DÉVELOPPEMENT INÉGAL: « Un sacré fichu problème »

Pourquoi certains pays se développent à un moment donné et pas d’autres ? Lors d’une conférence à l’Université du Luxembourg, le sociologue Guy Bajoit a démontré la complexité de cette question et la difficulté de trouver des réponses satisfaisantes. Le woxx l’a rencontré pour en discuter avec lui.

Sociologue du développement et professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain, Guy Bajoit essaie de trouver depuis presque un demi-siècle une explication pour les inégalités dans le monde et le «modèle» qui y remédierait.

woxx : Parallèlement au mouvement de décolonisation depuis la Deuxième Guerre mondiale, la coopération au développement a été mise en place. A-t-elle rencontré les succès escomptés ?

Guy Bajoit : Non, absolument pas. Si on prend comme critère la résolution des problèmes de pauvreté, elle a même été un échec manifeste. Pour les nouveaux pays qui arrivaient à l’indépendance après 1945, ce seraient là les effets escomptés : atteindre le niveau de vie des pays du Nord. Or, les inégalités ont considérablement augmenté au cours des dernières décennies. Si on prend les exemples du Libéria et de la Norvège, on voit que si le rapport des produits intérieurs bruts par tête était de 1:45 au milieu des années 60, il est aujourd’hui passé à 1:145. Le PIB par tête s’élève à 400 dollars au Libéria et à 58.000 dollars en Norvège. Pourquoi des tels écarts malgré 60 ans d’efforts de développement?

En quoi les modèles de développement ont-ils changé au cours de cette période?

Le développement était un phénomène du Nord. Par conséquent, quand on a envisagé de développer le Sud, on l’a fait avec des modèles importés du Nord. Selon la soi-disant répartition du monde en zones d’influence, l’Est et l’Ouest imposaient respectivement le communisme et le capitalisme pour moderniser, donc industrialiser le Sud. Mais cela n’a pas donné pas de résultats convaincants au Sud, et suite à la crise économique des années 1975 à 1985, le modèle communiste s’effondre et le modèle du capitalisme national est abandonné au profit du modèle du capitalisme néolibéral qui se généralise dans le monde entier. Ce modèle fait une promesse de développement par la privatisation et par la création d’entreprises, par la loi du marché… Les pays du Sud sont obligés de l’adopter, car autrement, ils ne sont plus soutenus par le Fonds Monétaire International (FMI), par la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). S’ils ne peuvent plus faire d’emprunts, ils sont fichus. Ce modèle domine toujours aujourd’hui, mais on voit apparaître toutes sortes de troubles politiques, économiques et sociaux. Un certain nombre de pays commencent à adopter un modèle économique et politique différent, que l’on pourrait appeler le modèle de la social-démocratie. Le développement y dépend avant tout de la démocratisation politique et sociale de la collectivité. Mais cela ne donne pas non plus des résultats faramineux.

Pourquoi ces modèles de développement ne pouvaient-ils pas aboutir à un résultat satisfaisant ?

Il y a une cinquième théorie qui préconise que les autres modèles que je viens de citer auraient échoué, à cause de leur regard ethnocentriste et simplificateur qui ignore les diversités culturelles. Je ne suis pas sûr que cela soit la vraie et unique cause. Les modèles seraient inapplicables, parce qu’ils sont réducteurs. Or ce ne sont pas forcément les modèles qui sont mauvais, c’est l’usage que les dirigeants politiques et économiques en font. Au fond, la question la plus importante, c’est de savoir quelles sont les conditions qui doivent être réunies pour qu’un modèle de développement fonctionne.

Vous plaidez pour un nouveau développement durable. En quoi consiste-t-il ?

Je pense que le développement, c’est la capacité d’un pays de mener des politiques contradictoires. En tout, j’ai trouvé six contradictions qu’il est indispensable de résoudre pour promouvoir le développement. Il n’y a pas de développement sans modernisation, mais en même temps, la modernisation est contradictoire avec le respect des identités culturelles traditionnelles. Il n’y a pas non plus de développement sans production de richesses. En même temps, le développement, c’est aussi la répartition de ces richesses, c’est-à-dire la mise en ?uvre de politiques fiscales et sociales. C’est contradictoire, parce que les multinationales, par exemple, ne viennent pas si vous leur demandez de payer des salaires corrects et des impôts importants. Puis, il faut participer aux échanges internationaux, tout en gardant le contrôle de ses ressources, donc sans laisser partir la richesse à l’étranger à travers le mécanisme des multinationales. Il y a aussi contradiction entre la participation nécessaire à l’innovation technologique et la protection de l’environnement. De même, entre le fait que pour gouverner un pays, il faut un Etat fort qui s’impose et la nécessité d’un contrôle démocratique. C’est connu, le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. Si vous êtes un Etat fort et que vous n’êtes pas contrôlé par une opposition, le risque de corruption augmente. Mais s’il y a une opposition, elle ne rêve que de vous empêcher de tenir vos promesses pour être élue la prochaine fois. Finalement, il y a aussi contradiction entre la nécessité de laisser tout le monde s’exprimer, s’organier, revendiquer et la nécessité de la démocratie sociale qui fonctionne sous le contrôle de quelques grands mouvements sociaux institutionnalisés qui justement ne donnent pas voix au chapitre à toutes les minorités. C’est contradictoire. Je dis que pour développer un pays, il faut résoudre ces six contradictions.

