PHOTOGRAPHIE: Ecrire avec la lumière

Lucien Clergue est sûrement un des photographes les plus influents du 20e siècle : élève de Picasso et ami des écrivains, ses images font une halte à la Galerie Clairefontaine.

Photographié en digital, faute de mieux : Lucien Clergue.

woxx : Toute votre oeuvre se compose de photographies traditionnelles. Est-ce que vous voyez le digital comme un danger ?

Lucien Clergue : Il faut bien distinguer deux choses, l’oeil qui regarde et les outils pour fabriquer des images. L’oeil ne changera pas dans ses fondements, il évoluera constamment en fonction de ce qui se passe dans le monde et la technique n’a qu’à se mettre au service de l’oeil. Et donc, il ne faut pas faire l’inverse. Par conséquent, pourquoi ne pas faire du digital ? Mais je rappelle qu’on peut même photographier sans appareil : avec une boîte avec un trou et une feuille photo au fond tenue par une épingle. Tout ça n’a pas beaucoup d’importance. Par exemple, une série de photos sur laquelle je viens de travailler est faite de surimpressions – ils montrent des femmes réelles imprimées sur les tableaux de Goya. Beaucoup de gens pensent que c’est du Photoshop, alors que ce n’est absolument pas le cas. Tout s’est passé dans la caméra. Je photographie d’abord les filles, puis je rembobine le film que je garde, avant de me rendre dans un musée où je prends les tableaux.

Mais le digital – en tant que manipulateur – n’est-il pas dangereux en soi ?

Le seul danger avec le digital, c’est qu’on peut beaucoup trafiquer les photos et tricher sur la vérité encore plus aisément. Enfin, même si on le faisait déjà du temps de Staline ou encore lors de la fameuse révolution des communes en France. Ou encore plus récemment, j’ai vu une photo de l’époque de Bill Clinton où il mettait la main sur l’épaule d’une jeune fille et dans la photo finale la fille a disparu.

Vous n’avez donc jamais été tenté par le digital ?

Ces trucs ne m’intéressent pas. J’aime donner toutes ses chances à la photographie dans sa vision première, c’est-à-dire : écriture avec de la lumière. Point à la ligne. Alors, on y arrive comme on veut, mais c’est ça l’essentiel.

Pour quelqu’un qui a suivi la prolifération des images tout au long du 20e siècle, le regard doit avoir changé aussi.

Oui, mais là encore, c’est une évolution culturelle de votre génération qui ne connaît pas les mêmes concepts que la mienne. Moi, je suis né dans un environnement qui était beaucoup plus pictural et dominé entre autres par Pablo Picasso – qui était pour moi le Dieu absolu. Aujourd’hui, vous êtes baignés dans les univers d’un Damien Hirst ou d’un Jeff Koons par exemple. Cela fait partie de votre monde et vous allez faire évoluer votre regard à partir de ces bases. Chaque génération a bien sûr aussi ses visionnaires, qui voient bien avant les autres comment le regard va évoluer. Comme Steichen ou Stiglitz qui ont vu Picasso bien avant les autres.

Pablo Picasso influence-t-il toujours votre oeuvre ?

Que voulez-vous faire ? Bien sûr que c’est toujours le cas. Par exemple, la semaine dernière, j’étais à New York au Metropolitain Museum, où j’ai actuellement fait exposer des photos de Picasso que j’ai prises moi-même. Cela se passe dans le cadre d’une grande exposition sur le cubisme. Mais dans cet exposition, il y a encore une chose extrêmement intéressante – qui m’a même fait repasser au musée juste avant de monter dans l’avion – ce sont les dessins cubistes que Steichen et Stiglitz avaient fait exposer à New York en 1911 – il y a cent ans donc. Et Stiglitz les a même achetés, il a mis l’argent sur la table pour acheter les premiers tableaux de Picasso, sans s’assurer de ce qui adviendra. Et ils sont extraordinaires. Il y a toujours du nouveau avec Picasso. Vous croyez le connaître et en fait, vous ne le connaissez pas du tout.

