RADIOS: Deux décennies de perdues

La loi sur la libéralisation des médias de 1991 n’est pas vraiment un succès. Il est grand temps de l’adapter aux réalités luxembourgeoises.

Même adresse, mêmes propriétaires et presque même concept : depuis la Saint-Nicolas 1992, Radio Ara est le dernier des Mohicans de la libéralisation des ondes du début des années 1990 à ne pas avoir trahi l’idée de départ.

Quand Radio Ara a choisi en 1992 la fête de Saint-Nicolas pour commencer à émettre sur les fréquences 103,3 et 105,2, le petit monde rallié à ce projet avait le sentiment d’avoir vraiment abouti : depuis dix ans, ses militant-e-s avaient tenté de mettre en place une véritable radio participative à Luxembourg, d’abord en diffusant sous le nom d’« Atelier Radio Ukaweechelchen » depuis l’« Areler Knippchen » de l’autre côté de la frontière belge, puis en érigeant de façon illégale des émetteurs à différents endroits du grand-duché sous l’entité « RadAU Lëtzebuerg ».

A une époque où l’internet n’existait pas encore, la radio était devenue un moyen de communication très prisé par les jeunes et les franges de la société qui ne se retrouvaient pas dans le « mainstream » radiophonique que représentait RTL – alors en situation de monopole à Luxembourg.

L’espoir de pouvoir établir au grand-duché un réseau de radios indépendantes avait été nourri par la libéralisation des ondes déclarée par François Mitterrand en France. Mais le gouvernement luxembourgeois l’entendait autrement. Alors qu’il n’était pas à même de traquer le « Bommeleeër », il faisait la guerre aux petits émetteurs de radio qui pointaient çà et là. Mais jamais avec grand succès, car le mouvement avait gagné en ampleur et en popularité.

Tandis qu’ailleurs en Europe des processus de légalisation étaient déclenchés et qu’on réfléchissait aux aspects techniques et à la mise en place de réseaux de fréquences FM pouvant servir une telle démocratisation des ondes (qui parfois cachait aussi une privatisation, il ne faut pas l’oublier), le gouvernement luxembourgeois se faisait le serviteur loyal du monopoliste en place. Pas besoin de privatiser, car la CLT de l’époque était déjà la championne de la privatisation en Europe. Pendant qu’on ne lésinait pas sur les moyens pour ouvrir des brèches au niveau européen, d’abord dans le tissu radiophonique et puis dans celui des télévisions, il fallait absolument garder l’« ancien  régime » chez nous. De sorte qu’on négociait, sur le plan international, des plans de fréquences qui servaient surtout les besoins d’une radio unique et qui ignoraient ceux d’éventuels concurrents.

Le bébé de Robert Krieps

Le vent tourna quelque peu après les élections de 1989. Le gouvernement Santer-Poos a su rester en place, mais les petites formations politiques ? malgré des luttes internes parfois suicidaires ? avaient su gagner du terrain. Ce qui fut symbolisé à la Chambre des députés par la « Trapebesetzung » – un sit-in des député-e-s des petites formations qui revendiquaient les mêmes moyens de travail et d’expression que les trois grands groupes politiques – l’était dans la société civile par la création de nombreuses petites stations de radio amateurs.

Juste avant de se retirer de la politique en 1989, le ministre socialiste de la culture, Robert Krieps, avait saisi la chance de pouvoir réaliser un vieux rêve de gauche : créer une radio publique luxembourgeoise qui devrait proposer des programmes de qualité, mais sans être dans l’obligation de capter à tout moment la grande masse des auditeurs potentiels, et donc financée par les deniers publics.

Si la future radio socioculturelle était le bébé des socialistes, les chrétiens-sociaux avaient aussi pris goût à une certaine libéralisation des ondes : l’éditeur du plus grand quotidien de la place voulait étendre ses activités vers l’audiovisuel en commençant par une radio qui devait faire concurrence à l’autre éléphant de la scène, RTL.

