LIBYE: Les Toubous se sentent oubliés

Les Toubous, ethnie nomade, s’inquiètent de leur perte d’influence en Libye depuis la fin de la révolution. En conflit larvé avec une tribu voisine et se sentant oubliés, certains envisagent l’autonomie.

Ramadan a cessé de travailler ses champs à cause du manque d’eau.

« Au début du 20e siècle, les Toubous vivaient sur plus de 65 pour cent du territoire libyen », affirme Adam Kerki, président de l’Assemblée nationale des Toubous, en pointant du doigt les zones en question sur une carte. Le représentant de cette ethnie nomade qui vit traditionnellement à cheval sur la Libye, le Tchad et le Niger s’inquiète d’une « arabisation » de son pays : « Le gouvernement ne veut voir la Libye que d’une seule couleur. »

Le dernier bastion

Son index s’arrête sur Al-Uwaynat, à l’extrême sud-est de la Libye, près de la frontière égyptienne : « Avant, il y avait des Toubous qui vivaient ici. Mais ils ont dû partir à cause des violences. » Le doigt repart vers l’ouest, dépasse Koufra, la plus grande ville du sud de la Cyrénaïque (région historique de l’Est libyen) puis pointe Rabyiana : « Nous craignons que les Toubous qui vivent ici partent à leur tour. Vous verrez, leurs conditions de vie sont difficiles et les relations avec les Zways (tribu arabe majoritaire à Koufra) sont particulièrement tendues. »

Si Rabyiana disparaît, la présence des Toubous dans le Sud-Ouest libyen sera fortement compromise. La ville de 4.000 habitants est leur dernier bastion dans la zone. « Les Zways pourront nous chasser partout à l’ouest, s’indigne Adam Kerki. Surtout, ils voudront nous déloger du site pétrolier d’As-Sarir, alors que nous le protégeons depuis la révolution. » Dans cette bataille pétrolière, Adam Kerki accuse le gouvernement d’aider les Arabes zways face aux Toubous. Une accusation que corrobore le chercheur Wolfram Lacher dans son rapport sur le sud libyen en expliquant que les Zways ont l’appui du Bouclier libyen, un ensemble de brigades placées officiellement sous les ordres du ministère de la Défense. Le voyage vers Rabyiana illustre bien l’absence de contact entre Zways et Toubous.

Plutôt que de prendre l’avion jusqu’à Koufra puis une voiture pour les 150 kilomètres qu’il reste à effectuer (solution la plus facile et la plus courte), l’auteure de ces lignes ? que les Zways ont refusé de recevoir – a dû prendre l’avion jusqu’à Oubari, au sud-ouest de la Libye, rouler 3 heures pour rejoindre le fief toubou de Mourzouk avant de traverser le désert d’ouest en est sur environ 870 kilomètres. Malgré la présence de trafiquants, voire de terroristes islamistes, les Toubous prennent régulièrement cette route, démarquée par des pneus ou des bidons d’essence vides au milieu des dunes. Abdallah, né à Rabyiana mais vivant à Mourzouk, connaît parfaitement la zone. A tel point qu’il ne juge pas utile d’être armé : « Personne ne se balade avec une arme à la maison. » Une vingtaine d’heures en 4×4 plus tard, l’oasis de Rabiyiana apparaît sur la gauche.

Des magasins vides

Une oasis qui est bien loin de celles qui font rêver. Les palmiers sont là mais les sources d’eau manquent cruellement depuis plusieurs années. Les clôtures de feuilles séchées, maisons de terre et de brique s’enchaînent, reliées entre elles par des chemins de sable empruntés par les 4×4 ou les pick-up.

Au centre de la ville, des enfants jouent au foot pieds nus. Des pierres permettent de marquer les poteaux de leur terrain de poussière. Juste à côté, se trouve le magasin de Moussa Abdelkarim. A l’intérieur, le visiteur est surpris : les rayonnages de fer semblent désespérément vides. Les quelques conserves de sauce tomate, des bouteilles d’huile, des paquets de pâtes et des briques de jus de fruit ne donnent pas l’impression d’être dans une épicerie. « Depuis que l’accès à Koufra est interdit, les camions d’approvisionnement viennent de l’ouest, Mourzouk ou Sebha (à plus de 1.000 kilomètres à travers le désert). Il leur faut cinq ou six jours pour arriver, alors on n’a aucun produit frais comme des yaourts », explique le jeune Toubou. Les difficultés d’approvisionnement ont laissé naître une nouvelle tradition : les visiteurs arrivent avec leur propre nourriture et leur essence (compter 600 litres aller-retour), une règle étrange pour chaque personne connaissant la Libye et ses règles d’accueil.

