EUROPE SOCIALE: Mobilisation difficile, mais indispensable

A quelques jours du Sommet d’automne, le constat est clair : à défaut d’avancer, l’Europe sociale recule. La condamnation du Luxembourg pour sa transposition trop « sociale » de la directive détachement a réveillé parlements et syndicats, mais pas encore les gouvernements.

L’ombre du libéralisme plane sur le statut des travailleurs détachés.

Qui ne se souvient pas de la fameuse manif de juillet, quelques jours après la condamnation du grand-duché par la Cour de justice européenne, lors de laquelle le ministre du travail François Biltgen se solidarisa avec la plateforme syndicale organisatrice. A ce moment, une action coordonnée entre syndicats et gouvernements était envisageable, par exemple en demandant une révision de la directive « détachement », en vertu de laquelle le Luxembourg avait été condamné. Lors de l’heure d’actualité du 8 juillet à la Chambre des députés, Biltgen s’était montré tout aussi combatif (voir woxx 962).

Pourtant, le projet de loi déposé deux mois plus tard en réaction au jugement semble annoncer que le Luxembourg se pliera sans réchigner à l’interprétation ultra-libérale de la directive détachement par la Commission et la Cour de justice. Ainsi, mis à part ceux payés au salaire minimum légal ou conventionnel, les travailleurs détachés n’auront plus droit à l’indexation des salaires. Les conventions collectives ne s’appliqueront donc plus, ce qui est conforme à la jurisprudence européenne, mais en contradiction avec le principe de l’égalité de traitement. Quant aux procédures de contrôle luxembourgeoises, elles seront assouplies. En pratique, cela empêchera l’Inspection du travail de contrôler efficacement les entreprises qui détachent des travailleurs et de les sanctionner rapidement le cas échéant.

Sursaut au parlement

Or, cette interprétation des textes de loi européens est loin de faire l’unanimité. Le Comité pour l’emploi du parlement européen vient d’adopter un rapport en réaction à la jurisprudence de la Cour de justice. L’auteur, le député européen social-démocrate suédois Jan Andersson, y met en garde contre le risque de concurrence déloyale si on met le principe de la libre prestation de service au-dessus des objectifs sociaux, également mentionnés dans les traités. Les conventions collectives et les actions syndicales pour y aboutir ne devraient pas être limitées par le droit de la concurrence européen. Ce sujet est particulièrement sensible en Suède, puisque, dans l’affaire Laval (encore appelée Vaxholm), la Cour de justice européenne a jugé illégales de telles actions : les syndicats avaient essayé d’obliger une société lituanienne ayant détaché des travailleurs à respecter les dispositions suédoises en matière de conditions de travail et de rémunérations. Andersson mentionne également l’importance de mécanismes de contrôle, apparemment sabotés par le jugement contre le Luxembourg.

Plus généralement, ce rapport, qui devrait être adopté en séance plénière avant la fin du mois, constate que la législation européenne contient des lacunes et « a pu donner lieu à des interprétations de la directive détachement qui n’étaient pas dans les intentions du législateur européen ». On se souviendra en effet qu’en 2005, lors de la bataille autour de la directive services, dite « Bolkestein », la directive détachement avait été considérée comme un antidote au principe du pays d’origine. Le fait que les travailleurs détachés ne seraient pas affectés par la directive services avait été fêté comme une victoire – en attendant de voir, à partir de la fin 2007, la Cour de justice interpréter cette même directive dans le sens du principe du pays d’origine (voir woxx 960). En conséquence le rapport du parlement européen appelle la Commission à « ne pas exclure une révision partielle de la directive détachement ». Sur ce point, Jan Andersson a dû mettre de l’eau dans son vin. En effet, son texte initial exigeait cette même révision et précisait les points à améliorer.

