RWANDA: « Abattez les grands arbres »

Comment expliquer l’inexplicable ? Le génocide rwandais, avec ses plus de 800.000 victimes, soulève de nombreuses questions. Qui était responsable ? Qu’est-ce qui amène des gens ordinaires à tuer leurs voisins ? 20 ans après les massacres, un retour sur l’histoire d’un pays traumatisé.

« Plus jamais », Genocide Memorial Church, Karongi-Kibuye, Rwanda (PHOTO: WIKIMEDIA)

« Le génocide des Tutsi est réel et incontestable, mais il ne peut effacer le génocide (des) Hutu, beaucoup plus étendu », a déclaré Pascal Simbikangwa devant la cour d’assises de Paris, selon certains médias français. Simbikangwa, ex-capitaine du Service central de renseignement rwandais, âgé de 53 ans et paraplégique depuis un accident de la circulation en 1986, sera jugé pour « complicité de génocide » et « complicité de crimes contre l’humanité » lors du génocide des Tutsi au Rwanda. Son procès est le premier lié à ce génocide à se dérouler sur le territoire français ? ce qui lui vaut d’être qualifié d’« historique » dans la presse française. Selon laccusation et le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), à l’origine de la plainte déposée contre Simbikangwa, l’ex-capitaine, dont la femme et la mère étaient Tutsi, aurait fait partie de l’Akazu, organisation fondée par l’ancien président rwandais, Juvénal Habyarimana dans le but de planifier et de mettre en oeuvre le génocide. Très proche du clan du président, on reproche à Simbikangwa d’avoir été, en quelque sorte, un des instigateurs des massacres de 1994, notamment en distribuant des armes à des barrières tenues par des miliciens extrémistes, destinées au meurtre de Tutsi et de Hutu modérés.

Damien Vandermeersch, magistrat belge et ancien juge d’instruction chargé des « affaires Rwanda », est l’auteur du livre « Comment devient-on génocidaire ? Et si nous étions tous capables de massacrer nos voisins ». Pour lui, « la thèse du double génocide » qu’évoque Pascal Simbikangwa à son procès « a souvent été évoquée pour faire croire au match nul et renvoyer les belligérants dos à dos ». Il est ferme sur le fait que « les crimes des uns ne vont jamais justifier les crimes des autres ». Dans son ouvrage, Damien Vandermeersch pose la question du pourquoi : « Comment arrive-t-on à de telles extrémités ? Qu’est-ce qui amène des citoyens `ordinaires‘ à commettre des crimes aussi `extraordinaires‘ ? » Pour tenter d’expliquer cela, un retour sur l’histoire du Rwanda est nécessaire.

Le Rwanda est le dernier pays africain qui a été découvert et colonisé par les Européens. Ce n’est qu’en 1894 que le comte allemand Gustav Adolph von Götzen, entouré d’une petite armée de 620 soldats, entre au Rwanda. En 1901, il est nommé gouverneur de l‘ « Afrique orientale allemande » dont fait partie le Rwanda.

La notion d’« ethnie »

Ce sont essentiellement les colonisateurs allemands qui importent la notion d’« ethnie » au Rwanda. Alors que, dans la société rwandaise précoloniale, les mots « hutu », « tutsi » et « twa » désignent des catégories socio professionnelles, les Hutu étant des agriculteurs, les Tutsi des éleveurs et les Twa des chasseurs, les colonisateurs s’acharnent à diviser la société traditionnelle en « ethnies » différentes, sur des bases raciales et morphologiques. Selon eux, les Tutsi, ayant une ascendance plus proche des Européens et venant de loin, se distingueraient par leur intelligence et la finesse de leurs traits. Les Hutu sont considérés comme inférieurs.

« Révolution sociale »

En 1916, au cours de la Première Guerre mondiale, les Allemands sont chassés du Rwanda par les Belges, qui l’occupent à leur tour. En 1922, le pays devient un protectorat belge. Les nouveaux occupants, reprenant l’idéologie raciste de leurs prédécesseurs, s`en remettent aux Tutsi pour assumer l`autorité sous la tutelle de l`administration coloniale, leur offrant l’accès aux études et à la gouvernance. Les Hutu et la minorité des Twa sont condamnés aux activités subalternes réservées habituellement aux populations africaines colonisées.

