FORMATION PROFESSIONNELLE: Mise à mort programmée du technicien ?

Dans cette tribune libre, l’auteur dénonce l’absurdité du projet de loi réformant la formation professionnelle : en plus d’un nivellement vers le bas de la formation, l’élève sera à la merci des employeurs.

Rares sont les projets de loi aussi fortement contestés que celui portant sur la réforme de la formation professionnelle : avis négatifs des chambres professionnelles tant salariales que patronales, avis négatif du collège des directeurs des lycées techniques, avis négatif du Conseil d’Etat, demande de retrait de la part du SEW/OGB-L et de l’UNEL (Union nationale des étudiant-e-s du Luxembourg). N’empêche que le Ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) ne désarme pas et que le directeur du service de la formation professionnelle continue de faire marcher le rouleau compresseur sur la voie tracée, que les amendements présentés en octobre 2007 n’ont guère modifiée. En tant qu’enseignant fortement engagé depuis le début des années 1990 dans les diverses réformes de la formation professionnelle, je me dois de prendre position. Sans entrer dans la problématique de l’organisation modulaire tous azimuts prévue dans le projet – et qui risque de conduire l’organisation des formations dans l’impasse – je me contenterai de réagir à quatre arguments avancés de différents bords à l’encontre de l’orientation actuelle de la formation du technicien. Dans le cadre du projet de loi, ces arguments servent de munition pour ruiner cette formation et revigorer la formation du CATP – nouvellement appelée DAP (quel acronyme ridicule !), qui se situe à un niveau sensiblement inférieur. Pour étoffer mon raisonnement, j’invoquerai des exemples tirés de la formation du technicien administratif et commercial, que je connais particulièrement bien.

Le premier argument évoqué est celui de l’extension du système dual et de l’accentuation de la spécialisation. L’accentuation du système dual – que ce soit par des stages plus longs ou par une alternance de un à deux jours à l’école et de trois à quatre jours dans l’entreprise – ne constitue pas un cadre approprié pour la formation du technicien. En effet, il ne sera plus possible, sous ces conditions, ni de garantir une formation de base suffisamment polyvalente compte tenu de la diversité des possibilités d’emploi, ni de transmettre aux élèves les bases théoriques suffisantes leur permettant de poursuivre des études dans la spécialité.

Loin de vouloir privilégier une formation théorique, il s’agit de disposer de suffisamment de temps à l’école pour développer les compétences générales de base habilitant les élèves à prendre pied plus tard dans l’un ou l’autre des différents domaines de leur futur métier et de leur ouvrir des portes vers une éventuelle formation supérieure.

« Les techniciens actuels décident eux du choix de leur vie professionnelle ; les « réformés » seront à la merci des employeurs. »

La spécialisation à outrance que le MENFP a en vue – on y envisage au niveau du technicien administratif et commercial les options « technicien-assistant juridique », « technicien-assistant médical hospitalier », « technicien-assistant comptable », « technicien-bureautique », « technicien-call center », « technicien-vendeur marketing » – est tout à fait contraire aux recommandations qui ont été formulées par le monde professionnel en 2001 lors de la dernière révision du profil professionnel (voir plus loin dans cet article). Elle contredit aussi les affirmations du ministre du travail qui ne cesse de réclamer des compétences transversales et des formations « bac+ ». Alors que tout plaide en direction d’une flexibilité accrue et partant d’une formation élargie, les responsables du MENFP voudraient, semble-t-il, mettre des ?illères à nos élèves et limiter leurs chances à trouver un emploi ! Les techniciens actuels décident eux du choix de leur vie professionnelle ; les « réformés » seront à la merci des employeurs. On reste bouche bée devant autant d’incompétence !

