SREL: Le grand enfumage

17.000. C’est « seulement » le nombre de fiches que le Srel aurait archivé entre 1960 et 2000. Est-ce la réalité ? Quelle réalité ? Ou s’agit-il d’un enfumage parmi d’autres ?

L’archivage est un art sensible. Il n’est donc pas étonnant que des documents puissent se perdre, disparaître et réapparaître…

Circulez, il n’y a rien à voir ! L’année venait à peine de commencer que la commission d’enquête parlementaire sur les agissements du Service de renseignement de l’Etat (Srel) se réunissait la semaine dernière pour exécuter par la suite, dans l’après-midi, sa fameuse « descente » dans les archives contenant les fiches et microfilms que le service y stocke depuis 1960, date de sa création. A la sortie, le président de la commission, Alex Bodry (LSAP) était accueilli par une presse en effervescence. De toutes ses déclarations, c’est un nombre qui retint le plus l’attention : 17.000. 300.000, c’était le premier nombre qui avait circulé et qui avait provoqué une vague d’émoi dans l’opinion publique. Non sans raison, car c’était le nombre de fiches qu’avait avancé l’ancien directeur du Srel, Marco Mille, lors de son entretien enregistré avec son chef politique, le premier ministre Jean-Claude Juncker. Quelque temps plus tard, lors de son homérique conférence de presse, Juncker avait ramené ce nombre à 175.000, presque moitié moins, expliquant que chaque fiche est doublée d’un microfilm. Finalement, Bodry ramenait ce nombre à 17.000 suite à la visite des lieux, chiffre fourni aux députés par le directeur Patrick Heck. D’une manière ou d’une autre, ça sent l’embrouille.

17.000, cela peut paraître peu élevé, notamment en comparaison avec les chiffres autrement plus élevés qui circulaient auparavant. En en déduisant les quelques milliers de fiches concernant des citoyens étrangers et non résidents, ainsi que celles relatives à la procédure de « clearance », on pourrait même en déduire qu’il s’agit d’un nombre exceptionnellement bas. D’autant plus que ces fiches couvrent une longue période – entre 1960 et 2000. Vient l’ultime argument : le gros des fichages de citoyens luxembourgeois eut lieu durant la guerre froide et concernait les déplacements dans des pays du Pacte de Varsovie, touristes compris.

Suite à cette déclaration, un certain nombre de voix, principalement issues du CSV, ont triomphé. Celles et ceux qui s’étaient offusqués des agissements du Srel, qui l’accusaient d’être incontrôlable et de ficher immodérément (alors qu’ils ne faisaient que s’appuyer sur des dires de son ancien directeur) étaient taxés de paranoïaques, voire de narcissiques en manque d’attention et voulant se draper d’une importance qui ne leur serait pas due. Même certains membres du LSAP ne se privèrent pas de moquer le bourgmestre de Mondercange et conseiller d’Etat Dan Kersch, figure de l’« aile gauche » du parti, issu d’une famille communiste, longtemps membre de ce même parti, dont la fiche n’a pas pu être retrouvée lors de la descente.

Tous paranos et mégalos ?

Il y aurait d’autres absents d’ailleurs : l’avocat Gaston Vogel, qui, en plus d’être partie prenante de l’affaire « Bommeleeër » était, dans les années 1970, une des figures du comité contre la guerre au Vietnam. Mais plus étrange encore : feu René Urbany, ancien président et député du KPL, aurait été ignoré par le Srel. Pourtant, ses déplacements à Moscou n’étaient pas que du ressort du tourisme. Troublante contradiction lorsque l’on sait que l’actuel secrétaire de fraction des Verts, Abbes Jacoby, longtemps militant à la LCR, fut non seulement fiché mais également filé, comme il a pu s’en rendre compte après que François Bausch, en sa qualité de président de la commission de contrôle du Srel, avait effectué une première descente en décembre et s’était procuré le dossier de son collaborateur. Et Jacoby n’est pas le seul. Bausch – ancien trotskiste lui aussi – en avait profité pour dénicher le dossier d’un autre militant de la LCR aujourd’hui retraité (dont nous tairons le nom) bien connu des militant-e-s de gauche mais méconnu du grand public. Question : si le Srel espionnait principalement dans le contexte de la guerre froide, comment expliquer l’absence de cadres ouvertement pro-soviétiques alors que foisonnent les fiches des militants de la gauche marxiste hostiles à l’URSS ?

Se pose la question légitime que personne ne formule vraiment : le Srel aurait-il tout simplement effectué un petit nettoyage avant la descente de la commission d’enquête parlementaire ? Certes, à leur arrivée sur les lieux, les armoires d’archives étaient scellées. Par des sceaux du Srel lui-même. C’est un peu comme si un suspect procédait lui-même au scellement du « lieu du crime » en amont de la visite du juge d’instruction. D’ailleurs, l’on peut se demander pourquoi la commission d’enquête n’a pas estimé utile d’y procéder par elle-même et bien plus tôt. Car désormais, la troupe taiseuse du CSV (cinq députés) qui siège au sein de la commission et dont le but principal est de couvrir le Srel et son chef politique, n’hésitera pas à utiliser le « pshhit » de la descente du 3 janvier afin de boucler au plus vite une affaire potentiellement explosive.