C’est dans cette logique que les colonisateurs instaurent, dès 1931, la « carte d’identité ethnique », indiquant l’« ethnie » présumée du titulaire. Le mot qui est utilisé pour traduire « ethnie » en Kinyarwanda, la langue du pays, est « ubwoko ». Cependant, ce mot désigne en fait le clan. La notion d’« ethnie » n’existe pas en Kinyarwanda. Pour Damien Vandermeersch, « cette division ethnique est fondée sur une étiquette plutôt qu’une réalité ». Il juge que « par ces faits, évidemment, la Belgique a une responsabilité historique dans ce qui s’est passé ».

En 1959, le roi Mutara III, Tutsi, mis en place par les autorités coloniales belges, meurt dans des circonstances qui n’ont jamais été élucidées. C’est son frère Kigeli V qui est censé prendre la relève, mais les Hutu, majoritaires dans le pays et soutenus par l’Eglise catholique, refusent cette succession. Ils veulent être intégrés dans le nouveau gouvernement. Des manifestations dégénèrent en révolte, les Tutsi, minoritaires, sont pourchassés et massacrés. C’est le début de ce qui sera appelé « Révolution sociale » par la suite, visant à arracher le pouvoir de la main des Tutsi. Suite à un référendum favorable à l’instauration d’une république, l’indépendance du Rwanda est proclamée le 1er juillet 1962 et le roi Kigali V part en exil. De nombreux Tutsi fuient vers l’Ouganda, le Burundi et le Zaïre. Lors des premières élections libres, le parti politique hutu Parmehutu obtient 78 pour cent des sièges à l’Assemblée nationale du Rwanda. Grégoire Kayibanda est élu président de la Première République hutu. En 1973, des quotas limitant l’accès des Tutsi à l’éducation et à l’emploi public sont installés. Selon Damien Vandermeersch, « depuis l’indépendance, l’antagonisme entre Hutu et Tutsi a été `cultivé‘ et instrumentalisé dès qu’il y avait une situation de crise ». C’est dans un climat de violence généralisée que Juvénal Habyarimana prend le pouvoir à l’issue d’un coup d’Etat militaire. Habyarimana, proche de François Mitterrand, parvient à calmer les tensions « ethniques » dans un premier temps.

En 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), créé par des exilés tutsi et formé par des officiers et des soldats tutsis de l’armée ougandaise, déclare la guerre à l’Etat hutu. Il réclame un retour des réfugiés tutsi au Rwanda. Le pouvoir hutu, selon Vandermeersch, argumente « qu’il n’y a pas assez de place pour tout le monde ». Effectivement, la situation foncière dans le pays est dramatique. « On a fait passer le message aux paysans qu’ils risquaient de perdre leur terre », explique l’ancien juge d’instruction. En réaction à l’offensive du FPR, le président Habyarimana appelle ses alliés à le soutenir. La France, la Belgique ainsi que le Zaïre interviennent.

La menace devient concrète

A l’intérieur du pays, des centaines de milliers de manifestants réclament un gouvernement de transition afin de redistribuer le pouvoir dans le pays et d’entamer des négociations de paix « véritables » avec le FPR. C’est à ce moment que, pour Vandermeersch, « la menace tutsi devient concrète ». Il explique que « ce qui a été mis en avant, c’était le `danger‘ d’une prise de pouvoir par la minorité Tutsi. C’est au nom de la survie de l’ethnie hutu, au nom de la défense préventive qu’on appelait à l’unité des Hutu ». Dans ce contexte, des nouveaux massacres de Tutsi ont lieu dans le sud-est du Rwanda en 1992. Le parti du président, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), crée les milices Interahamwe, qui deviennent par la suite une des forces motrices du génocide. La même année, les négociations d`Arusha, conduites en Tanzanie avec le FPR, prévoient à terme l`intégration politique et militaire des différentes composantes internes et externes de la nation rwandaise. Ces négociations, « porteuses de grand espoir au début », deviennent, d’après Damien Vandermeersch, « un facteur de division, de polarisation, avec d’un côté les extrémistes hutu qui ne veulent pas partager le pouvoir et d’un autre côté, les Hutu modérés et le FPR ».

