CRISE DU CAPITALISME: Vers la frugalité

Lors d’une conférence, Christian Arnsperger a montré des voies possibles pour sortir du système capitaliste, néfaste aussi bien pour l’environnement naturel que pour le développement humain.

Christian Arnsperger, un homme à convictions, lors de la conférence au Casino syndical lundi dernier.

Dans la grande salle du 2e étage du Casino syndical, dont les murs blafards ont réfléchi tant de déclarations syndicales insignifiantes et de discours de conférenciers illustres, Christian Arnsperger fustige les conséquences de deux siècles de capitalisme et prédit à l’humanité un avenir de frugalité. Dehors, les toits de Bonnevoie, même sous un soleil couchant, offrent un spectacle terne. Mais aucun-e des 50 spectateur-trice-s ne regarde par la fenêtre, concentré-e-s qu’ils et elles sont sur les idées iconoclastes de ce professeur d’économie politiquement inclassable, pas vraiment rose, ni tout à fait vert, ni entièrement rouge non plus.

Lundi dernier, sous le titre « Organiser la transition vers une économie de frugalité : Quels scénarios possibles ? Quels principes régulateurs ? », Arnsperger, qui enseigne à l’université de Louvain, a présenté sa vision de la crise actuelle. Que le système capitaliste soit profondément ébranlé par la multiple crise écologique et économique, voilà un constat largement partagé. Les conséquences qu’en tire Arnsperger sont bien plus originales : modifier radicalement les modes de vie établis en Occident et tourner le dos au système capitaliste. Renvoyant à Karl Marx et Max Weber, il a estimé que ce dernier était intrinsèquement insoutenable tant écologiquement qu’humainement. « La transition écologique ne pourra se faire réellement que s`il y a, en parallèle (…), une transition économique vers le post-capitalisme. », explique-t-il sur son blog Transitions (http://transitioneconomique.blogspot.com).

Transition anticapitaliste

Transition vers quoi ? Le bio-anthropo-régionalisme, l’utopie que brosse Arnsperger lors de sa conférence, est assez particulier : une fédération de structures locales autogérées permettrait de remettre en phase l’existence matérielle avec les ressources naturelles disponibles localement, et de centrer l’existence politique sur les décisions d’un intérêt concret. En tant que Belge, il est pourtant conscient des risques de dérive : en plus de structures démocratiques plus globales, « il faudra un changement de mentalité, sinon le régionalisme dégénère en repli féroce sur soi ». Les ressources pour une telle « révolution culturelle », Arnsperger les cherche du côté de l’éducation et de l’économie sociale. Et, indéniablement, cette utopie se fonde aussi sur un certain optimisme relatif aux potentialités de la nature humaine, éloigné de la vision négative de l’homo oeconomicus sur laquelle se fonde le système capitaliste.

Le terme de transition sous-entend une transformation progressive. Pourtant, Arnsperger rejette la tradition social-démocrate. Dans un texte intitulé « Être vraiment de gauche, c’est être anticapitaliste », il reproche à cette « gauche pro-capitaliste » de considérer le capitalisme « comme un mauvais système qui lui a échappé et qu’elle ne se sent plus la force de contester en profondeur ».

Son discours ne passe pas forcément mieux chez les mouvements qui se déclarent anticapitalistes. Les revendications de justice sociale de ceux-ci se réfèrent en général à une situation d’abondance qu’il suffirait de redistribuer, et non à la gestion créative des pénuries prédites par Arnsperger. Enfin, les partis écologistes, attachés à leur influence politique dans le cadre de participations au pouvoir, songent plutôt à infléchir le capitalisme qu’à l’abolir. Le capitalisme vert comme sortie de crise ne convainc guère Ansperger, qui estime que le bio-régionalisme est incompatible avec le maintien de marchés globaux. Le professeur d’économie met en garde contre l’idée que les énergies renouvelables seraient véritablement disponibles en abondance. « Le modèle techno-vert doit se combiner avec une réduction massive de la consommation par tête, sinon il ne s’agira que d’un tour manège de plus d’un système insoutenable. »

Clairement, le « décroissantisme » pragmatique de Christian Arnsperger est difficile à intégrer dans les stratégies des familles de la gauche. Cela explique peut-être pourquoi, parmi le public de la conférence, les militant-e-s du LSAP, des Verts et des Lénk se faisaient rares. On y trouvait plutôt l’assistance habituelle des événements organisés par l’Institut d`Etudes Européennes et Internationales (IEEI) : des intellectuel-le-s, y compris libéraux-ales ou conservateur-trice-s.

