SOUDAN: Ecartelé entre Nord et Sud

Alors que le Sud-Soudan doit proclamer son indépendance dans cinq semaines, la région d’Abyei cristallise toutes les tensions entre les deux futurs Etats : Pétrole, ethnies, religion, relents de la guerre civile passée.

Pillages, maisons brûlées, échoppes détruites : Abyei, à la frontière entre le Soudan et la région du Sud-Soudan, qui va proclamer son indépendance en juillet, s’est transformée au courant du mois de mai 2011 en ville fantôme.

Ce n`est qu`une petite ville de 20.000 habitants. Pourtant elle illustre, à elle seule, tous les problèmes irrésolus du Soudan. Abyei, située à la frontière entre le Nord et le Sud – qui verra son indépendance proclamée le 9 juillet – a été, mi-mai, le témoin de scènes d’une rare violence. Pillages, maisons brûlées, destructions, population en fuite, Abyei s’est transformée en « ville fantôme » selon les propres termes de Kouider Zerrouk, porte-parole de la mission de l’Onu au Soudan (UNMIS). La région du même nom a cru revivre en quelques jours toutes les vicissitudes de la guerre civile qui a ravagé le pays de 1983 à 2005. La population du nord, musulmane et arabe, s’opposant à ses frères ennemis du sud, majoritairement chrétiens et animistes.

Le 19 mai dernier, l’Armée de libération du peuple soudanais (les forces militaires du Sud-Soudan) a assailli un convoi de l’ONU qui escortait des troupes nordistes appartenant aux Unités intégrées conjointes des Forces armées soudanaises. Vingt-deux soldats du Nord auraient été tués et beaucoup seraient encore portés disparus suite à cette attaque démentie par le Sud.

Après 48 heures de violents combats, quinze tanks de l’armée nord-soudanaise ont pris possession de la ville d’Abyei dans la nuit du 21 au 22 mai. La télévision d’Etat annonçait alors fièrement que les « forces ennemies » avaient été repoussées vers le sud. S’ensuivirent la dissolution de l’administration d’Abyei par le président soudanais Omar el-Béchir, des scènes de pillages dénoncées par l’ONU et la fuite de près de 40.000 habitants, le sud avançant le chiffre de 150.0000.

Des tanks et une délégation

Des images satellites, publiées le 25 mai, montrent que des « crimes de guerre », avec notamment des « destructions de villages », ont été commis, selon l’ONG Satellite Sentinel Project. Cette organisation est soutenue par l’acteur américain George Clooney, son objectif étant de surveiller, par satellite, l’émergence de violences dans cette région. « Il y a une accumulation de chars, d’hélicoptères » et « un déploiement de forces le long des principales rues d’Abyei, indiquant que l’invasion d’Abyei était préméditée et bien planifiée », a ajouté l’ONG.

Après cette escalade militaire, c’est sur le plan politique que l’affrontement Nord-Sud s’est fait particulièrement ressentir. Le Nord, visé par l’attaque du 19 mai, a décrété, par la voix de Sawarmi Khalid Saad, porte-parole des Forces armées soudanaises, la région d’Abyei « zone de guerre ». Son homologue du Sud a, quant à lui, condamné « une invasion illégale », « un bombardement aveugle » et « un acte de guerre ». Ironie du sort, une délégation du Conseil de sécurité de l’ONU était justement en visite au Soudan et devait visiter Abyei le 23 mai. Ce déplacement a dû être annulé en raison des événements. C’est donc d’un hôtel huppé de Khartoum que la délégation a lancé un appel au calme et au « retrait immédiat de tous les éléments militaires », condamnant l’escalade.

Une prise de position qui n’a, semble-t-il, pas fait tressaillir Khartoum. Le gouvernement nord-soudanais s’est d’ailleurs permis de snober la délégation du Conseil de sécurité. Le ministre des Affaires étrangères, Ali Karti, s’est excusé pour raisons de santé. Le vice-président, Ali Osman Taha a, lui aussi, annulé au dernier moment la rencontre prévue de longue date, déclarant avoir d’autres engagements. Susan Rice, représentante permanente des Etats-Unis auprès des Nations Unies, n’a pas omis de montrer du doigt ce rendez-vous raté avec les autorités de Khartoum : « C`est une malheureuse et regrettable opportunité manquée pour le gouvernement soudanais de partager avec le Conseil de sécurité ses perspectives sur ce qui est clairement une crise très inquiétante. »

Inquiétante? mais bien plus encore. Le défilé des chars soudanais dans les rues marque la rupture du Protocole d’Abyei signé en décembre 2004. Le texte prévoyait que la région serait placée sous la protection des Unités intégrées conjointes (comprenant à la fois des soldats du Sud et du Nord) avec une administration mixte. Il avait alors été décidé que la région serait un espace autonome jusqu’à l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Celui-ci devant permettre aux habitants de choisir un rattachement à Khartoum ou à Juba, la capitale du Sud-Soudan. Le scrutin était initialement prévu en janvier, c’est-à-dire en même temps que le référendum d’autodétermination de la région du sud qui a voté à 98% l’indépendance. Il a finalement été annulé en raison d’un profond désaccord entre le Nord et le Sud sur qui pouvait voter.

