TRIENNALE JEUNE CRÉATION: De vrais pros

Après sa première mouture en 2007, la « Triennale Jeune Création Luxembourg et Grande Région » revient et démontre que depuis, peu d’eau a coulé sous les ponts.

Le baroque et le pop : Catherine Lorent en tisse sa propre toile.

Ce qu’étaient les « Refreshing Arts » de 2007, l’exposition consacrée aux jeunes créateurs du Luxembourg et Grande Région, se réincarne en 2010 en « Roundabout II – Moving Worlds ». Alors que la première tentative de donner une plateforme aux jeunes artistes locaux dans la plus vaste acceptation du terme, avait déjà à l’époque donné lieu à des critiques quant à la conception de l’exposition, le nouveau curateur ne semble pas avoir vraiment pris à coeur ces critiques.

Certes, le thème de l’exposition « Moving Worlds » est décomposé en six entités différentes – Transformations, Voyages, Evolutions, Flux, Espace-Temps et Révolution – mais il reste tout de même un de ces thèmes dont les curateurs raffolent pour une simple et bonne raison : c’est un fourre-tout. D’un autre côté, ce geste reste compréhensible dans le sens où rassembler tant d’artistes différents sous un seul toit n’est pas vraiment facile. Toujours est-il que le thème de mouvement est appliquable à presque toute oeuvre d’art, car dans un certain sens, l’art est toujours mouvement.

Parmi les 33 artistes présents dans l’exposition, on trouve 13 Français, 13 Luxembourgeois, quatre Allemands et trois Belges – ce qui, selon les dires du catalogue, réflèterait la différence dans les formations artistiques dans les quatre pays de la Grande Région. Une supposition pour le moins suspecte, car les centres artistiques allemands et belges ne gravitent pas vraiment autour de la Grande Région – tandis que les centres d’art lorrains lorgnent depuis longtemps vers l’Est au lieu de se concentrer sur la capitale. Mais aussi la notion de mouvement même, comme elle est décrite dans le catalogue, laisse pour le moins songeur : il y est question d’une « Europe sans frontières », qui dépasse les nationalismes pour faire place à des espaces communs accessibles à tous. Belle parole de politicien, mais très éloignée de la réalité de l’Europe forteresse qui rafle et expulse à tour de bras et qui connaît un grand regain en nationalisme, il n’y a qu’à voir les Pays-Bas.

Une autre particularité de cette exposition – ou de son catalogue – sont les biographies d’artistes. Elles comportent toutes une catégorie détaillant leur formation en arts qu’ils soient plastiques ou non. Cela soulève la question de savoir si on est réellement artiste en sortant d’une école d’art ? un peu comme pour un ingénieur. Est-ce que l’art s’est vraiment commercialisé à ce point qu’on peut apprendre le métier d’artiste comme un autre ? Ou est-ce toujours une sphère sublime, créée par la force obsessionnelle d’êtres en souffrance ?

Toujours est-il qu’avec une telle approche, une autre barrière devient floue : celle qui oppose la main d’oeuvre artistique et surtout pécuniaire à l’art en soi, qui opère sans compromis ni pour la société environnante, ni pour le le zeitgeist duquel cette dernière se prévaut.

Tous formés – Tous formatés ?

Néanmoins, « Roundabout II – Moving Worlds », comporte des pièces très intéressantes, ainsi que des noms d’artistes que critiques et exploitants de galéries devraient noter dans leurs calepins.