Communautés et consciences

Si l’orientation générale du discours de Christian Arnsperger est non-conformiste, ses propositions pour réussir la transition vers le post-capitalisme ne manquent pas non plus d’originalité. Il appelle à la création de communautés économiques déconnectées des mécanismes capitalistes, et cite dans ce contexte le nom de … Beckerich, la commune modèle luxembourgeoise. Sans doute idéalise-t-il quelque peu cet exemple, car ce qu’il a vraiment en vue est plus radical : « des groupes de citoyens prêts à voir la vie non comme une routine, mais comme une expérimentation existentielle (…), des contestataires du système pratiquant une critique en actes ».

Arnsperger mobilise également l’un des instruments les plus controversés à gauche, le revenu universel ou l’impôt négatif. Pour lui, la société permettrait ainsi « à ceux qui ont le goût de la frugalité de se mettre en communauté sans perdre leurs droits sociaux de base ». Mais alors que les adeptes du revenu universel en font en général une véritable religion, Arnsperger n’hésite pas à évoquer les problèmes que pose cet instrument, et fait part de ses doutes. Cette honnêteté intellectuelle, rare chez les théoriciens de la gauche, se retrouve aussi bien dans ses conférences que sur son blog ou dans ses livres.

Relevons également l’attachement du professeur belge aux principes démocratiques – pour lui, pas question de décider du sauvetage du monde par le haut. « Si on est démocrate, le changement personnel et institutionnel doivent aller de pair », insiste-t-il. Changer la « nature humaine », serait moins ardu qu’on ne le pense : d’une part notre imprégnation du capitalisme ferait apparaître pour naturels des comportements liés à ce système, d’autre part, « comme aux débuts de la démocratie, la prise de conscience individuelle et la transformation institutionnelle s’autorenforceront ».

Cette transition ne sera pas portée par un nouveau « prolétariat » car, estime Arnsperger, « les pauvres ont surtout envie de participer au système actuel ». Il compte sur les « bobos » – « nous en sommes tous plus ou moins » – les citoyen-ne-s lucides de la classe moyenne supérieure. En tentant de se libérer des contraintes du système capitaliste, ils deviendraient des « bo-no-bos, bohême non bourgeois ». Rires du public.

Pas de doute, Christian Arnsperger parvient à incarner une approche globale. Les propositions qu’il avance ne sont d’ailleurs pas un simple bricolage, sorte de « Best of Utopia ». Lors de la conférence au Casino, il n’a pas insisté sur le fondement philosophique de sa démarche, qu’on trouve expliqué dans son récent livre « Ethique de l’existence post-capitaliste ». Et si le conférencier Arnsperger convainc surtout par la qualité et la sincérité des propos, l’auteur excelle à rendre attrayante l’étude d’une matière théorique difficile d’accès.

Bien entendu, « renouveler le progressisme grâce à l’analyse existentielle » n’est pas le pain quotidien des militant-e-s de gauche, et on a parfois l’impression que les théoricien-ne-s insistant sur l’aspect aliénant du capitalisme, comme Miguel Benasayag, Mona Chollet ou Isabelle Stengers, prêchent dans un désert intellectuel post-moderne. Le choix de Christian Arnsperger de s’impliquer – à travers son blog – dans les débats « politiciens », par exemple du côté d’Ecolo en Belgique, n’en est que plus intéressant. Et l’absence d’intérêt pour ce type de conférence de la part de la « gauche de parti » luxembourgeoise n’en est que plus regrettable.


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