GAUCHE: D’Orphée à Orwell

Que l’on soit croyant ou non, les fêtes de fin d’années sont propices à la prise de recul et la remise en question. Même à gauche, il n’est pas interdit de se questionner. Et l’indomptable philosophe français Jean-Claude Michéa nous y invite.

La gauche souffre-t-elle du complexe d’Orphée, condamné à ne pas se retourner, sous peine de punition?

C’est un exercice que l’on ne pratique pas uniquement au Luxembourg. A l’issue d’élections législatives, l’on procède au décompte des député-e-s élu-e-s pour se faire une idée d’un glissement « vers la gauche » ou « vers la droite » du corps électoral. Les modes de scrutin proportionnels, par nature plus « représentatifs », favorisent ce genre de décompte. C’est le cas au Luxembourg, avec toutes les réserves que l’on peut y apporter. D’un point de vue simpliste, ce décompte peut paraître évident  : pour évaluer la gauche, on totalise le nombre de sièges obtenus par le LSAP, les Verts et Déi Lénk (21 sièges). A droite, c’est le CSV et l’ADR (26 sièges). Apparaît alors la première difficulté  : où diable situer le DP ? Les libéraux sont-ils de droite, de gauche, du centre ? Il suffit de s’entretenir avec les membre du parti du nouveau premier ministre pour se rendre compte que vous ne recevrez pas de réponse homogène de leur part. La plupart éviteront de se positionner, préférant se qualifier tout simplement de « libéraux », ce qui est probablement la réponse la plus adéquate. Si la réponse est complexe, c’est certainement que la question est trop simple.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est l’attitude des membres du LSAP, principal parti issu du mouvement ouvrier, quant à leurs affinités avec d’autres partis. Parti de gouvernement, le LSAP n’a connu que deux variantes (à l’exception de la très récente « Gambia »)  : gouverner avec le CSV ou gouverner avec le DP. Cette deuxième option, qui se limitait à une parenthèse de cinq années (de 1974 à 1979), semble, dans la mémoire collective du LSAP, avoir été perçue comme un âge d’or du socialisme luxembourgeois, en raison de la réalisation d’un certain nombre de réformes sociales et sociétales.

Il n’était donc pas vraiment étonnant qu’un gouvernement « laïc », donc sans CSV, ne cessât de parcourir l’esprit collectif tel un serpent de mer. Et que la possibilité d’une coalition à trois, dans l’actuelle constellation, suscitât, dès la campagne électorale, un enthousiasme certain, y compris au sein du LSAP. Un enthousiasme qui peut en partie expliquer le ralliement socialiste à la candidature d’Etienne Schneider, auparavant considéré comme trop libéral et technocrate. Contrairement à ce que le CSV tente, encore et en vain, de faire passer pour un coup non annoncé, l’intention de Schneider de tenter « Gambia », si l’arithmétique le permettrait, était affichée dès le début de la campagne électorale, par le fait qu’il se déclarait candidat au poste de premier ministre. Comment expliquer cet enthousiasme ? A cause, peut-être, de l’espoir qu’une fois le CSV relégué sur les bancs de l’opposition, une politique progressiste, voire de gauche, serait enfin possible ? Mais alors, en ce début de 21e siècle, qu’est-ce qu’une politique de gauche ? Quels sont les critères qui délimitent droite et gauche ?

La gauche et le libéralisme

Chez nos voisins français, il est actuellement un philosophe qui s’attelle à cette tâche. Jean-Claude Michéa, professeur de philosophie à la retraite dans le secondaire à Montpellier, tourmente pour l’heure la gauche de la gauche. Autrefois encarté au Parti communiste français (dont il fut membre de 1972 à 1976), Michéa développe une pensée hétérodoxe, en revendiquant l’héritage philosophique d’un Michel Clouscard (philosophe et sociologue proche du PCF), d’un Christopher Lasch (historien américain se revendiquant du socialisme) et surtout de l’écrivain britannique George Orwell, dont l’oeuvre majeure « 1984 », souvent incomprise et récupérée par l’anticommunisme de la guerre froide, obnubile paradoxalement la pensée socialiste et révolutionnaire.

Qui est Michéa ? Ce penseur atypique, pourfendeur du libéralisme, parfois provocateur, est souvent qualifié par la presse hexagonale d’« inclassable », terme révélateur de la circonspection de journalistes confrontés à des penseurs qui s’émancipent des sentiers battus. Penseur que l’on situe à la gauche de la gauche, il évite lui-même d’employer ce terme qu’il estime être galvaudé, préférant lui-même se qualifier tantôt de « socialiste », tantôt de « libertaire », rappelant que Marx lui-même n’employait jamais la dichotomie droite-gauche.

