BISTROLOGIE: Nuits d’artistes

S’il avait eu le don de la parole dès la naissance, François Quintus, propriétaire du mythique et populaire Café des Artistes au Grund, aurait certainement pris la commande de la sage-femme. Portrait d’un cafetier passionné et d’un haut lieu de la vie nocturne de la capitale.

Cafetiers dans le sang : Patrick Omes (à gauche) et François Quintus.

A l’heure où le couvre-feu d’une heure du matin se doit d’être réellement respecté, où les endroits charmants et enjoués font place à la vulgarité des « lounge bar » qui pullulent, où l’on permet que les sublimes « Rives » de Clausen soient défigurées par des établissements en carton-pâte-plastique-et-toc, où l’on extirpe avec méthode et cynisme tout charme inhérent à la cité millénaire, quelques bars résistent encore. Oui, chers lecteurs, il existe encore des bars qui ne confondent pas David Guetta avec de la musique, ni l’art de boire (bien et beaucoup, si le devoir le commande) avec celui d’ingurgiter des « shots ». Il existe même encore de bars où les clients parlent entre eux.

L’un d’entre eux se situe dans les entrailles de la Ville, en-bas, « am Gronn », sorte de poche de résistance pour joyeux noceurs. Au Café des Artistes, pour être plus précis ? au début de la montée du Grund. Il fait partie de ces bars qui ont réussi à se transcender, dont la clientèle se demande, par un court moment d’angoisse, ce qu’elle deviendrait s’il n’était plus. D’autant plus que ce genre de drame arrive de temps à autre : le Pôle Nord détruit pour être remplacé par un truc en verre (une banque), le Niklos‘ Eck au Limpertsberg remplacé par un truc en verre (une banque) ou encore le Tram qui faillit dérailler. Récemment encore, le « voisin » du Café des Artistes, le Fire and Ice, fut tragiquement contraint de mettre la clé sous la porte, laissant ses fidèles un peu orphelins. La liste est malheureusement longue. Pour ce qui est du Café des Artistes, l’on peut se rassurer – rien n’indique qu’il fermera prochainement ses portes, au contraire.

Et pourtant, cela fera 50 ans l’année prochaine qu’il gâte des générations de clients. Et ceci avec une constance rare, côté personnel. Le maître des lieux, François Quintus, n’y officie évidemment pas depuis l’ouverture – il n’était pas encore né lorsque le café ouvrit ses portes. Mais c’est presque tout comme : dès ses onze ans, il fit ses premiers pas de serveur en filant un coup de main à sa mère, qui fut à l’origine du café tel que nous le connaissons de nos jours. La vie de café lui coule dans les veines comme la bière et le vin qui remplissent les verres qu’il sert. La vocation remonte à longtemps : « A huit ans, je suis tombé amoureux de la vie de café. C’était pour moi comme une vie pleine d’insouciance, où tu apprends vite à connaître tout le monde et où ainsi tout devient beaucoup plus facile ». On l’aura compris : François est tombé dans le bistrot quand il était tout petit. Lui qui considère que son métier « est plus un style de vie qu’une profession » a très vite fait comprendre à sa mère – et aux enseignants (« j’avais un problème avec l’autorité », dit cet éternel jeune homme à la gouaille très « grënnesch ») – qu’il souhaitait mener cette vie si spéciale.

Amoureux de la nuit

Et on peut le comprendre : dans les années 1960, le café est devenu « hors normes » suite à un reportage de la télévision publique allemande. A cette époque, ce n’était pas anodin, et afin d’installer toute la machinerie et de tenir à l’écart la population, il fallait barrer la route. Cerise sur le gâteau, les transformateurs avaient disjoncté. « C’était horrible », témoigne François. Par la suite, le Café des Artistes commençait à accueillir beaucoup de personnalités. Outre le prince Félix, dont le penchant pour la bibine n’était un secret pour personne, l’on y rencontrait aussi Jacques Navadic et Maryline Bergmann (c’était l’époque RTL), Venant Arendt, Willy Fey ou encore, dans un registre moins artistique, l’ancien premier ministre Gaston Thorn. Et alors que François se dit encore « frustré » d’avoir mis deux jours à reconnaître Philippe Noiret au moment où il quittait l’endroit, une autre, Joan Collins, au Luxembourg pour un tournage, ne daigna pas sortir de sa limousine.

En fait, le local ouvrait déjà ses portes quatre années avant que la mère de François ne reprît le local. Cette Française est montée de la province à Paris alors qu’elle était encore mineure, avant de devoir se rendre chez des cousins habitant à Diekirch. C’était plus une fuite qu’une visite familiale : son père, personnage atypique qui officia un temps comme secrétaire de Maurice Thorez avant de se reconvertir, après la guerre, dans le proxénétisme, ne voyait pas d’un bon oeil l’enfant « illégitime » qu’elle venait d’avoir suite à une liaison avec un Algérien. Elle tiendra alors pendant plusieurs année une station-service, qui faisait aussi bien épicerie qu’aire de camping, à Alzingen. Mais cette activité devenait trop contraignante, d’autant plus que François et sa soeur venaient de voir le jour. Elle se mit alors à la recherche d’une alternative et c’est là qu’elle apprit l’existence de ce local au Grund qui était à reprendre.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à ce moment, la clientèle n’était pas ce qu’elle allait devenir. L’endroit était un lieu de rencontre de certains Luxembourgeois nostalgiques de l’Occupation qui n’avaient à l’époque, comment dire… pas vraiment brillé par leur patriotisme. « A l’aide de certaines personnalités politiques, ma mère s’est débarrassée de cette clientèle bizarroïde. Elle a en quelque sorte `démocratisé‘ le café », raconte François.

