INTERNET: Des barrières dans la tête

La lutte contre la pédophilie peut prendre beaucoup de formes, mais quand il s’agit de s’en servir comme prétexte pour contrôler internet, il faut se demander s’il n’y a pas d’arrière-pensées d’un autre ordre.

Utiliser la pédophilie comme prétexte à la censure, n’est pas la meilleure des solutions.

De deux choses l’une : ou Cecilia Malmström, la toute nouvelle commissaire européenne aux Affaires intérieures connaît mal ses dossiers, ou elle aime bien la provocation. Comment expliquer autrement son intention de vouloir ériger des barrières dans l’internet européen – sous prétexte de vouloir combattre la pédophilie ?

Pour mieux comprendre, un petit retour en arrière s’impose. L’année dernière – en octobre pour être précis – Ursula von der Leyen, alors fraîchement investie du ministère du travail allemand, a reçu un prix pour ses agissements en tant que ministre de la famille, poste qu’elle revêtait entre 2005 et 2009. Et pas n’importe lequel : le Big Brother Award. Les postulant-e-s pour ce prix sont tout sauf volontaires, car les gagnants sont désignés comme ayant nui ou voulant nuire aux libertés citoyennes et à la libre circulation des informations. Et « Zensursula », comme la nomment ses adversaires, avait lancé l’idée de filtrer le net allemand, afin d’y traquer les sites qui proposent des images pédophiles. Après de longues tractations, une loi a même vu le jour. Pourtant, celle-ci n’ayant jamais été contresignée par Horst Köhler – le président de la République fédérale d’Allemagne – le gouvernement a dû prendre ses distances avec cette loi, qui désormais fait office de loi fantôme : écrite, ratifiée par le parlement, mais jamais mise en oeuvre. Et vu les déboires du gouvernement conservateur-libéral actuel, on peut être sûr de ne pas la revoir de sitôt.

Et sachant qu’un des pays fondateurs de l’Union européenne a rencontré tant de difficultés avec une telle législation, la commissaire Malmström aurait dû se douter de l’impact de son idée. Même si la lutte contre la pédophilie et la pédopornographie sur internet en particulier est très louable, l’approche de Malmström ne peut pas fonctionner, et cela pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que le problème est mal posé. La pédophilie sur internet existe bel et bien, mais elle n’est que le reflet de choses qui se passent dans la vraie vie, et donc supposées être évitées avant même une publication. « La pédophilie doit être combattue sur le terrain et non pas uniquement sur internet », explique Sven Clement, membre de la Piratepartei Lëtzebuerg. Et de rajouter : « De toute façon, seulement une infime minorité d’images ou de vidéos à caractère pédophile est vraiment trafiquée sur des sites. La plupart de ce matériel est échangé directement par courriel ou MMS. » Selon Clement, dans la scène pédophile, on préfèrerait cette solution pour des raisons évidentes : « On n’échange pas seulement des images pédopornographiques, mais on se rend coupables multuellement. Ainsi, personne ne pourra tirer son épingle du jeu si un jour tout sort au grand jour. Un papier publié sur Wikileaks revèle d’ailleurs qu’il n’existe pas d’industrie pédopornographique géante sur la toile. »

Pour illustrer ses propos, Sven Clement renvoie au cas – tristement célèbre – de l’activiste internet et chercheur finnois Matti Nikki. Car la Finlande – à l’instar de la Suède – dispose, elle, bel et bien d’une législation internet qui rend possible la censure par le gouvernement. Celui-ci fait bloquer des sites inclus dans une liste noire compilée régulièrement par le service secret finlandais. En tant que bon activiste internet opposé à la censure, Matti Nikki a lancé le site lapsiporno.info où il publiait d’abord ses réticences envers une telle loi. Après vote et application de cette dernière, il utilisait sa plateforme pour y recenser les sites bloqués et pour révéler leur nature – qui la plupart du temps n’était pas pédopornographique.