Afin d’illustrer son propos, il se fait historien en retournant à l’époque révolutionnaire française. A commencer par la signification de la tricolore républicaine, dont les trois couleurs symbolisent l’union de trois classes (bleu pour la bourgeoisie, blanc pour l’aristocratie et rouge pour le prolétariat). Comme nous le savons tous de nos manuels scolaires, la « gauche » terminologique s’est établie à cette époque, en rapport avec l’emplacement des députés au sein des assemblées  : à droite les partisans de la monarchie, à gauche ses opposants. Or, les antimonarchistes constituaient en réalité une alliance objective de deux classes, à savoir la bourgeoisie et le monde ouvrier et paysan, deux classes poursuivant des intérêts contradictoires. Selon Michéa, le moteur antimonarchiste était d’ailleurs propulsé non pas par la classe « rouge » mais par les bleus, qui revendiquaient le pouvoir politique après avoir déjà conquis la prédominance économique. Mais pour le « peuple », la révolution libérale n’allait que remplacer une oppression par une autre, et, en référence à Marx, le « progrès » mettant fin aux superstitions de l’ère féodale s’accompagnera de la transformation froide et calculée de tout aspect de la vie en valeur marchande.

Michéa séduit et choque à la fois. Ainsi se fait-il, à l’image de Clouscard, critique de mai 1968. Ce qui distingue sa critique de cette séquence historique des critiques de la droite conservatrice, c’est principalement l’impact que cette non-révolution eut sur les masses populaires et qu’il la place dans la continuation de l’entreprise historique non du socialisme, mais du libéralisme économique. La libéralisation des moeurs et la destruction des « valeurs traditionnelles » (qu’il ne met pas en cause a priori) promues par Mai 1968, ne s’accompagna pas de l’émancipation économique de la classe ouvrière. Au contraire, elle permit une avancée du libéralisme économique. Si, avant 1968, le peuple était soumis à un capitalisme de type patriarcal, il pouvait néanmoins s’accrocher à des structures sociales plus traditionnelles (comme la famille). Désormais, il se voit confronté à un capitalisme libéral se défaisant progressivement des structures étatiques « protectrices » du capitalisme d’Etat hérité du programme du Conseil national de la résistance (alliance entre la bourgeoise nationale gaulliste et le PCF) et d’une société réduisant à néant les bouées de sauvetage, quitte à ce qu’elles flirtent avec la superstition. L’on en revient à Marx, pour qui la religion représentait « l’âme d’un monde sans âme ».

De la décence commune

Il n’est donc pas étonnant que Michéa aime à s’en référer à George Orwell, dont le personnage principal de « 1984 », Winston, déclare à la fin du roman qu’il n’y a pas de salut hors du prolétariat. D’ailleurs, l’aspect qui revient en boucle chez Michéa, tel un credo, est celui de « common decency » emprunté à Orwell. Michéa, chantre de la décroissance, estime que le « peuple », sans l’idéaliser, est par essence plus décent que la bourgeoisie : ne pouvant pas tout s’acheter, le peuple doit s’en remettre, ne serait-ce que pour assurer sa survie matérielle, à des valeurs telles que le don, la solidarité, la droiture et le respect de la parole donnée. Des valeurs inutiles pour le déploiement du libéralisme économique.

L’on comprend vite où Michéa veut en venir : sa critique s’adresse à l’ensemble de la gauche, de la social-démocratie à l’extrême gauche, qu’il accuse d’être aveugle par rapport au libéralisme, d’avoir troqué, au nom d’un supposé « progressisme » libéral, son combat primaire qui est celui de la domination économique. Ceci explique justement sa focalisation sur les sujets « sociétaux » au détriment des questions « sociales ». Il prend pour exemple l’actuel gouvernement français, de « gauche », qui, s’il a introduit le « mariage pour tous », n’ose pas s’en prendre aux intérêts du capital et laisse les travailleurs à la merci du libéralisme économique. Avec pour résultat la montée du Front national.

Dans son livre qui l’a fait connaître du grand public, tout du moins qui a ébranlé la gauche française, « Le complexe d’Orphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès », il compare ainsi la gauche au pauvre Orphée, qui, afin de délivrer sa femme Eurydice des Enfers, ne devait se retourner jusqu’à leur sortie. Or, n’entendant plus ses pas derrière lui, il enfreint l’interdit, se retourne et la voit disparaître à jamais. Tel serait le dilemme de la gauche : se retourner, se remettre en question et revoir son logiciel traditionnel libéral, lui ferait courir le danger de se faire traiter de conservatrice, voire de réactionnaire.

Il n’est pas étonnant que Michéa déchaîne actuellement les passions : s’il est vivement discuté, notamment au sein du Front de gauche, les attaques contre lui sont à la mesure de ses critiques. Des articles entiers lui sont consacrés du Nouvel Observateur au Monde diplomatique dans lesquels il est dépeint comme agent de la réaction. Le fait que certaines franges de ce qu’on appelle communément l’alliance « rouge-brune » s’emparent de ses thèses (malgré lui, à l’instar de Clouscard qui s’en défendait jusqu’à sa mort), n’arrange évidemment pas son cas.

Quoi qu’il en soit, s’il provoque tant de débats à gauche, c’est qu’il a réussi à toucher un point névralgique. D’ailleurs, l’actualité interdit de faire l’impasse sur ce penseur iconoclaste : les dégâts progressifs engendrés par le libéralisme économique devraient « ouvrir un boulevard » à la gauche de la gauche. Or, hormis en Grèce, patrie d’Orphée, ce n’est le cas nulle part. Comme quoi l’arme de la critique ne remplacera jamais la critique des armes.


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