La suite est connue : le pays se dotait en 1991 d’une loi sur la libéralisation des médias qui préfigurait la radio publique, la création de quatre radios « régionales » et celle d’innombrables radios locales. Les pionniers des radios libres – dont RadAU Lëtzebuerg – se voyaient mal servis : les radios locales étaient réduites, par la puissance d’émission qu’on leur accordait, au statut de radio de quartier. Et les radios régionales, obligatoirement constituées en des sociétés commerciales et obligées à se financer exclusivement par des rentrées publicitaires, ressemblaient davantage à des Mini-RTL qu’à des stations de radio indépendantes portées par une base militante, tant du côté des animateurs et animatrices que de l’auditoire.

On l’a bien compris : le modèle des radios régionales a été surtout inventé pour servir Saint-Paul. D’ailleurs peu après l’adoption de la loi, le plus haut fonctionnaire du ministère d’Etat en charge du dossier a donné sa démission pour devenir directeur général de? Saint-Paul.

Au début, on s’était encore donné la peine de faire croire au public qu’il s’agissait d’une véritable « démocratisation » des ondes. Les détenteurs du capital des sàrl qui devaient gérer les stations n’avaient pas le droit de posséder plus d’un quart des parts émises. Donc aucune des maisons d’édition ou des sociétés audiovisuelles en place ne pouvait être propriétaire unique d’une telle station – du moins sur le papier.

Lorsque l’appel d’offres pour les quatre radios régionales fut lancé, il devint rapidement évident à qui devait servir ce système très compliqué. Compliqué d’un point de vue technique, car il fallait « coordonner » un certain nombre de fréquences que le Luxembourg s’était fait réserver à une époque où on ne voulait encore rien savoir d’une libéralisation des ondes. Ces fréquences étaient donc tout sauf adaptées pour créer quatre réseaux qui permettaient une couverture homogène de l’intégralité du pays.

En plus elles étaient sujettes à des changements permanents, car notre territoire restreint fait qu’on vit partout dans une zone frontalière. La moindre modification de fréquence et chaque déplacement d’émetteur chez nos voisins nécessitent des négociations et des adaptations – surtout si on a mal choisi ses options au départ.

Compliqué aussi d’un point de vue politique, car au lieu de préciser à priori à quel tissu radiophonique on voulait arriver (par exemple une radio pour les jeunes, une radio dirigée vers les communautés étrangères?), on avait défini des critères plutôt juridiques à remplir par les candidats potentiels.

Néanmoins, on était arrivé dans une première phase à une situation qui pouvait paraître « heureuse » à plusieurs égards : la première à s’afficher fut la « Radio Wort », devenue « De neie Radio » par la suite (DNR en abrégé, rapidement appelée De Nonne Radio par ses détracteurs) ; puis les éditeurs concurrents de Saint-Paul ont conçu en collaboration avec RTL « Eldoradio », dont le concept était rigoureusement jeune et musical. Le troisième dans le round devait être « Radio latina », une chaîne orientée vers la population très nombreuse originaire du sud de l’Europe. Un projet – au départ – autonome, qui ne dépendait pas directement d’un des grands acteurs médiatiques en place.

Il restait la question de savoir si les « pionniers » de la radio libre allaient être servis ou non. En épuisant toutes les marges possibles laissées par la loi de 1991, la société Alter Echos avait été créée par la base militante de RadAU Lëtzebuerg. Pour remplir le critère de la bonne répartition, deux asbl furent créées pour entrer dans le capital de la société de la (future) radio : celle des animateurs et celle des auditeurs. En plus des asbl, des individus et actrices de la société civile finançaient des parts pour permettre la première installation de la radio.

Radio participative

En ce qui concerne le contenu, Radio Ara était davantage une concurrente de la radio socioculturelle, qui n’avait pas encore pris l’antenne, que des autres radios régionales. Mais son concept de « Mitmachradio », orienté volontairement vers des auditoires spécifiques et évidemment pas très intéressants d’un point de vue commercial – il suffit de citer l’exemple de l’émission phare pérenne « Iwwer d’Maueren ewech », qui s’adresse aux incarcérés de Schrassig et à leur proches – laissaient penser que le dossier serait refusé pour la seule raison qu’il ne laissait entrevoir aucune perspective de survie économique.

