PROTECTION DES DONNEES: Laissez surveiller, laissez circuler

Le projet de loi sur la protection des données s’est attiré les foudres de la Chambre du Travail. Les inquiétudes formulées sont-elles exagérées? Après examen, nous avons trouvé de nombreuses zones d’ombres.

Qui contrôle les contrôleurs?
(photo: Christian Mosar)

„Il s’agit d’un texte indigeste, énonçant de beaux principes, mais truffé d’exceptions et de renvois à des règlements inexistants.“ Lors de la conférence de presse du lundi 3 décembre Michel Di Felice, conseiller à la Chambre de Travail, reprend presque mot à mot la critique formulée dans l’avis du projet de loi sur la protection des données. Si l’avis de la Chambre de Travail est le seul à rejeter en bloc le projet, les autres ne sont pas pour autant enthousiastes. Ainsi la Chambre des employés publics épingle le „caractère de pêle-mêle et de fourre-tout“ du projet.

Le ministère des Communications dans les compétences de François Biltgen n’a pas encore réagi à ces critiques. Nous avons pu nous entretenir avec Maître Mathieu Abboud, avocat à la Cour et expert en droit des NTIC (Nouvelles technologiesde l’information et de la communication) auprès du gouvernement, qui connait bien le projet pour avoir accompagné son élaboration. „Cette complexité est inhérente à la matière, elle est présente aussi dans la directive“, explique-t-il. „Il faudra laisser la pratique juridique s’installer autour de ce texte.“ Il est vrai que la loi sur la protection des données de 1979 est obsolète et que ce domaine législatif est longtemps resté en friche.

La Chambre de Travail ne se limite cependant pas à critiquer la forme, elle est aussi en désaccord sur le fond. Dans le contexte des relations de travail: elle s’oppose „à l’introduction de tout genre de moyens de surveillance, électroniques ou numériques, ayant pour but le contrôle temporaire de production ou des prestations du travailleur en vue de mesurer son activité afin de déterminer sa rémunération‘ [article 11].“ Et qu’en est-il d’employeurs demandant le consentement de salarié-e-s ou de candidat-e-s à l’embauche pour prélever des données génétiques? Michel Di Felice estime que ces personnes ne sont pas en position de refuser.

Consentement exclu

Mathieu Abboud pense que cela est exclu: „L’article sur la surveillance au travail dit justement que le consentement est exclu des causes permettant de légitimer le traitement de l’employeur. Cela s’applique aux données génétiques, y compris à l’embauche.“ Il insiste également sur le fait que les conditions dans lesquelles une surveillance au travail est possible sont nettement plus restrictives que les pratiques actuelles dans nombre d’entreprises.

„Au-delà du monde du travail, nous avons critiqué des aspects du projet qui concernent la société dans son ensemble“, précise Marcel Detaille, directeur de la Chambre. Michel Di Felice rappelle qu’à la base il y a une directive non pas sur la protection des données, mais sur leur libre circulation, les données étant considérées comme des marchandises. Comment surveiller l’usage fait de données après leur passage entre plusieurs mains? Cela met en danger un des fondements du projet de loi, le principe de finalité: en effet les données ne doivent être collectées et traitées que pour des finalités bien déterminées à l’avance. Les concerné-e-s auront une chance de faire opposition: „L’obligation d’information s’applique en principe lors de chaque passage des données. Il ne sera pas forcément facile d’imposer le respect de cette loi, mais des mécanismes de sanction sont prévus“, précise Mathieu Abboud.

Les critiques les plus virulentes concernent la partie du projet de loi où il est question de la lutte contre les infractions pénales, de la sûreté de l’Etat, de la défense et de la sécurité publique. Le gouvernement, ne s’est pas borné à transposer la directive, mais a inclus dans cette loi la protection des données dans ces domaines relevant uniquement des législations nationales. Inclure pour mieux exclure, pourrait-on dire, car cela semble surtout donner lieu à de nombreuses dérogations aux protections prévues dans les autres domaines.

„En exagérant un peu, on pourrait dire que nous sommes face à un totalitarisme rampant“, craint Michel Di Felice. En particulier la surveillance, à l’aide de caméras par exemple, est possible dès qu’il y a „un risque rendant le traitement nécessaire à la prévention (…) d’infractions pénales.“ „Comme la délinquance au sens large est omniprésente …“, écrit la Chambre de Travail dans son avis, „il faudrait donc étendre le dispositif des vidéocaméras à l’entièreté du territoire luxembourgeois …“ Et Michel Di Felice s’inquiète que le principe de la proportionnalité des moyens ne soit sacrifié sur l’autel de la commodité. Au lieu de n’avoir recours qu’aux moyens strictement nécessaires, les nouvelles techniques permettent de surveiller partout et tout le temps, avec l’idée que les données collectées pourront toujours servir à quelque chose. „Même si ces domaines particuliers sont couverts par des règlements spéciaux, ces derniers doivent prendre en compte les principes du texte de loi, notamment celui de la proportionnalité. En effet, pour être légitime, un traitement de données doit être nécessaire“, rassure Mathieu Abboud.

Qu’en est-il du contrôle des „contrôleurs“? „Le fait qu’il y aura des règlements grand-ducaux permettra une certaine transparence“, estime Mathieu Abboud. Il cite également le droit à l’information des personnes concernées et les obligations d’autorisation préalable accordée par la Commission nationale pour la protection des données (CNPD). Nombre de ces dispositions auront probablement vocation à s’appliquer même dans les domaines particuliers tels que la sûreté de l’Etat. La CNPD existe déjà sur base de la loi de 1979, mais il nous a été impossible d’avoir des informations sur ses activités… si elle en a. Ce qui laisse perplexe.

Une commission très protégée?

L’avis de la Chambre de Travail constitue-t-il un procès d’intention? Disons plutôt: une mesure de surveillance préventive. Car le danger d’abus de la part de l’Etat est réel, comme le montrent l’affaire Roemen, la transformation du SIS en outil de répression, les „paquets“ de mesures de surveillance en Allemagne. Et l’argument du danger terroriste est omniprésent. Or, le 11 septembre, le fait de filmer Mohammed Atta embarquant à l’aéroport n’a rien pu empêcher.

Raymond Klein


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