Comme d’ailleurs elle ne s’embarrasse pas non plus d’utiliser le bâton quand il le faut : le courrier envoyé aux membres de la commission par le procureur d’Etat Robert Biever (pilier de l’Etat-CSV) et par le premier ministre leur rappelant la « base légale » de leurs investigations et les peines encourues en cas de divulgations de certaines informations a fait son petit effet. Ce n’est pas une première : Marc Spautz, le chef de fraction du CSV, avait lui aussi pris l’initiative, à la mi-décembre, d’envoyer un tel courrier à François Bausch, provoquant l’ire de ce dernier. Le rappel par Biever concernant l’ouverture d’une enquête préliminaire à l’encontre de journalistes ayant divulgué l’enregistrement de Mille par Juncker, est de la même nature. Certes, aussi bien Biever, Juncker que Spautz peuvent arguer qu’il ne font que citer des textes de loi, voire qu’il ne font qu’agir dans un cadre légal supposé connu. Il en reste qu’il devient difficile, aussi bien pour les députés que pour la presse, de disserter publiquement sur l’affaire, ne sachant plus trop ce qui peut être dit et ce qui ne peut l’être.

D’ailleurs, une personne bien renseignée sur les rouages de l’Etat nous a confié que, connaissant Mille, elle serait presque tombée à la renverse en apprenant l’histoire de l’enregistrement. Mais à ses yeux, l’affaire est plus profonde et témoigne d’un délitement général de l’Etat où les hauts fonctionnaires se tirent dans les pattes et copineraient trop facilement avec des prédateurs de la place financière. La débâcle autour de l’affaire Cargolux/Qatar en serait un symptôme. Une débâcle qu’un Srel fonctionnant sérieusement aurait été censé prévenir.

Juncker et Mille, cul et chemise

Mais à quoi sert-il donc ? Une question qui risque de passer à la trappe lors des prochaines auditions. Tout comme il n’a pas été fait mention jusqu’ici du Haut commissariat à la protection nationale, censé coordonner les services relevant de la sécurité du territoire. Depuis 2001, l’argument du terrorisme djihadiste revient systématiquement. C’est le nouvel « enemy », depuis la dislocation de l’URSS et la crise existentielle du Srel qui s’ensuivit. Mais était-il déjà si utile à cette époque ? Un ancien proche collaborateur de l’ancien premier ministre Gaston Thorn en doute fortement : « Thorn, tout comme Robert Krieps (vice-premier ministre socialiste et ministre de la Justice) considéraient que le Srel était une `horreur‘ au sein d’un Etat démocratique et c’est la raison pour laquelle ils voulaient l’abolir. »

Quant à la lutte contre l’ennemi soviétique, il n’y croit pas. « Franchement, la CIA n’avait pas besoin du Srel. Elle connaissait bien le terrain de ce petit pays. Et de toute façon, il n’était pas nécessaire de disposer d’un tel service pour savoir qui était pro-soviétique. Et en plus, le Luxembourg était loin d’être un nid d’espions. Il ne s’y passait rien de vraiment détonnant. » Le Srel aurait principalement été créé sous la pression de l’armée, qui elle-même disposait d’un service secret, le « deuxième bureau », qu’elle voulait voir revalorisé, soit pour des questions de prestige, soit par paranoïa et anti-communisme forcené. Il n’est donc pas étonnant que le Srel fut composé de militaires durant cette période. Quant à la menace islamiste, il est évident qu’elle fut sciemment surévaluée et qu’elle a principalement servi à renforcer les appareils de répression et à doter l’Etat de nouveau moyens de répression à la délimitation légale des plus floues, comme ce fut le cas lors de l’adoption, en 2003, de la loi « antiterroriste ».

L’on peut donc penser que le Srel, de concert avec le CSV, procède à l’enfumage du siècle. Jusqu’à l’enregistrement même du fameux dialogue entre Juncker et Mille. Le collaborateur est formel : « Mille et Juncker sont comme cul et chemise. En matière de cynisme politique, personne n’arrive à la cheville de Juncker. » Aux yeux de ce collaborateur, Juncker est loin d’être une victime. Au contraire, l’enregistrement aurait été effectué avec son consentement dans le but de le ressortir au moment opportun. Mais quel moment ? Assurer son come-back politique, se dédouaner dans l’affaire « Bommeleeër » qui devrait faire des vagues cette année ? Des questions légitimes qui se posent dans le brouillard savamment entretenu. La commission d’enquête a beaucoup de travail. A condition qu’elle l’entreprenne sérieusement.


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