TURQUIE: « Une période pleine d’espoir »

En marge d’une rencontre entre journalistes turcs et luxembourgeois qui s’est déroulée cette semaine, nous nous sommes entretenus avec l’une d’entre eux, Burcu Bingöl, journaliste au quotidien écosocialiste Bir Gün. L’occasion d’évoquer le vaste mouvement de résistance en cours déclenché par l’affaire du parc Gezi.

« La mode auprès des jeunes est à nouveau à la politique. Et c’est une bonne mode ! », estime Burcu Bingöl qui se réjouit de la prise de conscience des Turcs en général et des plus jeunes en particulier.

woxx : On peut imaginer qu’un journal tel que Bir Gün se sente comme un poisson dans l’eau dans le contexte actuel des manifestations.

Burcu Bingöl : D’une certaine manière, nous devons même notre succès à Erdogan (premier ministre turc, ndlr), qui n’hésite pas à nous nommer publiquement pour nous critiquer et nous attaquer. Avec un tirage quotidien de 10.000 exemplaires, nous sommes un journal assez modeste et bien que nous existions depuis dix ans, cela ne fait vraiment que depuis environ deux ans que nous avons acquis une réelle notoriété. Nous avons deux types de lectorat : surtout des jeunes et des étudiants d’une part, et ce qu’on pourrait appeler les « anciens révolutionnaires » d’autre part.

Quelle est votre analyse des évènements autour du parc Gezi ?

Nous soutenons les manifestants, évidemment. Certains médias comparent ces manifestations aux printemps arabes, mais nous ne partageons pas cet avis. Ce n’est pas une révolution, mais c’est une résistance. C’est une période pleine d’espoir, car elle marque le réveil politique de la population et surtout de la plus jeune génération, celle qui est née dans les années 1990. Lorsque les manifestations ont éclaté, CNN Turquie a préféré diffuser un documentaire sur les… pingouins ! Les gens sont immédiatement descendus dans la rue et ont manifesté devant le siège de la chaîne. Ils n’ont plus envie de se laisser manipuler.

Une génération que l’on disait apolitique ?

En effet. Elle a la réputation d’être très superficielle, de ne s’intéresser qu’à la consommation, la mode ou la musique. Mais quelque chose a changé. Lors des manifestations du 1er Mai encore, très peu d’entre eux y participaient et lorsque l’on montrait à la télévision des images de manifestants maltraités par la police et traités de « terroristes », ces jeunes avalaient cette version. Désormais, ils voient les choses différemment. On peut même dire qu’ils font preuve d’énormément de bravoure mais aussi d’imagination et d’humour. Cela se lit dans les slogans qu’ils inventent. La politique semble devenir une nouvelle mode pour eux. Mais c’est une bonne mode !

Quel rôle jouent les organisations ou partis de gauche dans ce mouvement ?

Mis à part le CHP (« Parti républicain du peuple », kémaliste et social-démocrate, fondé par Atatürk), que l’on ne peut pas vraiment qualifier de gauche, il y a le TKP (Parti communiste turc) et l’ODP, ainsi qu’un mouvement issu de la société civile. Mais aucun de ces partis n’intervient directement, car une bonne partie de la jeunesse se montre encore assez sceptique face à eux et face à l’engagement partisan. Et aussi surtout parce qu’ils se sentent comme des acteurs à part entière de la résistance. Les partis de la gauche radicale l’ont compris et respectent cette attitude.

Mais cette résistance est politiquement très hétérogène.

Oui, on peut dire qu’elle va de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. C’est la première fois qu’on assiste à des manifestations auxquelles participent côte à côte, sans se confronter, des socialistes, des communistes, des kémalistes ou des nationalistes. Sans oublier les partis kurdes, les écologistes ou encore les mouvements LGTB.

Et quelle est la présence des syndicats ?

Malheureusement, les syndicats sont assez faibles en Turquie, notamment à cause des fortes répressions qu’ils ont dû endurer et des pressions constantes exercées sur les travailleurs qui craignent pour leur emploi s’ils s’engagent syndicalement. Mais ils soutiennent néanmoins les manifestations, y participent et ont même fait grève pendant une journée.

En quel sens la situation en Turquie s’est-elle détériorée depuis l’accession au pouvoir de l’AKP ?

Au début, l’AKP (Parti pour la justice et le développement) d’Erdogan véhiculait l’image d’un parti certes conservateur, mais tolérant. En gros, il disait : « Oui, nous sommes un parti religieux, nous n’aimons pas l’alcool, mais nous respectons le mode de vie des autres. » Mais depuis l’année dernière, la pression s’accentue. L’AKP et Erdogan s’immiscent de plus en plus dans la vie privée des gens. Ils recommandent aux femmes de faire trois enfants, veulent abolir les programmes de contrôle des naissances ou prohiber la consommation d’alcool dans les bars après 22 heures. Avec ces mesures, les gens prennent conscience que l’AKP entre littéralement dans leur vie privée. La volonté du gouvernement d’arracher ou de transplanter les arbres du parc Gezi pour y construire un supermarché ou une mosquée – la version d’Erdogan a changé au fil du temps – a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Il semble que tout tourne autour des politiques sociétales de l’AKP, mais très peu des politiques économiques se sociales. Le « miracle » économique turc profite-t-il vraiment à tout le monde ?

Ce n’est pas la question centrale, en effet, bien que la croissance économique du pays constitue la rengaine habituelle du gouvernement. Mais cette croissance ne concerne que les plus riches. Les plus modestes, quant à eux, s’appauvrissent de jour en jour. Car en matière économique, l’AKP est, pour le coup, très libéral.

Certains manifestants attendent une intervention de l’armée.

Certains pensent en effet que l’armée pourrait chasser l’AKP. Mais ils se trompent sur deux points. Primo, elle n’interviendra pas, car elle est affaiblie, beaucoup d’officiers ont été emprisonnés suite à l’affaire Ergenekon. Ensuite, dans l’hypothèse où elle tenterait un coup contre Erdogan, une dictature militaire serait bien pire. Ils se leurrent en pensant que l’armée serait du côté du peuple.

Comment pensez-vous que la situation pourrait évoluer ?

Il se peut que les manifestations s’estompent bientôt. Mais on pourrait très bien imaginer qu’elles reprennent quelques mois plus tard pour différentes raisons. Ils ont appris à se défendre. Désormais, tout le monde a acheté des masques à gaz. Et je pense qu’ils voudront s’en resservir !

Burcu Bingöl, 26 ans, est née dans l’Est anatolien, le Kurdistan turc. Elle s’installe ensuite à Istanbul pour y étudier l’anthropologie. Depuis deux ans, elle est journaliste professionnelle au sein de Bir Gün, quotidien de gauche se réclamant de l’écosocialisme. Elle est également membre de l’ODP (Parti de la liberté et de la solidarité), qui réunit différentes composantes de la gauche radicale turque.


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