VIOLENCE SEXUELLE: Hommes violés, le tabou

Passé sous silence, les cas d’abus sexuels subis par les hommes en République démocratique du Congo, sont nombreux. Réfugiées en Ouganda, certaines victimes témoignent.

Wamba : Le jeune homme de 28 ans a été violé pendant 9 jours d’affilée par 11 hommes.

« On ne naît pas femme, on le devient » écrit Simone de Beauvoir en 1949 dans « Le Deuxième Sexe ». Wamba*, lui, a l’impression d’avoir « perdu sa qualité d’homme ». Ce Congolais a été violé par onze hommes pendant neuf jours d’affilée. Comme lui, 23,6 pour cent des hommes originaires de l’est de la République Démocratique du Congo (RDC) ont été victimes de violences sexuelles, selon une étude de 2010 publié par le Journal de l’association médicale américaine. Et ils ne sont pas les seuls. Cette même étude évoque des cas similaires au Sri-Lanka, en Bosnie, en Croatie et au Salvador. Lors des conflits qui ont frappé ces pays, le viol des hommes a été utilisé comme une arme. Une arme qui fonctionne très bien puisqu’elle détruit physiquement, psychologiquement et socialement ses victimes.

La vie de Wamba a basculé en janvier 2009. Réfugié dans un village après l’assassinat de son père par des soldats du gouvernement, il a été enlevé par les rebelles de Laurent Nkunba qui défiait alors le président Joseph Kabila. « Ils cherchaient des hommes pour se battre », explique Wamba. Il n’en sera pourtant pas question de guerre pour le jeune homme de 26 ans à l’époque. Dès le premier soir, le chef des rebelles a annoncé : « avant de dormir, nous allons jouir. »

« Ils nous appelaient un par un. C’était moi le premier. Ils m’ont demandé de me déshabiller et de me mettre dans la position d’un musulman quand il prie. J’ai refusé. Ils m’ont forcé. Le commandant a commencé. Pendant ce temps, les soldats chantaient, riaient. Quand il a eu fini, un autre est venu, et puis encore un autre? », raconte Wamba, la voix remplie d’émotions. La scène s’est reproduite le lendemain. Puis le surlendemain. Et ainsi de suite. Au matin du neuvième jour, Wamba a réussi à s’échapper et à se réfugier en Ouganda. Arrivé à Kampala, son calvaire était loin d’être fini. Les séquelles des viols subis étaient en effet importants : « Je saignais de l’anus tout le temps. J’avais peur de perdre tout mon sang. J’étais maigre et pâle ».

« Les hommes victimes de viol ont tendance à beaucoup saigner. C’est le cas quand ils vont aux toilettes, ou même quand ils marchent. La douleur les oblige à s’asseoir sur une fesse », explique le docteur Salomé Atim qui travaille au Refugee Law Project, un centre crée pour aider les réfugiés, qui accompagne les hommes violés depuis deux ans. Même plusieurs années après avoir été victimes d’un viol, certains hommes sont obligés de porter des serviettes hygiéniques. Un fait qui ne les aide pas à passer outre le traumatisme. Le directeur du Refugee Law Project, Chris Dolan, explique que les victimes se sentent « émasculées ». Son association envoie ces hommes se faire soigner dans une clinique privée. Pourquoi pas un hôpital publique ? « Parce qu’ils seraient accueillis au département gynécologie. Ils ont déjà assez l’impression d’être féminisés. »

Le socteur David Ndawula est l’un des deux médecins qui travaillent en collaboration avec le centre. Dans sa clinique familiale de Ntinda, il reçoit des hommes violés depuis 2009. « Ils souffrent de différentes complications : infections, fissures, hémorroïdes, fistules, prolapsus? », énumère-t-il. Le traitement commence par de forts antibiotiques pendant au moins six mois. Pour les cas les plus graves, une opération est nécessaire.

C’est le cas de Wamba. Mais le jeune homme, qui semble robuste à présent, n’est toujours pas décidé : « Les douleurs s’étaient calmées avec les médicaments, mais depuis trois semaines, elles reviennent. L’opération, je ne sais pas. Ici je n’ai pas de famille. Personne pour aller me chercher à manger, payer mon loyer. Une opération, ça sous-entend aussi arrêter de travailler un certain temps. » Arrêter de travailler, c’est perdre ses maigres revenus pour Wamba qui fait du porte à porte chaque matin, proposant ses bras pour aller puiser de l’eau.

Le Refugee Law Project prend certes en charge les coûts des soins médicaux, mais pas les autres dépenses. L’arrêt de travail – environ deux semaines, si tout se passe bien-, les déplacements et le régime alimentaire (fruits et légumes qui sont coûteux en Ouganda) sont à la charge des victimes, alors que beaucoup peinent déjà à joindre les deux bouts en temps normal.