Tournons-nous ensuite du côté des entreprises : s’investiront-elles davantage dans la formation ? Je constate d’abord qu’au cours des 25 dernières années, les entreprises industrielles installées au Luxembourg se sont progressivement retirées de la formation professionnelle initiale. Quant à mon expérience personnelle, j’ai longuement coopéré dans l’office des stages de mon lycée technique, et j’ai eu l’occasion d’organiser pour les techniciens administratifs et commerciaux plusieurs centaines de stages de formation en entreprise d’une durée de quatre semaines. Je peux donc porter un jugement circonstancié sur la question. Je suis d’abord convaincu que ces stages sont une aubaine pour nos élèves, à condition bien entendu qu’ils soient consistants et bien organisés. Je sais très bien ce qu’il en coûte à l’entreprise et à l’enseignant de mettre sur pied un stage qui apporte une réelle plus-value au stagiaire.

Riche de cette expérience (il faut bien s’enrichir quelque part), je pense que dans la plupart des cas, les entreprises ne sont pas prêtes à décharger du personnel spécial pour former nos stagiaires. Encore faudrait-t-il que ces formateurs soient aptes à transmettre à un niveau adapté les notions théoriques nécessaires, ce qui est illusoire. La formation a un coût élevé et la très grande majorité des entreprises – à part celles de l’artisanat peut-être – ne s’y investissent pas au niveau de la formation initiale et préfèrent laisser ce coût à charge de l’Etat. La plupart de nos entreprises n’ont pas de culture dans ce domaine et la présence du marché frontalier, où elles peuvent se servir allègrement en main-d‘?uvre (formée gratuitement !), n’arrange pas les choses. D’autant plus que le projet de loi ne prévoit ni stimulant valable pour les entreprises engagées dans la formation ni taxe professionnelle à payer par celles qui préfèrent se tenir à l’écart.

Compte tenu du fait qu’il est déjà très difficile à l’heure actuelle de trouver suffisamment d’entreprises disponibles à coopérer dans l’organisation de stages valables, l’allongement prévu du temps passé en entreprise – notamment à travers des stages plus fréquents et plus longs – risque de conduire pour la plupart des formations à un fiasco. Les chambres patronales n’ont par ailleurs pris aucun engagement pour leurs membres !

Vient ensuite le deuxième argument, selon lequel les élèves auraient plus de chances d’êtres engagés si leur formation a lieu dans l’entreprise. Autrement formulé : en établissant un lien personnel entre le patron et l’élève par l’intermédiaire d’un apprentissage ou de stages plus longs, on réussirait à faire engager des résidents plutôt que des frontaliers. Il s’agit là d’un argument qui tendrait à sacrifier la formation scolaire pour avoir un meilleur accès au marché du travail.

Il faut remarquer d’abord qu’une telle affirmation reste à prouver, chiffres à l’appui. Est-ce que de telles statistiques existent, comparant l’évolution sur le marché du travail des détenteurs de CATP à celle des détenteurs de diplômes de technicien ? Si oui, il faut les publier ! Si par contre elles n’existent pas, il ne peut s’agir que d’une déclaration gratuite sur laquelle on doit bien se garder de fonder une réforme de la formation professionnelle !

Il faut noter ensuite que ce n’est plus la qualité de la formation professionnelle, mais l’opportunité de la formation scolaire tout court qu’un tel argument met en jeu et qu’il s’agit donc là d’un débat politique. Est-ce que cela explique qu’on ne joue pas cartes sur table ?

Troisième argument avancé : un certain nombre de techniciens ? dont les techniciens administratifs et commerciaux ? rencontrerait des problèmes à trouver un emploi. Par conséquent, une réforme de la formation du technicien s’imposerait.

Les données du marché de l’emploi à la fin du mois de janvier 2008, publiées par l’ADEM, décrivent un chômage supérieur à 1.500 personnes pour trois catégories de professions : les employés de bureau en général (1.504 demandeurs d’emploi), les artisans et ouvriers de précision, d’horlogerie, de mécanique, d’électricité, du bois et du bâtiment (1.582 demandeurs d’emploi) et les artisans et ouvriers de l’alimentaire, de chimie, de production et de machines (1.548 demandeurs d’emploi).

Ces chiffres montrent en premier lieu que les employés de bureau ne sont pas les seuls à rencontrer d’importants problèmes à trouver un emploi. Il faut voir ensuite que parmi les 1.504 employés de bureau à la recherche d’un emploi, « seulement » 363, donc 24 pour cent, sont des jeunes de moins de 25 ans, qui se présentent avec un diplôme récent qui n’est pas forcément celui de technicien.

