PORTRAIT: La longue marche

Roger Hamen, l’ancien chef du centre de ressources de la Rockhal, a pris sa retraite cette année. Celui que beaucoup estiment être à l’origine même de l’institutionnalisation du rock luxembourgeois s’est ouvert au woxx pour une soirée.

Celui qui marie rock’n’roll et bureaucratie: Roger Hamen.

Peu importe où l’on fixe un rendez-vous avec Roger Hamen, une chose est sûre : qu’il vous racontera une, voire plusieurs anecdotes sur le lieu où vous vous retrouvez. C’est à cela qu’on reconnaît quelqu’un dont la vie a été tellement plus que le train-train du métro-boulot-dodo, quand chaque lieu visité correspond à une mémoire précise et reflète en même temps autant l’histoire du sujet que celle de son entourage. Et pour cause, cela fait tout de même presque une cinquantaine d’années qu’il est actif dans la musique aussi bien derrière sa batterie que dans d’interminables réunions d’organisation ou d’entrevues ministérielles.

C’est à l’âge de quatorze ans, en 1964 qu’il monte son premier groupe avec des amis, une formation baptisée « Shepherds ». Malgré quelques années de solfège, la musique telle qu’elle était pratiquée à cette époque ne lui plaisait guère. Mais vu que dans la fanfare où il jouait il s’était mis aux percussions, l’évolution était tout à fait naturelle. « J’ai appris la batterie par moi-même », raconte-t-il, « Avec Shepherds, on était un des seuls groupes à ne pas jouer que des reprises d’autres groupes, comme les Beatles ou les Stones, mais on avait une demi-douzaine de chansons écrites par nous. Et elles n’étaient même pas si mauvaises, puisqu’elles connaissaient un certain succès ». La scène rock dans les années soixante au Luxembourg, c’était avant tout les fameux thés dansants du dimanche après-midi – une idée que d’ailleurs Hamen voudrait bien faire resurgir du passé, car, comme il le dit : « A l’époque au moins, les gens bougeaient le dimanche, alors que de nos jours les villes sont mortes ». Le casino de Bonnevoie, celui de la rue Notre-Dame (qui n’était pas encore un haut lieu de l’art contemporain) et d’autres établissements comme le « Versoffene Rousekranz » sur le boulevard Royal formaient le réseau de salles dans lesquelles avaient lieu les fameux rendez-vous de celles et ceux qui aimaient le rock et surtout danser. « Souvent, nous jouions deux concerts en un seul après-midi », se rappelle Roger Hamen, « C’était une époque fabuleuse. Aussi quand nous avions des concerts à Esch-sur-Alzette, près de la frontière où à l’époque c’était le seul quartier de la ville où l’on pouvait s’amuser. En général, nous commencions à jouer devant une salle vide, qui ne se comblait qu’à l’arrivée des bus en provenance de Lorraine, qui amenaient des jeunes filles en recherche d’aventure et de distraction ».

Après le rock, Roger Hamen se mit aussi à goûter au jazz avec sa formation successive, « Plasma ». « C’était avec Claude Muller, Rico Vinandy, Gaston Gnad et Yves Daleiden à la basse, un type qui entre-temps vit en Allemagne où il fabrique entre autres des pédales à effet. Le style était entre le jazz et la fusion ». Et c’était reparti pour le tour des casinos et cafés avec ces nombreux autres groupes qui allaient suivre: Cool Breeze, Gollo Stephen Band, Buffalo C. Wayne Band, Midlife Crisis et bien sûr la Chris Birch Band.

« Le niveau de l’époque était le même. »

Cette époque pionnière n’a pas à se cacher derrière ce qui se passe de nos jours : « Le niveau des musiciens était plus ou moins le même. Je veux dire qu’à l’époque, il y avait sûrement autant de talents – aussi bien pour la composition que pour la technique – qu’aujourd’hui. Ce qui diffère, c’est avant tout le matériel et l’information. On était moins regardant sur le premier et on manquait cruellement des deuxièmes. Ce qui n’était pourtant pas un vrai drame, puisque la scène était assez petite et que presque tous les musiciens rock se connaissaient entre eux ».

Les enregistrements étaient aussi rares à l’époque. Il y avait des singles de temps en temps, mais il fallait attendre les années 70 et le groupe « Cool Breeze » – toujours avec Roger Hamen à la batterie – pour que le premier album rock « made in Luxembourg » voie le jour. « Pour l’enregistrer, on était à Francfort et à Bruxelles – où nous avons rencontré entre autres Guy Theisen, la légende rock luxembourgeoise du moment. C’était un moment vraiment rock’n’roll ». Pourtant, le fait d’enregistrer à l’étranger ne voulait pas forcément dire que les musiciens du grand-duché allaient aussi jouer dans la Grande région. « A l’époque, c’était inexistant. Dans les régions avoisinantes, il n’y avait tout simplement pas d’infrastructures. A l’exception de Trêves, où près de l’université il y avait un club nommé `Wilhelmshöhe‘ – surtout fréquenté par des G.I.s noirs américains. Dans et par ce club, tout ce qui était Rhythm and Blues est arrivé dans nos parages. Et parfois, nous avons pris le risque d’y aller, puisque le club n’avait pas forcément la meilleure réputation à l’époque ».