Quand vous travaillez, est-ce que vous laissez toujours une place au hasard, ou est-ce que vous savez d’avance ce que vous voulez ?

Je vais encore vous resservir du Picasso, qui disait : Si je sais ce que vais faire, pourquoi le faire ? Non, en fait lorsque je demande à une fille de venir poser chez moi, je ne sais pas exactement ce que je vais faire. La fille se déshabille, est nue devant moi et puis tout à coup il y a une lumière, il y a un fond, il y a un immeuble et je me dis que ça va marcher comme ça. Mais je ne suis pas un reporter. Je ne me promène pas dans la rue avec mon appareil en bandoulière, c’est vraiment une chose que je n’ai jamais faite, même s’il m’arrive d’aller par exemple en Camargue et de me dire que je vais faire des photos. Mais ça, c’est autre chose, c’est écrire avec la lumière. Je me balade chaque jour et il arrive que la lumière soit différente et que cela m’attire et je le fais. Mais je n’ai pas d’a priori.

Y a-t-il des parallèles entre écriture et photographie ?

Oui, c’est très proche bien sûr, à la différence qu’il faut remplacer l’encre par la lumière. Il ne faut simplement jamais oublier que la photographie, c’est avant tout le triomphe de l’oeil. C’est-à-dire que parmi les cinq sens, l’oeil prend 85 pourcent de l’attention. Beaucoup plus que l’odorat ou l’ouïe, par exemple. Donc, c’est capital. Bien sûr, il y a l’intellect et une certaine forme de poésie qui resteront à toujours le privilège du littéraire. Mais il y a un privilège capital pour le photographe, c’est de lancer au centième ou au millième de seconde une somme d’informations qu’il a accumulées dans son cerveau au cours de sa vie. C’est un privilège unique, réservé au photographe, alors qu’au peintre, il lui faut du temps pour composer son tableau. Les photographes ont dû accumuler des connaissances qui nous permettent d’analyser et de voir – et qui fait que la photo est bonne ou elle ne l’est pas.

Donc la peur de la pellicule blanche n’existe pas ?

Non, ça c’est vrai. En photographie, cette peur n’existe pas. Pourtant, il faut avoir le désir. Et la chose la plus atroce qui peut arriver c’est de perdre le désir. Je n’ai plus l’instinct de chasseur que j’avais il y a quelques décennies. On a une autre approche à mon âge. Bon, c’est comme ça, on évolue. Quand on est petit, on veut devenir grand et quand on est grand et âgé, on voudrait redevenir petit. C’est une dualité permanente de l’esprit humain.

Vous pratiquez tout de même encore la photographie ?

Oui, je fais encore des photos. Là, j’ai travaillé à New York pendant deux jours avec des modèles, je verrai bien ce que j’en ferai.

Mais elles sont différentes quand même ?

Bien sûr. Vous savez, à chaque qu’on me demande quelle est ma photo préférée, je réponds par  « celle que je ferai demain ».

Les photographies de Lucien Clergue « Nus et autres sujets » sont à la Galerie Clairefontaine jusqu’au 12 juin.

 

Lucien Clergue
Né en 1934 à Arles dans le Sud de la France. D’abord intéressé par la musique – qu’il doit abandonner faute de moyens – il s’éprend de photographie à partir de 1949. En 1953, lors d’une corrida à Arles, il décide de montrer ses photographies à Pablo Picasso. De cette rencontre naît une amitié qui va durer jusqu’à la mort de l’inventeur du cubisme. En 1968, il fonde – en compagnie de son ami écrivain Michel Tournier – les « Rencontres d’Arles », devenues depuis un rendez-vous incontournable du monde de la photographie. Depuis 2006, il est aussi le premier titulaire dans la nouvelle section photographie de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France.


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