JOURNALISME EN LIGNE: Brèves de comptoir

Habitués aux « lettres à la rédaction » ou aux coups de téléphone allant de l’éloge à l’injure, les journalistes du 21e siècle sont confrontés à un nouveau défi : les commentaires en ligne de leurs articles.

Et vous avez gagné… un point Godwin ! Ce graphique est parfois utilisé dans la communauté des discuteurs en ligne, et fréquemment accompagné de l’invitation d’« aller le découper au burin sur votre écran »

« Géint d’Zensur op Wort.lu ». C’est ce que l’on peut lire dans l’intitulé du blog d’un certain Benny Boudia. Vous ne connaissez pas Benny Boudia ? D’ailleurs, qui est Benny Boudia ? Qui se cache derrière ce pseudonyme, s’il en est un ? Quelle est sa profession ? En tout cas, une chose est sûre : il dispose d’assez de temps pour ne rater aucune occasion de commenter l’actualité sur des sites d’information en ligne. En fait, à défaut de connaître sa véritable profession, l’on peut tout de même l’affubler d’un qualificatif en vogue dans la communauté du web 2.0 : Benny Boudia est un « troll ». Non pas le genre de troll gardien d’un pont ou le genre de personnage mythique issu d’une saga islandaise. Non, les « trolls » sont des personnages qui existent bel et bien et ils ont choisi non pas de sévir dans les forêts nordiques mais sur la toile virtuelle.

Les « trolls » sont en fait la hantise de tout gestionnaire de commentaires en ligne. Leur objectif : provoquer des discussions violentes à l’aide de provocations incendiaires, pratiquer la critique destructive et si possible « ad hominem » et interdire tout débats rationnels en usant de toutes les ficelles sophistes. Le tout si possible au mépris des règles élémentaires de l’orthographe, de la ponctuation et de la grammaire. Benny Boudia excelle dans ce domaine. Son avis à propos de l’accroissement de la population luxembourgeoise ? « endlech positiv news, ganz gutt dat doten, ech sinn och dofir, datt et hei zu Lëtzebuerg keng Gummien an och keng Anti-Baby-Pëlle méi ze kafe gëtt, mol nickt aus reliéise Grënn, mä einfach fir d’Zukunft vun is Lëtzebuerger ze sécheren. » Oui, nous avions presque oublié : le troll est très souvent réactionnaire. Mais qui sait, peut-être ce Boudia n’est-il rien d’autre qu’un provocateur dadaïsant, désirant tourner en ridicule d’autres commentateurs professionnels.

« Keng Gummien an keng Anti-Baby-Pëll méi verkafen »

Depuis déjà quelques décennies, le mécanisme des pires comportements a été décrit par la « loi Godwin » à savoir « Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1 ». Cette loi fut énoncée en 1990 par Mike Godwin, avocat américain et actuellement directeur juridique de la Wikimedia Foundation, à une époque où Internet était encore loin de sa démocratisation. Mais les débats sur les réseaux en ligne de ce qui figure comme un des ancêtres de la toile, Usenet, montraient déjà les difficultés d’une discussion civilisée par écrans interposés. Face à ce que certains dénomment ironiquement le « reductio ad hitlerum », la communauté des débateurs en ligne ont commencé à avoir pour habitude de décerner un « point Godwin » à tout-e participan-t-e ayant employé une argumentation si grossière qu’elle interdit toute poursuite d’une discussion sereine.

Mais la question se pose de manière générale : jusqu’où est-il possible de mener un débat contradictoire serein, sans que les contradicteurs, protégés la plupart du temps par un pseudonyme assurant l’anonymat se livrent à des commentaires douteux, voire des injures ? Serge Kollwelter, l’ancien président de l’Asti, avait pointé du doigt cette problématique dans une carte blanche sur RTL intitulée « Keng Burqua’en op Internetforen ». Incarnant aux yeux de certaines personnes peu xénophiles le défenseur par excellence des droits des immigrés, ses prises de position suscitaient – et suscitent toujours d’ailleurs – des réactions aux relents très droitiers. Kollwelter exhorte donc ses contradicteurs à plus de courage en signant leurs commentaires de leur vrai nom, sous peine « de jouer dans la ligue des lâches ». Mais il ne s’en est pas tenu à critiquer le manque de courage civique de certains internautes. Il interpelle également RTL, qui publie ses cartes blanches, en proposant de changer les règles des commentaires en ligne dans un sens rendant obligatoire l’identification du commentateur. « Un match de football fair-play ne se joue pas dans la pénombre mais au grand jour. La liberté d’expression est trop précieuse pour la laisser se dissoudre dans la sauce brune ! »

Luc Marteling, rédacteur en chef de RTL.lu, dit comprendre le souci de Kollwelter, mais fait valoir qu’il est « difficile de tout contrôler ». Et d’énumérer les diverses possibilités de surveiller le système de commentaires en ligne, notamment en demandant aux internautes d’effectuer un pré-enregistrement accompagné d’un mail de validation. Actuellement, RTL.lu se contente de demander aux commentateurs leur adresse courriel. « Pour l’instant, nous voulons encore gagner plus d’expérience dans ce genre de nouvelle forme de communication et ne désirons pas avorter prématurément l’expérience », ajoute-t-il. Par ailleurs, Marteling tient à relativiser l’idée que ces pré-enregistrements puissent augmenter la qualité des commentaires en prenant pour exemple certains débats sur facebook, une plateforme où l’identité des individus est généralement publique.