Mais pour autant Radio Ara a pu voir le jour. Non pas malgré le risque économique mais plutôt en raison de ce risque : il n’y avait pas de quatrième acteur vraiment commercial à vouloir se brûler les doigts. Donc on céda un réseau disponible aux « alternatifs », assez fous pour y croire.

Les événements récents sur la scène des médias audio visuels s’expliquent par ces erreurs de conception du paysage médiatique mis en place en 1991. La précarité de la viabilité économique n’a d’ailleurs pas seulement touché, comme prévu, Radio Ara. Si Eldoradio a connu un certain succès commercial, elle est devenue, depuis que la limite des 25 pour cent des parts a été abandonnée il y a quelques années, ce qu’elle était au départ : une deuxième chaîne « jeune » de RTL produite dans la maison mère par du personnel rémunéré par CLT-Ufa.

Radio Latina a également perdu son indépendance en cours de route et a intégré Saint-Paul. Le sort de DNR, repris à 100 pour cent par Saint-Paul après la réforme initiée par Jean-Louis Schiltz (CSV), ministre des Communication de 2004 à 2009, semblait aller en sens inverse : la joint-venture annoncée en automne par RTL et Saint-Paul, afin d’utiliser les fréquences de DNR pour une deuxième chaîne RTL majoritairement en langue française et s’adressant notamment aux frontaliers, démontre que de toute évidence Saint-Paul n’a plus envie de faire de la radio. Il s’agissait en fait de louer à RTL le droit d’utilisation des fréquences de DNR et de mettre un terme à cette radio.

D’ailleurs c’est déjà la deuxième tentative de Saint-Paul, qui avait essayé en 2012 de changer le cahier de charges de DNR, en abandonnant le concept de radio à forte propension d’information pour devenir une radio musicale – beaucoup moins chère à entretenir.

Mais ces projets de downsizing avaient été refusés par l’ancienne (CIR) et par la nouvelle autorité de régulation (Alia). L’Alia rappelle les origines de la libéralisation de 1991 et les principes de la loi qui voulait justement éviter ce qui est arrivé en fin de compte : ne pas laisser aux deux éléphants le choix de se partager les fréquences régionales – avec en fin de parcours RTL comme seul maître du paysage radiophonique. L’Alia refuse un tel retour à la situation d’avant la loi de 1991. Si DNR ne veut ou ne peut plus honorer son cahier de charges, il lui incombe de rendre sa concession, qui pourrait alors être reprise par un autre acteur, mais seulement après un nouvel appel d’offre.

Un retour aux sources de 1991 ne va cependant servir personne. Même si Ara a su survivre tant bien que mal et que les déboires rencontrés avec l’une de ses fréquences mal coordonnées ont été enfin entendus par les responsables politiques qui ont promis d’agir (après une décennie de silence absolu), il est évident que le dernier des Mohicans à respecter à la lettre l’esprit de la loi de 1991 a tout intérêt à ce que le modèle des radios régionales mais commerciales connaisse une réforme.

C’est d’ailleurs un des collaborateurs du Service des médias et de l’audiovisuel qui l’a avoué lors d’une réunion de la commission des médias de la Chambre le 3 mars : l’idée de faire vivre les radios par les seules recettes publicitaires est une illusion. Si les politiques veulent un tissu radiophonique pluraliste, il faut penser à d’autres moyens, évidemment budgétaires.

Pour Ara, une libération du carcan commercial permettrait de monter des projets socioculturels cofinançables par des instances publiques sans devoir passer par des constructions archi complexes. Pour autant, Ara ne devrait pas abandonner complètement la sphère économique et pourrait continuer à générer des revenus susceptibles de compléter les deniers publics? un modèle qui n’est pas encore vraiment reconnu au Luxembourg. Cela s’appelle l’économie solidaire.


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