La première oeuvre qui accroche le regard est « Intracreatristic Youtube », de l’artiste allemande Daniela Bershan. Cette installation d’inspiration multiple fascine autant par ses aspects esthétiques que fonctionnels. Il s’agit de cristaux de sel qui envahissent petit à petit des structures de laine colorée en interagissant entre eux. Elle met ainsi en relation la croissance naturelle et les matières plastiques tout en installant – à un niveau métaphorique – une analogie entre son installation et le monde contemporain. Car, tout comme les cristaux qui se font et se défont dans les tuyaux de laine et qui y voyagent, ce sont nos identités qui se font et se défont au cours du temps et de nos mouvements. Le texte de l’exposition a tout à fait raison de mentionner à propos de l’approche artistique de Bershan la théorie du « Rhizome », développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari au premier chapitre de leur oeuvre monumentale « Capitalisme et schizophrénie ». Cette théorie, qui met en doute la hiérarchisation par arbre de la société capitaliste, la remplace par la structure plate et sous-terraine du rhizome – qui n’est autre que le corps des champignons – donnant ainsi au monde une théorie dans laquelle il peut dire sa réalité complexe. Dans ce sens, « Intracreatristic Youtube » se rapproche aussi d’un « Gesamtkunstwerk » dans l’acception la plus romantique du terme. En d’autres mots : si vous n’avez jamais vu une installation wagnérienne – toutefois sans musique – allez-y.

Une autre oeuvre qui attire l’attention pour son contenu est le majestueux dyptique de la Luxembourgeoise Catherine Lorent, intitulé « Schau was du getan hast ». Dans une attitude plutôt sombre et pessimiste, Catherine Lorent mêle des influences gothiques, romantiques et autres styles de peinture du 18e et 19e siècle pour en faire une sorte de pop-art bien personnelle. Ce ne sont pas uniquement les styles qui se juxtaposent ici, mais aussi les signes. Ainsi un puto – petit ange décoratif qui ne doit manquer dans aucune église – y cohabite avec des ailes énormes d’ange – qui à leur tour donnent les contours de la composition. Et le plus sacré – le sacré-coeur en haut au centre – est dévalorisé par la lettre « h » qui est imprimée : elle n’est pas en ce cas le symbole d’une divinité inconnue, mais uniquement le « h » de « hast »? toutes les capitales du titre de l’oeuvre figurant autour du coeur.

Ainsi, elle crée son propre petit monde et son propre langage artistique reconnaissable, une faculté plutôt rare comparée aux autres artistes qui exposent dans « Roundabout II – Moving Worlds ». Comme l’«Igloo de sauvetage » de la Belge Cathy Weyders : certes un igloo composé de vestes de sauvetage est une idée drôle et même esthétique – mais c’est avant tout une oeuvre qui se suffit à elle-même et qui ne brise aucune limite. Tout aussi amusant, la nature morte de Dominique Cunn. Ce jeune artiste français a composé une nature morte quelconque et l’a projetée sur un écran. Le spectateur peut – à l’aide d’un petit joystick – explorer l’oeuvre de tous les côtés et même par en-dessous. Encore une fois, il s’agit d’un joli petit gimmick, qui pourtant ne dégage pas vraiment une signification profonde.

Parmi les oeuvres qu’il faut tout de même voir, citons – presqu’un classique entretemps – Filip Markiewicz. Son installation « MadeInferno » est – on s’y attendait presque – la plus provocatrice. Et de loin, puisqu’elle représente au premier coup d’oeil un camp de concentration miniature, baraques, barbelés et tours de surveillance à l’appui. S’inspirant de l’inferno original de Dante, son oeuvre fait le tour des enfers que l’homme se crée pour s’y enfermer ou y torturer son prochain. C’est aussi une jolie illustration de la thèse du philosophe italien Giorgio Agamben, selon laquelle la vie contemporaine ne se distingue pas tellement de celle des camps. Mais cela n’est qu’une vision partielle qu’on peut avoir en contemplant « MadeInferno », car l’installation explore à tour de bras les bas-fonds de l’humanité tout en dénonçant l’instrumentalisation de ces images par après – tout simplement en les juxtaposant, ce qui fait sauter aux yeux leur cruelle absurdité.

Dans l’impossibilité de décrire toutes les oeuvres de « Roundabout II – Moving Worlds » – et il y en a qui mériteraient sûrement une meilleure description et discussion – on peut conclure que la « profession artiste », si elle existe, ne fonctionne pas pour tout le monde et qu’il restera toujours des gens qui font de la main-d`?uvre pour amuser la galerie et d’autres qui font de l’art pour l’humanité – ou tout simplement pour eux-mêmes.

Aux Carrés Rotondes, jusqu’au 19 sep-tembre.


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