www.2030.lu – Embarquement différé

Vu depuis l’an 2030, le buzz autour d’une initiative luxembourgeoise collectant des idées pour un avenir radieux paraît bizarre. Et laisse des regrets, car nous connaissons la suite de l’histoire.

Où serez-vous en 2030 ? Rendez-vous est pris pour dans 17 ans, à Luxembourg ou à… Zhengzhou.

Aujourd’hui, soirée luxembourgeoise entre vieux copains. J’ai apporté un pinot gris, Joëlle a fait une Bouneschlupp et Maxime a amené un livre et un Blu-ray qu’il a retrouvés au fond d’une armoire. Assis au salon, pendant que Joëlle connecte son vieux lecteur optique au mur LED, j’examine le livre : format paysage, 350 pages, tout en couleur. C’est agréable à feuilleter et le contenu semble bien organisé – ce qui, avec un titre comme « 355 idées pour l’avenir du Luxembourg », est essentiel. Quant au disque optique, il contient l’ensemble des conférences et ateliers organisés autour de ce sujet en 2013. Il s’agit de la tentative d’organiser « un large débat public sur l’avenir du pays dépassant les sphères institutionnelles ». Le nom que s’était donné l’initiative, « 2030.lu – Ambition pour le futur », nous fait bizarre, car nous sommes en… 2030.

Installés dans nos fauteuils, nous voyons apparaître à l’écran un amphi, filmé de derrière. Face à des bancs bien remplis se tient l’orateur, derrière lui sont projetés des « slides ». On voit le titre de l’atelier, « Un territoire pensé pour les générations futures », illustré par un dessin montrant une terre avec de l’herbe bien verte, des arbres et des éoliennes sur fond de ciel bleu clair – le monde idéal tel qu’on le rêvait en mai 2013. « Nous partons de l’idée que notre pays est face à des défis comme le logement, la cohésion sociale, l’attractivité et l’environnement », est en train d’expliquer Marc Wagener. C’est lui qui coordonnait l’initiative 2030 et qui, ce jour-là, insistait sur le côté constructif : « Il ne faut pas en rester au diagnostic, mais proposer des solutions. »

Combien de trams ?

L’initiative, en plus des événements qu’elle organisait, cherchait en effet à collecter des idées. Celles-ci pouvaient notamment être soumises lors des ateliers ou à travers la plateforme internet. 2030.lu avait choisi Ideascale, l’un des premiers outils de ce type, également utilisé par Barack Obama, président des Etats-Unis de 2008 à 2016. Chaque utilisateur enregistré pouvait rajouter ses propres idées et aussi voter pour ou contre et commenter celles des autres.

A l’écran, Marc Wagener est cadré de près. « Si le monde entier vivait comme nous, il faudrait six planètes Terre. » A l’époque, on avait peur que la classe moyenne chinoise s’achète des voitures et parachève la catastrophe climatique que nous avions si bien préparée. L’orateur suivant, le géographe Christian Schulz, avance plusieurs propositions en matière d’aménagement du territoire : arrêter de construire des supermarchés hors des villes, améliorer la coopération entre les communes, optimiser les transports à l’échelle grand-régionale afin de réduire la part des voitures individuelles.

Que Schulz évoque un implantat dans le lobe frontal des utilisateurs afin de leur conseiller le trajet optimal nous fait sourire. Ce type de gadget existe désormais, mais il est réservé aux riches – le peuple se débrouille très bien avec des apps de smartphone et des écouteurs ou une smartwatch. Et si les problèmes de mobilité ont empiré au Luxembourg après 2015, ce n’est pas pour des raisons technologiques mais par manque de courage politique. Les mesures proposées en 2013 par le professeur allemand étaient déjà discutées au Luxembourg dans les années 1980. Or, même ces mesures sans doute timides et insuffisantes n’ont par la suite jamais été réalisées de manière conséquente.