C’est à partir de ce moment que le café a pris son envol mythique. Ne parlez pas à François de « concept », ce mot qui révèle l’absence d’imagination. Le charme du Café des Artistes, c’est que cette question ne s’est jamais posée. La mère de François avait encore en mémoire un local parisien qui s’appelait « Le clair de lune » et où les artistes apportaient « leurs instruments et leurs voix ». Depuis, le style a peu changé. A l’époque déjà, les bouteilles de champagne laissaient dégouliner sur elles les larmes de cire des bougies qui s’y consumaient. Petit changement tout de même : aux tapisseries et tableaux dont la mère de François décoraient les murs, le fils a préféré les innombrables affiches qui s’agglutinent sur chaque parcelle de mur libre, véritables témoins de la vie associative ou culturelle de la ville, voire d’au-delà. Une chose que François avait apprécié au « Tire-Bouchon », un cabaret de Montmartre, son quartier de prédilection.

Mais ce café qui n’ouvre ses portes qu’à partir de 21 heures ne serait certainement pas ce qu’il est s’il n’avait pas le piano. Un piano sur lequel jouait, bien avant l’énergique Oscar et la joyeuse Fernande, la légendaire Dancy, une femme que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Et pour cause, cette artiste s’est envolée avec ses notes il y a deux décennies déjà, emportant avec elle ses histoires et son vécu, elle qui a dû fuir enfant son Allemagne natale avec ses parents antinazis, pour atterrir à Paris, logeant dans un immeuble rue Lepic, là où Edith Piaf prenait ses cours de chant. Jusqu’à nos jours d’ailleurs, le répertoire de la môme est régulièrement entonné par une clientèle parfois très motivée. Mais pas uniquement, loin de là : aux « Artistes », c’est aussi la clientèle qui assure l’animation. Tandis que les vendredi et samedi, il peut y avoir foule jusqu’à trois heures du matin, en semaine, les mercredi et jeudi, si le café est alors moins bondé, quelques aficionados – parfois étonnamment jeunes – de chansons luxembourgeoises (et d’autres pays) parfois oubliées s’y retrouvent et n’hésitent pas, la bière aidant, à les entonner, pour le plaisir des étrangers et des touristes.

Allez, venez, milord !

Mais la vie d’un café est aussi faite de va-et-vient, de petits et de grands malentendus. Les petits, qui en font un café gay et gay-friendly alors que François et Patrick soulignent le caractère universel du Café des Artistes. Tout le monde y est accepté à condition de se comporter correctement : si François n’a pas le physique d’un Goliath, il n’hésite pas à renvoyer manu militari des clients insultants. De gros malentendus également, comme ce fâcheux épisode, au début des années 1980 : la presse, en première ligne RTL, contribua à lui adjoindre le surnom de « Café des racistes ». Une histoire qui fait encore sortir de ses gonds François : en prélude à une interview maladroite, la mère de François, un peu directe et en colère, qualifia, devant un journaliste en quête de sensationnalisme, une des locataires de l’immeuble de « sale Portugaise », suite à un problème dans la cave. « A ce moment, ma mère était en couple avec un Cap-Verdien, aidait les immigrés cap-verdiens à remplir la paperasse et avait eu un fils avec un Algérien ! Alors, la traiter de raciste ! Elle n’aurait pas dû dire cette chose, mais c’étaient des paroles d’une femme très énervée que la presse a monté en épingle », dit-il avec véhémence. Entre-temps, cet épisode est presque tombé dans les oubliettes. Et surtout contredit par la réalité de la clientèle bigarrée qui s’y retrouve.

Si la clientèle joue son rôle, les maîtres des lieux n’y sont pas pour rien. D’ailleurs, ce café fait partie de ces locaux qui peuvent s’enorgueillir d’être également désignés par le patronyme du propriétaire : le Café des Artistes, c’est aussi « Chez François », sans oublier la vaillante Rose, serveuse depuis quelques années. Et pour être juste, c’est aussi un peu devenu chez Patrick, son compagnon depuis cinq ans, qui aurait bien pu devenir instituteur si la direction de l’établissement où il étudiait ne l’avait pas implicitement évincé à cause de sa « manière d’être ». Si François n’a jamais caché son orientation sexuelle, il avoue qu’une certaine clientèle s’est détournée du café depuis qu’il sert « en couple ». Et ce pas forcément à cause de l’homophobie latente de certaines personnes (ces énergumènes n’ont en général pas l’occasion de s’éterniser dans ce local). « Un bistrot est identifié au cafetier. D’un côté, je pense que certains hommes, officiellement hétéros, m’appréciaient car je `jouais‘ avec leur ambiguïté. Certaines femmes par contre, aimaient bien mon jeu de séduction enrobé d’humour. J’étais leur homo qui s’amusait à les charmer… mais sans danger ! Et plus ou moins consciemment, elles devaient se dire que j’étais peut-être quand même un peu bi, ça rassure… Mais lorsque Patrick arriva, c’était un petit choc. C’est là qu’ils et elles ont compris que j’étais vraiment homo. C’est étrange : on change aux yeux des gens alors qu’on est toujours la même personne ! », raconte François sur un ton amusé. Et de renchérir : « On croit être indépendant, mais un cafetier appartient toujours à sa clientèle ! »

Car François et Patrick aiment le jeu. Patrick avoue même qu’il lui arrive d’oublier qu’il travaille, lui le bavard qui tape la discute et, à l’image de son homme, n’a pas son pareil pour taquiner le client. Un client qui n’a pour autant pas besoin d’attendre des plombes pour voir son verre se remplir. Car nous avions presque oublié de préciser que c’est aussi une des raisons de s’y rendre.


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