Puis vient la période où petit à petit la musique rock gagnait en galons et qu’il fallait mieux s’organiser pour représenter les interêts des impliqués. Même s’il travaillait dans une banque, comme tout bon Luxembourgeois, Roger Hamen s’est toujours intéressé au travail en réseau et au lobbying musical. C’est ainsi qu’en 1988, il fait les démarches pour obtenir une autorisation d’établissement auprès du ministère. Celle-ci prévoyait une agence artistique, l’organisation de manifestations culturelles et la production d’oeuvres audiovisuelles. « Mais je ne l’ai jamais utilisée », rigole-t-il, « Même si je pourrais la sortir à tout instant et monter ma boîte. Mais en 1988, je voulais surtout avoir quelque chose de concret sous la main. Car déjà à cette époque, quand je parlais de mes idées de fédérer les musiciens rock luxembourgeois et d’organiser un lobby auprès de la politique ou encore de mieux se concerter entre nous, les gens me disaient : `Mais Roger, tu n’as qu’à le faire‘ ». Avant de vraiment prendre les choses en main, Roger a été l’ambassadeur de la musique luxembourgeoise sur les ondes de la radio socio-culturelle, souvent accompagné par Serge Tonnar d’ailleurs. Ce n’est qu’en 1994, alors que se préparait la première année culturelle, qu’il envoie une lettre à Guy Wagner, lui proposant d’aider à monter la programmation pour jeunes. « A ce moment, on parlait beaucoup de `faire quelque chose pour les jeunes‘, alors que les idées pour une telle programmation étaient assez vagues. J’ai donc écrit que j’aimerais bien les aider à faire cela ». Résultat des courses : il se retrouve bombardé « mandataire du spectacle vivant, en tête de la programmation Rock-Jazz Luxembourg » dans le cadre de Luxembourg – ville européenne de la culture 1995. Dans la même année, il est cofondateur d’une association qui va pour la première fois essayer de fédérer les groupes luxembourgeois, de s’engager pour de meilleures conditions de travail, plus de salles de répétition et de concerts.

Backline, comme elle est baptisée à l’époque, existe formellement encore de nos jours, même si le site internet n’est que rarement actualisé et fait encore très 20e siècle avec sa programmation html à l’ancienne. « Beaucoup de gens disent que Backline, c’est en fait le centre de ressources de la Rockhal. Et ils ont raison. C’est effectivement la réalisation des aspirations que nous avions en 1995. Mais cela ne veut pas dire que cette asbl soit devenue superflue, il se pourrait même qu’on se réactive », admet-il.

Backline, l’intermédiaire

Conventionnée avec le ministère de la culture en un temps record, Backline va devenir l’intermédiaire de la communication entre le gouvernement et la scène rock. Ce qui n’était pas du goût de tout le monde, puisqu’au même moment se produisait quelque chose de nouveau dans le monde rock du Luxembourg : la création d’une scène punk, hardcore et métal qui se concentrait en deux endroits, la Kulturfabrik d’Esch, qui était encore un « vrai » squat, et le fameux « Schwaarzen Drot » à Bonnevoie. Difficile d’appréhender ces gens qui ne vivent pas seulement leur musique, mais qui partagent aussi une idéologie qui n’est pas vraiment intéressée à communiquer avec un gouvernement qu’elle veut combattre. « D’autant plus que ces gens-là n’avaient pas vraiment besoin de notre aide, puisque des groupes comme Petrograd, Defdump, Rotzbouwen et Toxkäpp étaient – et le sont toujours partiellement – tout à fait capables de s’organiser pour enregistrer des disques et tourner à l’étranger », observe Hamen. Mais il faut néanmoins ajouter que ces différends ne pèsent plus grand chose de nos jours et qu’une réconciliation entre ceux qui entamaient la longue marche à travers les institutions et ceux qui se foutaient pas mal de ces dernières est devenue réelle depuis que le centre de ressources tourne bien.

Justement la marche, pour Roger Hamen, ne faisait que commencer en 1995. Tout à tour, il va être membre du conseil d’administration de la Kulturfabrik (1999-2005), en 2001 il cofonde la fête de la musique au Luxembourg et dans la même année, il devient membre du groupe de travail du Centre de Musiques Amplifiées – Rockhal, alors qu’en 2002 il prend le titre de chargé de mission pour les musiques actuelles amplifiées auprès du ministère de la culture. C’est l’époque où il est « Monsieur Rockhal » et qu’une nomination à la tête de cette nouvelle institution, qu’il a largement aidée à créer, semblait être la chose la plus naturelle du monde. Mais les aléas de la bureaucratie et les tractations derrière les portes closes du ministère n’ont pas suivi cette voie et c’est alors qu’il est en vacances à la côte belge qu’il apprend par un quotidien luxembourgeois qu’il ne sera finalement pas le directeur de la Rockhal. « Ce moment était très douloureux pour moi. Mais même si je pouvais ou aurais pu faire et dire du mal d’autres personnes, ce n’est pas mon style. Je voulais aller de l’avant comme je le veux toujours. J’étais pourtant sur les nerfs à ce moment, vu que je venais de démissionner de mon travail à la banque. Et trouver un autre boulot à la cinquantaine dans ce secteur peut être difficile », décrit-il ce moment tout de même fort de son cheminement. Toutefois, sa position d’attaché du centre de ressources incorporé à la Rockhal lui permet de réaliser de beaux exploits sur les cinq dernières années : il initie l’antenne Lorraine-Luxembourg pour le Printemps de Bourges, il cofonde le réseau Multipistes en Grande région et devient ensuite conseiller et coordinateur pour le label « Prouwsal » du SNJ – qui milite pour des salles de répétition et des coachings décentralisés.

Est-ce tout ? Certainement pas, car une soirée avec Roger Hamen pourrait durer jusqu’à l’aube et il y aurait encore des histoires à raconter. Des histoires parallèles à celle de quelqu’un qui a fait le choix de se faire rencontrer le monde du rock et celui de la bureaucratie culturelle et dont on se rendra compte un jour ou l’autre de la distance et du chemin parcourus.


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