Aman Amanullah: C’est quoi, une vie normale?

Né au Pakistan en 1955, il vit au Luxembourg depuis 1989. Il y est venu par amour et y est resté. Devenu Luxembourgeois, Aman Amanullah nous parle de ses „Imaginary Homelands“.

Aman Amanullah: „Il existe une lacune entre les gens handicapés et ceux qui prennent les décisions.“

woxx: Pourriez-vous nous décrire votre parcours depuis le Pakistan?

Aman Amanullah: L’idée d’aller aux États-Unis pour faire des études supérieures m`avait toujours fasciné. Mais par manque de motivation suffisante, je ne l’avais pas réalisée. Finalement, je suis parti du Pakistan en 1981, à l’âge de 26 ans. C’était la période ou l’U.R.S.S a envahi l’Afghanistan et mon pays vivait sous une dictature soutenue par les États-Unis. Les citoyens libéraux et de gauche étaient menacés; j’avais des amis en prison; la situation devenait intolérable. Dans ces circonstances, l’étouffement physique et mental m’a poussé à quitter enfin le pays. Le fait d’avoir vécu dix ans de ma vie adulte dans mon pays me permet de connaître mes racines, de savoir d’où je viens. Après huit ans aux en Californie et au Texas, où j’ai fait des études de „Management Information System“, je suis arrivé au Luxembourg, pour vivre avec María. Au début, je me suis donné un délai d’un an, pour voir comment je me débrouillerais. Tout s’est bien passé, grâce, entre autres, à l’aide d’amis. Actuellement je suis au chômage.

Comment avez-vous vécu le passage de la société orientale à l’occidentale?
Je crois que les notions „oriental“ et „occidental“ existent plus dans les têtes qu’en réalité. Ma première intégration s’est faite en Amérique. J’y ai vécu pendant huit ans. J’aime ce pays. Maintenant, l’idée domine que les Américains viennent d’une autre planète, mais c’est un stéréotype. Les États-Unis sont un pays immense, où coexistent beaucoup de gens différent. Il ne faut pas les réduire à une caricature. La société américaine est composée par des gens de provenances différentes, j’y ai toujours trouvé des amis, des gens avec qui j’avais des points en commun. Comme au Luxembourg. Je n’ai pas eu de problèmes particuliers … Et quoiqu’il y ait du racisme, aux États-Unis, je ne l’ai pas subi personnellement. Probablement, le racisme se manifeste plus envers les Afro-Américains qu’envers les immigrés „bruns“ comme moi. Au Luxembourg non plus d’ailleurs. Je remarque plus dans la société les idées d’égalité et de fraternité.

Participez-vous à des associations de culture pakistanaise au Luxembourg?
Non. Je participe plutôt à des associations des droits humains et du handicap et, plus récemment, dans le mouvement contre la guerre.

Avez-vous gardé le contact avec votre pays d’origine?
Je suis en contact avec ma famille et mes amis, restés au Pakistan, et je suis au courant de ce qui s’y passe.

Quels souvenirs avez-vous de vos premières années au Luxembourg?
En 1986, la première fois que je retournais au Pakistan depuis les États-Unis, j’ai eu un accident de voiture, dont je suis sorti paraplégique. Mes premiers contacts au Luxembourg se sont faits grâce à ce handicap. Ceux-ci sont devenus des amitiés plus intenses et durables. Dans ce sens-là, le contact entre les personnes handicapées dépasse les différences linguistiques, nationales et autres sans grande importante. Un facteur non négligeable de mon intégration a été le français. On m’a conseillé de choisir cette langue, car c’était la plus utile pour le travail. Elle m’a aussi ouvert les portes de la vie associative. Maintenant, j’aimerais apprendre le luxembourgeois. C’est mon prochain défi.