Pourtant la Commission exclut a priori une telle révision. Dans sa réponse à une question du député européen vert Claude Turmes, le commissaire à l’emploi Vladimir Spidla réfute la nécessité d’introduire des clauses sociales dans la directive détachement : « Son cinquième considérant indique déjà clairement que la promotion de la prestation de services dans un cadre transnational nécessite une concurrence loyale et des mesures garantissant le respect des droits des travailleurs. » Quant à l’insuffisance des contrôles, Spidla confirme le mauvais fonctionnement de la coopération transfrontalière entre administrations du travail. Il renvoie à la recommandation de la Commission de mettre en place un système d’échange d’informations électronique. Enfin, il rappelle que la logique de la directive détachement n’est pas compatible avec la définition d’une durée de séjour maximale, de grands projets de construction pouvant par exemple nécessiter des détachements sur une longue période.

Biltgen, un tigre de papier ?

Ce point constitue une mise en garde contre toute tentative de limiter les abus en limitant la durée de détachement. Il sera intéressant de voir si Biltgen arrivera à faire accepter la clause de son projet de loi imposant que le détachement constitue « un service limité dans le temps qui prend nécessairement fin avec la réalisation de l’objet du contrat » et interdisant de l’utiliser « durablement pour pourvoir à l’activité habituelle et régulière de l’entreprise ».

En attendant, François Biltgen semble hésiter sur la stratégie à adopter. Dans une interview dans le Quotidien du 8 septembre, il réaffirme : « Un homme politique doit combattre ». Pourtant, selon le site Europaforum, il a affirmé dès juillet qu’il vaudrait mieux ne pas rouvrir la directive détachement – « ce serait ouvrir la boîte de Pandore ».

Pour le moment, cette boîte est de toute façon solidement fermée, et ce n’est pas l’intervention de Biltgen lors d’un forum scientifique et politique sur cette directive, ce jeudi 9 octobre, qui y changera quelque chose. Une relance de l’Europe sociale ne sera pas à l’ordre du jour la semaine prochaine au Sommet d’automne, et n’a pas fait partie des grands sujets du Conseil des ministres de l’emploi européens la semaine dernière. Pendant ce temps, la Commission européenne propose un allongement des congés de maternité obligatoires. Une preuve de courage en matière de politique sociale ?

Les syndicalistes n’en sont pas convaincus. « La conciliation de l’activité professionelle et de la vie de famille est un des objectifs déclarés de la Commission », confirme Nico Clement de l’OGBL. Mais pour lui, cela ne compense pas le reste de la politique européenne : « Parallèlement à cela, c’est au noyau du rapport de travail qu’on s’attaque.» Le secrétariat européen des deux grands syndicats avait invité à une conférence de presse sur la refonte de la directive du temps de travail, autre grand recul en matière sociale.

Syndicats (auto)critiques

Les syndicats en veulent vraiment à Biltgen d’avoir voté, avant l’été, en faveur d’un texte autorisant des temps de travail de plus de 60 heures par semaine en moyenne. « On nous prend pour des imbéciles », s’emporte Vivane Goergen. La critique est d’autant plus significative qu’elle provient de la secrétaire générale adjointe du LCGB, syndicat proche du CSV. Lors d’entrevues, le ministre aurait laissé entrevoir qu’il s’opposerait à cette directive, incompatible avec le modèle luxembourgeois. Afin d’empêcher son adoption définitive, les deux syndicats essayeront d’obtenir un débat avec vote à la Chambre des députés.

Car désormais les syndicats craignent le dumping social aussi en matière de temps de travail. La jurisprudence sur la directive détachement aurait montré la voie. Là encore, Clement se montre déçu par la prestation de Biltgen : « Il n’a pas écouté nos propositions. Et d’après ce que nous savons, il n’a même pas convenablement défendu la cause luxembourgeoise devant la Cour. »

Si les syndicats se félicitent du contenu du rapport Andersson, ils ne ménagent pas leurs propres représentants. « La Confédération européenne des syndicats est une grande machine un peu lourde », se plaint Goergen. Et Nico Clement estime qu’il faut changer de stratégie si on désire une Europe plus sociale : « Le temps du lobbying discret dans les couloirs bruxellois est révolu. C’est désormais dans la rue que nous devons défendre nos revendications. »


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