Comment le mettre en ?uvre alors que vous parliez d’un « sacré fichu problème » pendant la conférence ?

Il s’agit effectivement d’une tâche extrêmement difficile et complexe. Prenons la contradiction entre la nécessité des échanges internationaux et celle de rester maître de ses propres ressources. C’est pour cela que des dirigeants comme Morales en Bolivie par exemple, ou bien Chávez au Venezuela disent aux entreprises: « Jusqu’à maintenant, la rente pétrolière sortait à 80 pour cent et elle restait ici à 20 pour cent. Maintenant nous allons faire le contraire, messieurs! » Evidemment, les entreprises menacent de s’en aller, le FMI menace de ne plus donner de l’argent, l’OMC menace d’imposer des sanctions économiques, et cetera. Si vous voulez récupérer le contrôle de vos richesses nationales, vous devez vous battre avec l’impérialisme, il n’y a rien à faire. Mais on peut trouver des solutions innovatrices. Morales et Chávez en trouvent. Par exemple, faire en sorte que les entreprises multinationales puissent venir investir dans le pays à condition de passer un contrat avec une entreprise nationalisée, pour justement garder le contrôle. Il y a des solutions innovatrices que l’on peut trouver. Mais pour cela, il faut des gens qui soient capables et qui veulent effectivement le faire.

Qui pourrait le faire et quand ?

Deux facteurs clés permettent ce développement : Une élite dirigeante et une partie du peuple mobilisé et bien organisé. Il faut que s’établisse entre eux une relation de collaboration et de conflit qui permettrait de négocier et de trouver des innovations, des « justes-milieux » pour résoudre les contradictions. Par contre, je dois reconnaître que je ne saurais pas expliquer par un modèle théorique le pourquoi de l’émergence de cette constellation entre élite dirigeante et peuple organisé, à tel endroit et à tel moment.

Quel serait le rôle des ONG pour que votre modèle soit efficace ?

Les ONG ne s’occupent qu’indirectement du développement, elles travaillent avec des acteurs locaux. Pour cela, la première chose que doit faire une ONG, c’est d’aller au-delà des discours des acteurs, c’est-à-dire de garder une distance critique. Elle doit faire une bonne analyse locale de la situation des pays dans lesquels elle a des projets. Faire un puits dans le Sahel n’est pas forcément une bonne chose en soi, un puits dans le Sahel peut parfois provoquer des conflits ethniques. Il ne suffit pas de récolter de l’argent au Luxembourg, de trouver des partenaires quelque part en Afrique et de financer ce qu’ils vous demandent, ni non plus de financer ce que vous croyez bon pour les pays concernés. Il faut savoir avec qui on peut travailler dans ce pays. Qui sont les gens qui essaient de résoudre les contradictions ? Qui ? Je me souviens d’une dispute avec un professeur d’université qui croyait que la science qu’il pratiquait était bonne pour le développement simplement parce que c’était de la science !

Qu’est-ce qui empêcherait les ONG actuellement de faire cette analyse critique ?

Sans vouloir être méchant ni nier l’importance cruciale des ONG, il faut admettre que la logique d’une ONG, c’est souvent sa propre survie. Et pour cela, elle doit mener des projets. Et puis, il y a ce qu’un de mes collègues appelle « la ruse ». C’est-à-dire que bien souvent, les ONG du Sud fonctionnent de la même manière que les ONG du Nord. Les ONG du Nord proposent aux Etats de faire ce qu’ils demandent pour obtenir de l’argent et les ONG du Sud, pour la même raison, disent aux ONG du Nord de réaliser ce qu’elles ont envie qu’elles fassent. A ce moment là, le jeu est faussé. Le rôle des ONG, c’est de travailler avec des acteurs locaux qui veulent effectivement faire du développement. Pour cela, il faut savoir avec qui travailler et pour faire quoi ?

Les ONG font-elles donc partie du problème et devraient-elles se retirer ?

Non, ce serait extrêmement dangereux. Mais elles doivent en effet associer autant que possible les partenaires du Sud à la conception et à la réalisation de leurs projets, dans une perspective critique.


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