Vous connaissez la vie avant et après le fauteuil roulant. Est-ce facile de reprendre une vie normale?
J’ai eu mon accident à 31 ans. J’avais donc une vie assez organisée. María et moi étions déjà ensemble. C’est clair que bien de choses ont changé. Mais, c’est quoi, une vie normale? En réalité, chacun a la sienne.
En ce qui me concerne, les activités qui m’intéressent davantage n’exigent pas d’effort physique particulier. Or, je dois me priver de certaines activités culturelles, parce qu’il y a des endroits qui ne sont pas accessibles, comme, par exemple, la „Cinémathèque municipale“ et quelques salles de l’Utopia. Le manque d’accessibilité est une entrave imposée.
D’ailleurs, derrière les problèmes „évidents“, il y en a d’autres moins visibles, du moins pour les paraplégiques: des infections urinaires, des problèmes de peau, dus à la mauvaise circulation, des ulcères, des contractions, des spasmes. Ce sont des douleurs imperceptibles, qui entraî nent parfois plus de problèmes que le manque de parking.
Personnellement, je passe beaucoup de temps à combattre ces difficultés. Cela altère mon état d’esprit et touche également les personnes qui m’entourent. Ce ne sont pas des situations anomales, elles peuvent se présenter à n’importe quel moment. Je dois prendre des médicaments qui me fatiguent. Ce sont des problèmes sans solution.

Qu’en est-il de l’accessibilité pour personnes handicapées au Luxembourg?
Depuis mon arrivée, il y a eu une évolution, mais moins rapide qu’il ne serait souhaitable. Du point de vue de l’administration, il existe une lacune entre les gens handicapés et ceux qui prennent les décisions. A la différence des États-Unis, où les gens sont très engagés socialement dans beaucoup de causes, l’attitude générale ici, est celle d’attendre que le gouvernement signale ce qu’il faut faire. Les fonctionnaires sont pleins de bonne volonté, mais ils ne sont pas handicapés. On remarque cela, par exemple, en ce qui concerne les emplacements des hôpitaux ou des centres de réhabilitation.
En même temps, la communauté des personnes handicapées est très passive et elle doit trouver sa propre voix: on ne peut pas se plaindre si on ne prend pas la parole.
Il reste encore beaucoup à faire. Et là encore, je fais la comparaison avec les États- Unis, où tout espace publique doit être accessible pour toutes les personnes. Ici, par contre, il reste des bâtiments publics, des magasins, des centres culturels … voire des pharmacies et des cabinets médicaux non accessibles.

L'“Année Européenne des personnes handicapées“ peut servir à quoi?
Il est triste de devoir avoir une année des femmes, des handicapé-e-s, des personnes âgées … Cela montre qu’il y a beaucoup de problèmes non résolus. Je crois que cette année devrait servir à ce que les décisions prises soient mises en vigueur. Il y a beaucoup de littérature à ce sujet. Pourquoi prendre de nouveaux accords avant d’appliquer ceux qui existent déjà? Des problèmes comme l’accessibilité aux lieux de travail, la flexibilité des horaires, les conditions d’embauche des personnes handicapées, doivent être résolus. Peut-être qu’il n’y aura que beaucoup de bruit, mais peu de solutions pratiques …

Quel est votre bilan personnel depuis 1981?
Je vis dans trois mondes: Luxembourg, Pakistan et États-Unis, où j’ai des amis et de la famille et où je vais régulièrement. J’aime bien faire ces itinéraires. C’est une sorte d’existence virtuelle. Salman Rushdie appelle cela des „Imaginary Homelands“, des lieux à la fois imaginaires et réels. Il y a 20 ans que je vis en dehors de mon pays. C’est très difficile de dire „je suis comme ça maintenant et j’aurais été comme ça si je n’étais pas parti“. Une chose est vraie: après treize ans, le Luxembourg est mon „chez-moi“. J’y ai ma propre famille, mes amis et ma vie sociale. Après deux ou trois semaines d’absence, j’ai hâte de revenir.

(C’est ici que la conversation touche à sa fin, parce qu’Aman doit rentrer à la maison, faute de toilettes accessibles dans le café où nous sommes)

Interview réalisée par Paca Rimbau Hernández

(Nous remercions María Izarra pour sa collaboration)


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