Le 6 avril 1994, l’avion du président Habyarimana est abattu près de Kigali. Le président, ainsi que son homologue burundais, meurent. Aucune enquête internationale n’a permis d’identifier les auteurs de l’attentat, qui est le déclencheur officiel d’un génocide qui coûtera la vie à plus de 800.000 personnes (selon l’ONU). Sur les ondes de Radio Mille Collines, organe de propagande du premier cercle de pouvoir hutu Akazu, le signal du début du génocide est donné : « Abattez les grands arbres », entend-on pendant plusieurs jours. Dans les premières heures, ce sont surtout les opposants hutu qui sont massacrés par centaines, voire par milliers. Puis, dans tout le pays, des centaines de milliers de Tutsi sont assassinés brutalement. Pendant que la France, la Belgique, l’Italie et les Etats-Unis font évacuer leurs ressortissants, les milices Interahamwe accomplissent leur « travail ». Des barrières sont dressées dans tout le pays, les Tutsi qui y sont arrêtés tombent par milliers sous les coups des mitrailleuses et des machettes. Généralement les autorités locales prétextent la mise en sécurité des Tutsi pour les regrouper dans des lieux publics où, ensuite, des groupes de miliciens achèvent les victimes. Enfin les maisons de Tutsi sont systématiquement visitées par les miliciens pour sortir ceux qui s’y cachent et les massacrer. Les massacres atteindront des sommets d?horreur. L?ampleur du génocide, sa cruauté et le nombre d?exécutants en font un des évènements les plus atroces du 20e siècle.

Une décision dramatique

La communauté internationale, elle, n’est pas capable d’empêcher les massacres. Alors que la France continue d’entretenir des relations avec le gouvernement intérimaire mis en place après l’assassinat de Juvénal Habyarimana, l’ONU installe, dès décembre 1993, une mission de maintien de la paix, appelée Minuar (Mission des Nations unies pour l`assistance au Rwanda). Mais lorsque, le 7 avril 1994, soit un jour après la mort d’Habyarimana, dix casques bleus belges de la Minuar sont massacrés par la garde présidentielle rwandaise, la Belgique décide de retirer ses soldats, qui avaient constitué plus de la moitié des troupes de l’ONU. « Courage, fuyons et laissons ces sauvages s’étriper entre eux », aurait prononcé un colonel belge selon le livre « Comment devient-on génocidaire ? » Pour Damien Vandermeersch, « la Minuar n’est non seulement pas intervenue, mais s’est retirée. Une décision qui, par la suite, s’est révélée dramatique, puisqu’elle laissait le champ libre aux tueurs ». Finalement, la Minuar ne parviendra pas à protéger les Tutsi et les Hutu modérés. Pour d’aucuns, il y a à l’origine de cet échec le manque de volonté du Conseil de sécurité de l’ONU à de donner de véritables moyens à cette mission.

Damien Vandermeersch tente de livrer des explications au génocide rwandais. Selon lui, « il y a des logiques collectives qui sont à l’oeuvre », logiques collectives qui pour lui « sont les mêmes logiques que dans l’Allemagne des années 1930 ou dans l’Ex-Yougoslavie ». Il estime que « malheureusement, ces logiques semblent être universelles ». Mais au-delà de ces logiques, il y aurait dans tout génocide « des décisions qui sont prises au niveau politique ». Le juriste est résolu : « Il y a toujours la possibilité pour des choix individuels, sinon on justifie tout. » A la fin de son livre, il cite la journaliste rwandaise Madeleine Mukamabano : « Aujourd’hui les Rwandais vivent ensemble sur les collines. Des gens côtoient ceux qui ont tué leurs enfants, leur femme ou leur mari. (?) Mais en dépit de [cela], le souvenir du génocide reste présent. »

« Comment devient-on génocidaire ? Et si nous étions tous capables de massacrer nos voisins » ? Damien Vandermeersch et Marc Schmitz, éditions GRIP


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