en vieille paysanne dans les rues de Canton.

La Chine déchirée, les Song aussi

C’est à cette époque que le futur troisième « époux Song » fait son apparition. Le jeune militaire et nationaliste Chiang Kai-shek, membre depuis dix ans du parti de Sun Yat-sen, le Guomindang (ou Kuomintang), devient le chef de son organisation militaire. Or Sun meurt en mars 1925, alors qu’il a reconquis Canton et réussi à temporairement rallier le nord à sa cause. La lutte pour sa succession commence quelques mois plus tard avec l’assassinat de Liao Zhongkai, un des leaders de la gauche du parti, favorable à la collaboration avec les communistes et l’Union soviétique. Elle se termine par le fameux massacre de Shanghai de 1927, immortalisé par Malraux, lors duquel Chiang, avec l’aide de ses contacts mafieux, se retourne contre l’aile gauche du Guomindang.

Les Song ne sont pas simples spectateurs lors de ces événements dramatiques. Dès 1925, T. V. Song devient ministre des finances du gouvernement Guomindang de Canton. Bernard Brizay raconte comment par la suite Ailing, devenue chef de file après la mort de Charlie, aurait proposé un marché à Chiang Kai-shek : elle convaincrait la bourgeoisie de Shanghai à financer ses expéditions militaires pour unifier la Chine et asseoir sa position de leader. En échange, il ferait cause commune avec les Song, en incluant dans son gouvernement le mari et le frère d’Ailing – et en épousant sa soeur Meiling.

C’est pourtant le moment de la première déchirure au sein de la fratrie. Après le massacre de Shanghai s’est établi à Wuhan un gouvernement de gauche opposé à Chiang. Et tandis que Ailing et Meiling se retrouvent du côté de ce dernier, Qingling soutient Wuhan, avec tout son prestige de veuve de Sun Yat-sen. Bernard Brizay décrit comment T. V. Song, qui n’aime ni les militaristes, ni les communistes, fait la navette sur le Yangtsé entre les deux camps pour les réconcilier. Mais quand les militaires marchent sur Wuhan, les jeux sont faits : T. V. choisit Chiang et sa soeur l’exil. C’est à cette période que remonte le schisme chinois qui perdure de nos jours dans l’opposition entre Chine continentale et Taiwan. En effet, durant les années suivantes, Chiang abusera de son pouvoir pour massacrer l’opposition de gauche, ainsi que tous ses rivaux et pour installer un régime oppressif.

En 1931, le Japon entame une conquête brutale de son grand voisin, culminant en 1937 avec le sac de
Nankin suite à la prise de la ville éponyme. Or, la priorité de Chiang Kai-shek n’est pas de combattre les Japonais, mais ce qui reste des forces de gauche, rassemblées sous la bannière du parti communiste. A partir de 1930, Chiang essaye d’éradiquer cette opposition par des moyens militaires – et n’entend pas délaisser l’ennemi intérieur pour se tourner contre l’adversaire extérieur. Ce n’est qu’après « l’incident de Xi’an » que l’union sacrée est scellée – un incident romanesque repris en détail dans le livre, lors duquel Chiang est fait prisonnier par ses propres généraux opposés à la lutte anticommuniste. Meiling parvient à le rejoindre et y rencontre l’émissaire communiste Zhou Enlai. Suite à un « arrangement » mystérieux, les deux époux parviennent à s’échapper.

Gloire et déclin

A ce moment, les Song se retrouvent au faîte de leur puissance. Meiling est sans doute la personne la plus importante de Chine, à la fois pour son influence sur son mari chef d’Etat et pour le rôle qu’elle joue, aidée par son frère, dans la mobilisation internationale contre le Japon. Quant à H. H. Kung et Ailing, « celle qui aimait l’argent », ils abusent de leur position pour spéculer et s’enrichir toujours plus. Pour la Chine par contre, l’époque est sombre. Si l’entrée en guerre des Etats-Unis conduit à une démultiplication de l’aide, toute la côte tombe aux mains de l’ennemi, et Chiang
Kai-shek doit s’installer à Chongqing, au fin fond de la Chine. Aussi bien Meiling que Qingling, de retour au pays, s’engagent dans des initiatives humanitaires comme le soutien aux blessés et aux orphelins.

A partir de 1943, le déclin des Song sera rapide. Bernard Brizay raconte comment un premier affrontement entre T. V. Song et Meiling et Ailing se termine à l’avantage des deux soeurs. Mais un autre clan, appelé « CC », s’est formé, issu de la pègre shanghaienne, et gagne en influence auprès de Chiang. En 1944, les époux Kong, soupçonnés de fomenter un coup d’Etat, sont évincés du pouvoir. Meiling les accompagne en exil, tandis que T. V. revient en grâce. En 1947, le « scandale de l’or » – le détournement de l’or prêté par les Etats-Unis – sera l’occasion pour les « CC » de se débarasser du dernier Song.

Cependant, après la défaite japonaise, les affrontements massifs entre nationalistes et communistes reprennent. Dans cette situation, l’image de chaos et de corruption que donne le régime va lui être fatal. Tandis que le soutien financier des Etats-Unis pour les nationalistes se fait hésitant, le soutien populaire pour les communistes s’accroît. En 1949, Chiang Kai-shek et l’élite du Guomindang doivent s’embarquer pour l’exil taiwanais. Seule reste sur le continent Song Qingling, nommée vice-présidente de la République populaire de Chine par un Mao triomphant. Mais pour elle non plus, ce n’est pas un triomphe. Son titre est largement symbolique, et durant les « dérapages » sanglants des années 50 et 60, elle assistera impuissante et impassible. Elle qui, comme le rappelle Bernard Brizay, avait passé 20 ans à dénoncer la dérive totalitaire du régime de son beau-frère. Les trois soeurs, et les frères, vivront encore de longues années, mais chacun-e de son côté.

Le livre de Bernard Brizay présente dans un style facile à lire l’histoire des trois soeurs Song, et à travers elles, celle de leur pays. Il ne s’agit pas d’un livre d’historien, mais plutôt d’un livre de journaliste, dont l’intérêt premier provient du sujet traité. Au-delà de l’importance historique et du côté pittoresque, l’histoire de la famille Song peut aussi être vue comme celle des occasions ratées de la Chine au 20e siècle. A un moment où la nouvelle orientation politique du pays est en train de changer, il est important de rappeler que des variantes chinoises de la démocratie libérale et de la social-démocratie ont existé auparavant, incarnées par T. V. et Qingling respectivement. Hélas, aujourd’hui comme hier, la première semble sacrifier les principes démocratiques sur l’autel de l’enrichissement personnel, alors que la seconde reste impuissante face aux adeptes d’un Etat fort et aux apparatchiks d’un parti unique.


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