En l’absence de chiffres plus détaillés (l’ADEM n’en publie pas), il est inacceptable de conclure que le diplôme du technicien administratif et commercial serait responsable du chômage au niveau des employés de bureau et à fortiori qu’une réforme fondamentale pour toutes les formations de technicien s’imposerait.

Cela d’autant plus que dans notre pays, environ 80 pour cent des emplois se situent dans le secteur ter-
tiaire. Il est donc logique qu’une grande partie des chômeurs proviennent de ce secteur, surtout si on tient compte du nombre élevé de faillites. De plus, dans le domaine des emplois de bureau en particulier, il existe une très forte concurrence frontalière ; les élèves techniciens sont directement mis en concurrence avec une multitude de personnes ayant des diplômes plus élevés qu’eux.

Si on tient compte de ce dernier phénomène, il est tout à fait incompréhensible que le projet de loi sous revue veuille spécialiser davantage les futurs techniciens, réduire le niveau de leur formation générale et les priver de l’accès à une formation supérieure, sauf s’ils accomplissent des modules supplémentaires. A entendre notre ministre du travail et de l’emploi constater que 54 pour cent des emplois créés au Luxembourg sont des emplois « bac+ », on dirait qu’il voudrait coopérer avec la ministre de l’éducation nationale au sabotage du marché de l’emploi intérieur !

Enfin, sur l’initiative du MENFP, la formation du technicien administratif et commercial vient seulement d’être réformée. Rappelons les éléments-clés de cette réforme : en 2000, des interviews furent menées avec des chefs de personnel de 18 entreprises occupant des techniciens administratifs et commerciaux et avec des diplômés de l’année 1997, pour savoir si l’ancien profil professionnel datant de 1993 et les qualifications reçues correspondaient encore aux besoins. La même année, plusieurs auditions avec des chefs d’entreprise des branches représentatives, et des représentants de la Chambre de Commerce et de la Chambre des Employés privés eurent lieu et l’ancien profil professionnel datant de 1993 fut adapté en fonction de toutes les informations obtenues. Ce nouveau profil fut par la suite adressé à 300 entreprises et validé par elles. Sur base de ce profil validé en 2001, un nouveau référentiel et de nouveaux programmes (dont les objectifs opérationnels procèdent de mises en situation concrètes et d’une logique de compétences !) ont été élaborés et progressivement mis en route à partir de la classe de 10e dès l’année scolaire 2004-2005. Parmi les nombreuses innovations en direction d’une plus grande orientation pratique, relevons un entraînement renforcé au niveau des logiciels bureautiques, l’introduction d’un cours de comptabilité informatisée, la création d’une entreprise d’entraînement dans chaque classe de 12e et la gestion de projets suivant une méthode professionnelle.

« Sur quelles magouilles, quelles opinions subjectives, se base la nouvelle orientation prévue ? »

En relation avec cette réforme du technicien administratif et commercial, il faut mettre en évidence deux faits importants et dénoncer en même temps la façon de procéder inqualifiable du MENFP ! Primo, le nouveau profil de 2001 et le nouveau référentiel de 2003 sont issus du consensus, qu’il faille maintenir une formation de base polyvalente et ne pas compromettre l’accès à une panoplie d’activités professionnelles. Ce consensus, acté officiellement, est issu d’une analyse ouverte et vérifiable de la situation sur le marché du travail. Quelle recherche, quelle concertation ont été menées depuis pour parvenir cinq années plus tard à un résultat diamétralement opposé ? Sur quelles magouilles, quelles opinions subjectives, se base la nouvelle orientation prévue ? Secondo, les premiers diplômés de la formation rénovée du technicien administratif et commercial ne sortiront des écoles qu’à la fin de cette année scolaire.