L’intervenante suivante, Pascale Junker, économiste de l’environnement, se montre plus téméraire. Après avoir expliqué pourquoi l’humanité en général et le Luxembourg en particulier vit au-dessus de ses moyens, elle affirme : « Les mesures sans douleur, comme éteindre le moteur de la voiture ou utiliser une montre sans batterie, ne suffiront pas. » Elle suggère d’introduire des écotaxes, de créer une réserve d’argent pour préparer les vaches maigres et estime qu’il faut « démanteler la culture de consommation ».

Zhengzhou, aller simple

Ensuite, sur le track « Questions du public », la discussion part un peu dans tous les sens. La caméra zoome sur des participants qui proposent la gratuité des transports en commun, la construction d’un métro, l’amélioration des pistes cyclables et même un téléphérique. Alors que les interventions ont insisté sur la dimension écologique, à part la mobilité, le grand sujet est le logement « abordable ». Un boom immobilier, conséquence directe d’un boom économique, doit se résoudre par une intervention publique massive. Or, nombre d’intervenants ne raisonnent qu’en termes de marché. Conséquence logique : on souhaite réduire la demande et remettre en question la croissance démographique. « 700.000 habitants sur notre petit territoire, est-ce souhaitable, est-ce seulement possible ? »

« Oui », dit Joëlle, et pointe le doigt vers la baie vitrée, à travers laquelle nous voyons les lumières nocturnes du Business District de Zhengzhou. A l’époque, les pro-croissance évoquaient la Sarre, où sur la même surface que le grand-duché, habitait un million de personnes. A Zhengzhou, la zone urbanisée de 2.300 kilomètres carrés accueille aujourd’hui presque six millions de personnes. Il n’y a pas de véritable campagne, comme dans la Sarre, mais Joëlle nous assure qu’avec les parcs et plans d’eaux, il y fait bon vivre.

L’idée de se réunir entre amis luxembourgeois émigrés en Chine, nous est venue quand nous avons reçu la fameuse lettre de la Sécurité sociale : à partir du 1er janvier 2031, le payement des retraites sera remplacé par une allocation de base… réservée aux seuls résidents du Luxembourg. Cela ne nous a pas surpris, et même si cet argent – pour lequel nous avons cotisé dans le temps – serait le bienvenu, comment être fâchés ? Notre pays d’origine va tellement mal que les maigres ressources encore disponibles vont en priorité à la lutte contre la pauvreté sur place, plutôt qu’à des émigrés qui s’en sortent assez bien.

Le niveau des pensions avait de toute façon été baissé en 2024, lors du grand crash des finances publiques. Et alors que dix ans plus tôt on craignait le « mur des retraites », le vrai problème avait été l’effondrement économique du pays, et la baisse subséquente des recettes fiscales. Ce qui avait conduit aussi à des baisses de salaires et à des licenciements dans la fonction publique, jusque-là préservée. C’est cette année-là que Maxime, prof d’histoire, était revenu à Pékin pour y rester – heureusement qu’il avait appris le mandarin plutôt que, comme son père, le russe.

On a des idées

Joëlle passe le lecteur en avance rapide, car les intervenants de l’atelier de juin sur l’« économie soutenable » nous agacent. Voici des experts qui, cinq ans après la crise financière de 2008, continuaient à raisonner sur base des dogmes libéraux. Avec le recul, cela semble tellement absurde – après tout, cette crise avait été le début de la fin du monde comme il était avant, et du système économique défectueux sur lequel il était basé. A l’écran, Manuel Baldauff insiste sur l’importance de la productivité – une notion ignorant les contraintes de durabilité, peu pertinente au niveau macroéconomique et particulièrement floue dans une économie de services. Et quand il demande à ceux qui refuseraient de courir après la productivité de faire leur choix, cultiver des patates ou émigrer en Inde, Maxime pique un fou rire. C’est qu’aujourd’hui, malgré la cure de cheval libérale des années 2010, il nous a fallu émigrer, tandis que nos amis restés au pays en sont presque réduits à cultiver des patates.