Le courage de ses opinions

La politique d’identification des commentateurs varie pourtant de site en site. En comparant les trois sites d’information luxembourgeois les plus visités (RTL.lu, Wort.lu et lessentiel.lu), RTL.lu se trouve dans la voie médiane. Le site du journal gratuit se montre le plus permissif car les commentaires ne sont soumis à aucune forme d’identification obligatoire, tandis que Wort.lu exige des participants un pré-enregistrement.

Au final, ils sont néanmoins tous confrontés à la même tension entre liberté d’expression et censure. Les commentaires, qui sont tous lus avant leur mise en ligne, ne doivent ainsi comporter aucune injure ni propos racistes. Pour Jean-Michel Hennebert, de la rédaction online de lessentiel.lu, le langage « SMS » est également tabou, tandis que Fern Mornbach, rédacteur en chef de Wort.lu, insiste sur le lien entre le commentaire et le sujet traité par l’article commenté. « Le problème », explique Luc Marteling, « c’est que nous sommes entre le marteau et l’enclume. Si nous refusons de publier des commentaires à tendance xénophobe, on nous traitera de censeurs. Si nous laissons faire, on nous accusera d’attiser le racisme. »

Pourtant, la proportion de commentaires supprimés ou refusés n’est pas si énorme. RTL.lu a fait le compte : depuis le premier janvier de cette année, 46.745 commentaires ont été acceptés contre 4.800 qui ont été refusés. Une proportion similaire à l’essentiel.lu, qui évalue les suppression à environ dix pour cent, tout en soulignant que cela dépend fortement des sujets commentés. Quant à Fern Mornbach, il affirme que la proportion de commentaires refusés se situe en dessous des cinq pour cent.

Mais le problème pour toutes les rédactions en ligne, c’est justement la gestion des commentaires. Certains grands journaux français comme le Nouvel Observateur ou Libération ont sous-traité la modération des commentaires à une agence spécialisée dénommée Conciléo. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes d’ordre déontologique, étant donné que les agences en question valident ou non selon des critères qui ne sont pas forcément ceux des rédactions. Les trois rédactions luxembourgeois sus-mentionnées tiennent à garder la prérogative de trier les commentaires. Mais à quel coût ? Les sept à huit journalistes de Wort.lu se répartissent cette tâche. Toutefois, la fonction des commentaires est mise hors service durant le week-end à cause des effectifs réduits.

Afin de minimiser le nombre de commentaires douteux à traiter, les rédactions procèdent aussi par élimination en amont. Ainsi, certaines rubriques n’offrent tout simplement pas la possibilité de commenter les articles. Dans cette logique, aussi bien RTL.lu que lessentiel.lu bannissent d’office la possibilité de commenter les « faits divers », car, selon Jean-Michel Hennebert, « ils peuvent très vite toucher à la dignité humaine et n’apportent de toute façon aucune plus-value informative ». Mais parfois, les sujets sont encore plus sensibles. Le conflit israélo-palestinien par exemple, confie Luc Marteling, qui se voit le cas échéant obligé de fermer la fonction des commentaires. Même son de cloche chez Fern Mornbach : « Si par exemple nous publions un article concernant la revendication de l’Asti d’octroyer le droit de vote à tous les étrangers, alors nous savons que l’alarme va sonner. Et si nous constatons que le fil conducteur de la majorité des commentaires est de nature xénophobe, nous fermons la fonction. »

Il semble en tout cas que la fonction des commentaires en ligne soit loin d’enthousiasmer les rédactions. Fern Mornbach est d’ailleurs très peu emballé par le principe, nous confiant que sa rédaction a ouvert cette possibilité lors du « relaunch » en octobre 2008 « parce que tout le monde le fait ». A son avis cela ne mènera jamais au « journalisme citoyen », mais exporte la plupart du temps sur la toile les « discussions de comptoir ». Avant de conclure : « Et si en plus vous devez vous farcir les conneries de Benny Boubia quand vous êtes fatigué en fin de journée… » Et oui, les trolls, contrairement aux journalistes, ne connaissent pas de répit.


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