Pedoporn.com n’existe pas

Mal lui en a pris. Ni les services secrets, ni la police ou encore le gouvernement, n’ont appréciéé son engagement. Rapidement, son site s’est aussi retrouvé sur la liste noire des services secrets et a été désigné comme un « portail pour sites pédophiles ». Aux problèmes judiciaires auxquels il a dû faire face à ce moment, s’est ajoutée aussi la réprobation publique. Car la police finlandaise avait publié son nom et donné des informations – erronnées – à la presse à son égard. Matti Nikki s’est vu menacé et traité de tous les noms. Pour finalement être relaxé par la justice – même si son site reste bloqué? en Finlande. En février 2010, un groupe de jeunes Finlandais a reparcouru la liste de sites bloqués par leur gouvernement et publiée par Matti Nikki. Résultat : sur les quelque 1.000 sites bloqués, neuf avaient un caractère pédophile, 28 n’étaient pas catégorisables, neuf étaient des sites pour des mannequins enfants et le reste contenait certes des images à caractère pornographique, mais tout à fait légaux. C’est dire l’efficacité de telles mesures. D’ailleurs, selon Sven Clement, même la Suède, qui dispose d’une législation presque identique dans ce domaine, serait en train de rebrousser chemin, face à l’inefficacité notoire de la censure dans le combat contre la pédopornographie.

Un autre aspect que la commissaire Malmström a – volontairement ou non – laissé de côté, ce sont les conséquences d’une telle législation au niveau européen. Et elles seraient dévastatrices : « Une telle loi appliquée au niveau européen changerait radicalement la donne au niveau mondial », explique Sven Clement. « Elle introduirait une nouvelle société divisée en deux classes. Celle de l’espace européen, réputé `sûr‘ et celle qui regroupe le reste du monde – automatiquement hanté par `l’insécurité‘ de la toile ». Et vu que de nombreux sites censurés sont pornographiques, mais légaux, l’Union européenne porterait préjudice à un de ses principes les plus chers : la libre circulation des biens et des services. Car les sites pornographiques légaux sont aussi des entreprises et en tant que telles elles doivent pouvoir exercer librement leurs droits.

Un autre problème non négligeable de l’approche de la commissaire Malmström serait le signal donné vers l’extérieur. Comment critiquer de manière crédible des gouvernements comme ceux de la Chine ou de l’Iran pour leur politique de censure sur internet, alors que l’Union européenne s’apprête elle aussi à imposer des barrages à ses citoyens ?

Surtout que non seulement une telle loi ne serait pas efficace, l’infrastructure qui devrait être créée pour la mettre en oeuvre – ce qui serait déjà un investissement géant – n’est pas vraiment à l’abri d’usages abusifs. En effet, difficile d’imaginer des exécutants d’une telle machinerie à l’abri de tentations de censurer plus qu’ils ne devraient. Même un contrôle parlementaire des plus poussés pourrait difficilement évacuer tout doute sur d’éventuels abus.

Et encore : de toute façon, aucun système de filtrage n’est vraiment efficace – comme Google est en train de le démontrer en Chine. Reste aussi qu’interdire l’accès à certains sites pousserait plutôt la compétition entre hackers à contourner les systèmes de filtrage et aurait pour effet pervers un système coûteux, qui doit être mis à jour en permanence et qui en plus ne fonctionne pas vraiment.

Mais comment faire alors pour combattre la pédophilie sur internet ? En premier lieu, en la combattant sur le terrain réel, en évitant que de telles images atroces puissent exister – les mécanismes déjà en place semblent fonctionner. « Au Luxembourg, par exemple, nous avons des policiers qui enquêtent sur internet. Et en compagnie de leurs acolytes européens ils démantèlent des réseaux pédophiles sur le net », explique Sven Clement. Et si de telles mesures ne sont pas satisfaisantes, il faut les renforcer davantage plutôt que d’instaurer un système de censure et de filtrage qui comporte de nombreux désavantages.

S’il se poursuit, le débat sur une législation européenne érigeant des barrières sur la toile, sera très sensible. D’un côté, il y aura celles et ceux qui, dans leur combat légitime contre la pédopornographie, ne voient pas les conséquences néfastes de leur projet, et de l’autre celles et ceux qui défendront la liberté d’expression et de communication contre tout essai de censure. En tout cas, la récente vague de scandales pédophiles de tout ordre ne doit pas nous faire oublier nos libertés qui, elles aussi, sont en danger permanent.


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