Nous terminons le visionnage par la « cérémonie de clôture » organisée par 2030.lu le 26 novembre au Findel. Dans un coin du restaurant panoramique suspendu au-dessus du grand hall, Marc Wagener explique que le choix du lieu symbolise le « décollage » du pays et constate le succès de l’initiative : 1.500 participants, 28.000 visiteurs de la plateforme et 355 idées reprises – « sans faire une sélection » – dans le livre édité pour l’occasion. Etait-ce une prémonition que de choisir l’aéroport, l’endroit par où Joëlle, Maxime et moi-même, comme tant d’autres, ont quitté leur pays ? A l’époque, c’était aussi l’endroit par où des émigrés venus d’ailleurs cherchaient à entrer au Luxembourg et étaient le plus souvent renvoyés.

Pour Joëlle, qui avait lancé son entreprise au cours du boom logistique, le Findel symbolise aussi le rêve luxembourgeois de s’intégrer à la mondialisation. Et la nature volatile de l’économie mondiale, qui l’avait obligée à changer de point d’ancrage professionnel et privé quelques années plus tard, quand la désintégration politique européenne avait entraîné la désintégration économique.

Je me souviens de cette cérémonie à l’aéroport : les participants avaient insisté qu’ils exploraient des voies nouvelles, qu’ils avaient réussi à intégrer Luxembourgeois, résidents étrangers et frontaliers. Debout, dégustant les petits sandwichs, certains feuilletaient le livre pour montrer telle ou telle idée à leur voisin. J’avais eu l’impression que le contenu du livre était un bric-à-brac d’idées pas mauvaises en soi, mais pour la plupart pas très nouvelles non plus. Pourtant, celles et ceux qui avaient participé exprimaient avec enthousiasme le souhait de poursuivre le processus, la preuve que quelque chose avait été mis en mouvement.

Blocages… lesquels ?

Quant à la neutralité de 2030.lu, elle était étayée par la variété des idées et des contributions. Mais le tout étant financé par la Chambre de commerce, et la coordination assurée par des bénévoles… tous employés de cette même Chambre, les critiques avaient eu beau jeu de dénoncer un coup de lobbying. Effectivement, l’insistance des discours sur les « blocages » du Luxembourg indique que 2030.lu avait été lancé par une élite intéressée pour faire comprendre « aux gens » que « des changements » étaient nécessaires. Mais le processus aurait pu faire comprendre à des acteurs comme la Chambre de commerce que les changements nécessaires n’étaient pas toujours ceux qu’ils avaient eux-mêmes envie d’accepter. Or, l’initiative avait choisi de se concentrer sur la collecte d’idées isolées et suggérait ainsi que de nombreuses solutions relevaient du simple bon sens. Etait-ce vraiment une réponse aux défis tels qu’ils avaient été énoncés par des intervenants comme Pascale Junker ? La recherche de solutions win-win, aux dépens de stratégies plus radicales et douloureuses, peut aussi conduire un pays dans une situation lose-lose.

L’initiative avait invité les acteurs politiques à puiser dans les idées, et le patronat le fit – de manière évidemment sélective. Ce fut un élément de sa stratégie « anti-blocages », s’alliant tour à tour avec la gauche productiviste et l’écologie libérale afin de faire sauter les verrous environnementaux et sociaux entravant le « développement » du pays. Vers 2020, ceux qui avaient appelé à gérer le Luxembourg comme une entreprise pouvaient crier victoire. Mais l’impact de la dégradation de l’environnement se fit sentir à tous les niveaux, réduisant l’attractivité économique du pays. Et l’abandon du dialogue social empêcha de rechercher des solutions consensuelles aux nouveaux défis. Le crash ne fit que confirmer la fragilité d’un petit pays dans un contexte de crise généralisée.

« La faute au patronat, qui n’a poursuivi que ses intérêts », lance Maxime. « Les syndicats ont fait n’importe quoi », rétorque Joëlle, « et la politique aurait dû imposer des compromis, mais elle n’a raisonné qu’à court terme. » Je me hasarde à un « Et les gens ? N’était-ce pas ce qu’ils demandaient ? » Nous restons assis devant l’écran noir. La Bouneschlupp est froide. Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Aurait-on pu faire quelque chose en 2013 ? Franchement, personne ne pouvait imaginer que ça se passerait comme ça.


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