C’est le cas de Mickaël* et Pierre*. Les deux frères ont été violés en janvier dernier alors qu’ils fuyaient un conflit lié à un problème de terres. Agé de 17 ans, Mickaël souffre plus que son grand frère : « Moi j’ai 25 ans, il y a des choses que je peux supporter », justifie Pierre. « Parfois, il ne veut parler à personne. D’autres fois, il dort pendant deux jours. Et puis, il lui arrive de s’évanouir en pleine rue quand il repense à ce que nous avons vécu. » Mickaël, la tête cachée dans ses bras, ne tient pas en place sur son fauteuil. Difficile de trouver une position qui n’est pas douloureuse. « Je souffre de la tête, vraiment. Pour aller aux toilettes aussi, c’est très dur. Le sang s’était arrêté avec les médicaments. Mais j’ai de nouveau des douleurs », explique-t-il d’une voix faible. Les deux frères ont arrêtés leur traitement pour une raison simple : l’argent. « Le médecin nous a dit que pour prendre le traitement, il fallait manger. Et puis, pour avoir les médicaments, il faut pouvoir aller les chercher. Ca veut dire payer le bus, car dans notre état, nous ne pouvons pas marcher », précise Pierre.

Or, actuellement, les deux frères parviennent à peine à s’offrir un repas par jour. Pour le moment, les deux hommes dorment chez un ami – lui-même menacé d’expulsion – sous une véranda, « sans eau, sans électricité ». Pour trouver un travail, il faudrait que les deux Congolais soient en bonne santé ; pour être en bonne santé, ils ont besoin de nourriture, de médicaments et d’un logement : c’est l’impasse pour Pierre et Mickaël. Chris Dolan est au courant de ces situations mais avoue faire ce qu’il peut avec son budget. Lui aussi, se sent dans une impasse. Dernièrement, Oxfam-Hollande, l’un des donateurs du Refugee Law Project, a refusé d’augmenter sa subvention à moins que 70 pour cent des réfugiés accueillis par l’association ne soient des femmes.

Pourtant, c’est l’Onu que vise avant tout Chris Dolan, preuve à l’appui. Le Britannique exhibe un document de l’organisation sur le financement des projets de maintien de la paix (« Peacebuilding Fund – Project Document Cover Sheet »). Le papier recense quatre niveaux de subvention concernant « l’égalité des sexes ». Il n’y est pas question des hommes. Ainsi, pour obtenir l’aide financière maximum, il est nécessaire que « les projets ciblent 100 pour cent de bénéficiaires femmes et/ou s’adressent spécifiquement à des problèmes rencontrés par les femmes et les filles dans des situations d’après-conflit. » « Et on appelle ça égalité des sexes ! » s’exclame Chris Dolan. « Il y a certes plus de femmes violées. Mais tous les hommes violés ont besoin d’une assistance médicale. Ce n’est pas toujours le cas des femmes. »

Un tour des organisations internationales illustre en effet ce trou béant en matière d’aide aux hommes violés. A Amnesty International, quelques victimes ont été accueillies mais elles se compteraient sur les doigts d’une main, selon Chris Dolan. La plupart sont envoyées au Refugee Law Project ou au Centre africain pour le traitement et la réinsertion des victimes de tortures (ACTV), « plus adaptés ». Aucun programme spécifique n’est prévu. Au Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), on préfère s’occuper du rapatriement des réfugiés en République Démocratique du Congo.

Quant au service, basé à Kampala, de la Mission de l’organisation des nations Unies pour la stabilisation en République Démocratique du Congo (Monusco), il semble donner raison à Chris Dolan. A l’accueil, l’évocation du viol des hommes fait rire la réceptionniste. Plus tard, un membre de l’équipe avouera ne jamais avoir entendu parler de ce genre de problème : « Aucun Congolais n’est venu nous voir pour parler de cela. »

Le viol des hommes, un tabou ? C’est ce que répètent inlassablement toutes les victimes. Pascal* a lui été violé en Ouganda, dans le camp où il s’était réfugié après avoir fuit la RDC. Voyant son état physique et psychologique, sa femme l’a questionné. Face à son mutisme, elle a pensé à une maîtresse et a menacé de le quitter. « Alors, je lui ai dit. Je me suis dit que si quelqu’un pouvait m’aider, ce serait bien elle. » Elle l’a quitté sur le champ. « Mon frère aussi. Il ne voulait plus me parler. Il pensait que j’étais homosexuel. » Le Refugee Law Project a tenté une médiation, qui s’est révélé un succès. Pascal a retrouvé ses proches deux semaines plus tard. Mais il n’est plus question pour lui de raconter son histoire à d’autre personnes, pas même à ses enfants plus tard.

« Dans la culture traditionnelle, les hommes sont forts, ils peuvent tout gérer et ils ne sont pas supposés être des victimes. C’est pour ça que les hommes violés ont beaucoup de mal à parler de ce qui leur est arrivé. J’essaye d’expliquer à mes patients et à leurs proches qu’on ne peut pas dire que toutes les femmes sont faibles, les hommes forts », explique Salomé Atim. Rejetés par les autres, certaines victimes se remettent elles-mêmes en cause. « Beaucoup se posent des questions : peut-être que je suis homosexuel ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Si j’ai été violé, c’est qu’il y a quelque chose », résume Chris Dolan.

Une confusion qui s’accentue avec le regard des autres. Au sein même d’ACTV, la directrice préfère parler d’« hommes sodomisés » plutôt que d’« hommes violés ». Comme si le viol n’était réservé qu’aux femmes.

Maryline Dumas, journaliste française indépendante, travaille actuellement en Afrique.

* Les prénoms ont été modifiés et certains détails volontairement omis afin de respecter l’anonymat des victimes.


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