Par conséquent, ils ne sont même pas encore arrivés sur le marché du travail. Mais cela ne semble pas perturber le MENFP : il ignore purement et simplement toute sa démarche analytique précédente, les interviews, les auditions, la validation par 300 entreprises du profil rénové, le fait d’avoir fait plancher une équipe d’enseignants pendant des centaines d’heures sur l’établissement d’un nouveau référentiel et de nouveaux programmes, le fait d’avoir saisi pour avis la commission nationale de programmes de l’EST, ainsi que l’élaboration et l’impression de nouveaux cours. A présent, le MENFP n’est même pas intéressé à considérer et à évaluer les résultats obtenus ! Le MENFP persiste et signe que la formation du technicien doit à nouveau être réformée. Et avant même un vote du projet de loi, il en appelle déjà à composer de nouveaux groupes curriculaires ! Tout cela est scandaleux et porte à croire qu’il s’agit d’un coup monté pour la mise à mort d’une formation. D’ailleurs, l’afflux des volontaires pour les nouveaux groupes curriculaires du MENFP serait minime ! Faut-il s’en étonner, vu le mépris manifeste du travail accompli ?

Finalement, le quatrième argument se base sur la difficulté trop élevée et les échecs trop importants : pendant des années, de nombreux jeunes s’engageraient dans des voies de formation qui dépasseraient leurs capacités avant d’échouer. Conclusion : comme nous sommes dans une logique d’apprentissage tout au long de la vie, ce que l’élève n’apprend pas aujourd’hui, il l’apprendrait demain !

Cette dernière phrase appelle une objection à mon sens évidente : l’obtention d’une bonne formation de base augmente les chances du « lifelong learning » tandis que l’absence d’une telle formation réduit fortement ces chances tout au long de la vie. Il me paraît donc effarant de voir un responsable (?) politique se servir de la logique du « lifelong learning » pour plaider contre le maintien d’un diplôme valable !

Quant à la première partie de cet argument, j’admets que la formation du technicien administratif et commercial dans sa forme actuelle, tout comme celles des autres spécialités de techniciens ne fait pas cadeau d’un diplôme. Bien qu’elle soit résolument orientée vers la pratique, elle comporte une série d’éléments théoriques qu’il faut apprendre à maîtriser et cela ne va sans doute pas sans effort.

C’est malheureusement un fait que nombre d’élèves, après leur expérience néfaste au cycle inférieur de l’Enseignement secondaire technique avec les moyens de compensation à outrance prônés par le MENFP – contre l’avis de tous les syndicats d’enseignants – ne sont plus habitués à travailler et ont accumulé des retards quasiment irrécupérables. Par ailleurs, beaucoup d’entre eux, suite à une orientation incohérente, ne sont pas vraiment motivés parce qu’ils ont choisi leur formation « par défaut ».

Il est vrai que 50 % des élèves qui commencent la classe de 10e ne parviennent pas jusqu’en 13e. Mais faut-il pour cela réduire le niveau de la formation et priver l’autre moitié d’un diplôme performant ? Je ne le pense pas ! Ceux qui ne voudraient pas prolonger leur scolarité ont toujours la possibilité de s’orienter vers un CATP, conduisant directement à l’exercice d’une profession spécialisée.

Pendant les 15 dernières années, où j’ai enseigné dans des classes de technicien administratif et commercial, j’ai rencontré beaucoup d’élèves provenant d’une 9e polyvalente, qui ont connu en 10e d’énormes problèmes linguistiques (langue française pour les élèves luxembourgeois ; langue allemande pour les élèves portugais). Or, je fus étonné à maintes reprises de leur potentiel de développement au cours des quatre années de formation : c’est pour l’enseignant un plaisir de voir les efforts de ses élèves – et ses propres efforts – aboutir ! D’autre part, ces derniers temps, la tendance vers une poursuite des études après la classe de 13e s’accentue.

Tout cela pour dire que c’est bien une fonction essentielle de l’école de niveler au plus haut les différences sociales et qu’il serait injuste de dévaloriser une formation existante valable : cela gâcherait l’avenir de nombre d’élèves provenant de familles socialement et économiquement faibles.

Cela me révolte d’autant plus que c’est une ministre socialiste qui prête main forte à une telle dérive !

L’auteur est professeur de sciences économiques et sociales au Lycée technique Nic Biever et vice-président du Syndikat Erzéiung a Wëssenschaft (SEW/OGBL).


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