Deux tribus se partagent le territoire d’Abyei : d’un côté, les Dinka Ngok, une tribu d’agriculteurs sudistes ; de l’autre les Misseriaya, des éleveurs arabes nomades. Le gouvernement du Sud-Soudan ne souhaite donner le droit de vote pour le referendum d’autodétermination qu’aux premiers, alors que Khartoum veut voir les seconds participer au scrutin. Aucun des deux n’a voulu lâcher prise sur ce sujet qui exhale l’odeur de la guerre civile. Durant le conflit, les Misseriaya ont été armés par Khartoum – notamment en AK-47 – pour mener des raids contre les Dinka Ngok. Ces derniers appartiennent à l’ethnie Dinka, majoritaire au sud. L’actuel président de la région autonome, Salva Kiir Mayardit, est d’ailleurs issu des rangs Dinka.

Eau ou pétrole ?

Bien que nomades, les Misseriaya ont toujours considéré la région d’Abyei comme faisant partie intégrante de leur territoire. Chaque année, à la fin de la saison des pluies (novembre-décembre), ils s’installent sur les berges de la rivière Kiir (Bahr al-Arab pour les Arabes) qui traverse Abyei et qui constitue un lieu de pâturage idéal pour leurs troupeaux.

Déjà, le 9 janvier, premier jour de vote du referendum d’autodétermination du Sud-Soudan, des violences entre des Misseriaya, qui conduisaient leurs vaches à la rivière, et des Dinka avait fait huit morts dans la région. Pourtant vitale pour ces deux tribus, l’or bleu est loin d’être la principale préoccupation des gouvernements du Nord, comme du Sud. L’or noir par contre? Car sur un point, les deux camps s’accordent : l’appât du gain. En 2009, les revenus nets du pétrole produit dans la région d’Abyei s’élevaient à plus de 215 millions d’euros selon la Coalition européenne pour le pétrole au Soudan (ECOS). Le précieux liquide joue un rôle majeur dans l’économie du pays, représentant 95 % des exportations et 60 % des revenus de l’Etat. Celui-ci ne s’y est d’ailleurs jamais trompé : le pétrole a été extrait sans interruption notable pendant les 22 années de guerre civile par un consortium international majoritairement détenu par la compagnie pétrolière nationale chinoise. Un pays allié au Nord à cette époque.

Selon l’administration de l’information sur l’énergie, les terres soudanaises disposeraient d’une réserve loin d’être négligeable : Elle correspondrait à cinq milliards de barils. Et c’est le futur Etat du Sud-Soudan qui s’en tire le mieux, même s’il n’a pas encore toutes les infrastructures (pipeline, raffineries) nécessaires à l’extraction. La plupart des concessions pétrolières se trouvent sur son territoire, laissant imaginer un avenir radieux. La possession d’Abyei en est d’autant plus importante pour son voisin du nord qui se sent lésé.

Cependant, Khartoum n’a pas grand intérêt à alimenter les tensions avec le sud. Inculpé par la Cour pénale internationale pour « génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre » au Darfour, le président soudanais au pouvoir depuis 1989, Omar al-Béchir, est à la fois isolé et soumis à une pression internationale forte. Après le déroulement pacifique du referendum au Sud-Soudan, les Etats-Unis avaient promis de retirer le Soudan de sa liste des pays terroristes et évoqué un assouplissement de l’embargo infligé depuis 1996. Une politique de réchauffement qui pourrait être remise en cause après le coup de force d’Abyei. C’est en tout cas la menace qu’a fait planer John Kerry, président du comité des affaires étrangères du Sénat américain.

L’homme fort de Khartoum a répondu ne pas marcher « à la carotte » et ne pas craindre « le bâton américain ». « Abyei est une terre soudanaise du Nord. Nos forces armées ne se retireront pas de cette terre », a martelé avec force le chef de l’Etat. Une bonne occasion pour lui de s’affirmer un peu plus au niveau national. « Nous sommes prêts, maintenant que le président al-Béchir nous a donné le feu vert, à réagir militairement à toute provocation. Nous sommes prêts à ouvrir des camps d’entraînement pour les étudiants qui voudraient soutenir l’armée. Nous avons préparé les armes et la logistique », a déclaré Ismat Abdul Rahman, le chef d’état-major de l’armée soudanaise.

Qu’Omar al-Béchir montre les muscles n’est pas étonnant. Affaibli par la future perte du Sud et le conflit qui s’éternise au Darfour depuis 2003, le président soudanais ne peut pas se permettre un recul qui serait considéré comme un aveu de faiblesse par ses alliés, les Misseryas, et par sa population.


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