Autre symbole de l’état de la cité, le hangar qui abrite les générateurs d’électricité. Seuls deux fonctionnent encore : l’un pour la pompe à eau, le second – Längerer und Reich datant de 1976 – donne du courant quelques heures tous les deux jours, selon la zone habitée. Le maniement de ce dernier engin, qui n’a cessé d’être rafistolé, se transmet de bouche à oreille entre « ingénieurs » désignés. Ramadan et Mohamed, deux habitants de Rabyiana devenus ingénieurs électriciens par la force des choses se désolent de l’état de leurs machines. « Une compagnie d’Etat nous a promis un générateur neuf depuis 2010 mais il est toujours à Tripoli », se lamente Younès Ibrahim, le responsable du conseil local de Rabyiana, installé à Tripoli.

Ramadan, l’électricien bénévole, se désespère surtout de l’absence d’eau. Si l’eau courante est pour le moment puisée par une pompe électrique à vingt mètres de profondeur d’un puits dont personne n’est capable de donner la date de construction, l’irrigation d’autrefois a disparu. Les réservoirs d’eau sont secs depuis des années. Car Rabyiana souffre également d’un mal structurel : la désertification. Le vieil agriculteur fait visiter ses champs qu’il ne travaille plus par manque d’eau. Le sable y a repris sa place depuis plusieurs années. Seul l’élevage de chèvres est encore possible. Les animaux se baladent en quasi-liberté et se nourrissent de ce qu’ils trouvent sur leur chemin : herbe, plastique ou restes de repas.

En face du hangar des générateurs, juste à côté du commissariat fermé depuis la révolution, la seule clinique de la localité accueille un flux régulier de patients. « Nous soignons surtout des problèmes gastriques à cause de l’ingestion d’eau sale », explique le docteur Lee, l’un des deux médecins sud-coréens. Celui-ci juge ses conditions de travail « correctes ». Son directeur, Sharek aleil Wadi, est plus critique : « Nous n’avons pas de gynécologue, pas d’électricité? Cela fait deux mois que notre générateur est coincé à Koufra. » Cet infirmier, fier de ses quatre décennies d’expérience, nous fait visiter la « salle d’opération » : une simple salle contenant un brancard recouvert de plastique. Le docteur Kim, le second médecin sud-coréen, y pratique des interventions bégnines. Les cas les plus graves sont envoyés à Mourzouk ou Sebha. « J’ai déjà conduit des blessés qui sont morts sur le chemin », affirme Saad Abeldrassoul Abdallah, un chauffeur professionnel.

Pire qu’au Soudan

Quelques centaines de mètres plus loin, l’unique école de la ville résonne de cris d’enfants. Les cours ont pourtant déjà commencé, mais cinq des sept professeurs viennent de se mettre en grève. La grande majorité des 460 élèves se retrouvent sans occupation jusqu’à la leçon suivante et un éventuel enseignant. Khamis Juma, le directeur de l’école, se désole : « Les professeurs sont en grève, car ils n’ont pas été payés depuis sept mois. Je comprends. Mais leur salaires sont censés arriver à Koufra. Je veux bien aller les chercher, mais je ne veux pas faire la route, s’ils ne sont pas là-bas. » Aller à Koufra est un voyage considéré comme dangereux pour les Toubous. Si le blocus n’est pas étanche, un incident est vite arrivé et peut rallumer les hostilités entre les deux communautés. Ceux qui tentent le trajet restent dans le quartier toubou de Koufra.

Dans une maison près de l’école, Abdelouakif Adem, professeur soudanais en grève, se veut le porte-parole de ses quatre autres confrères et compatriotes : « Nous n’avons pas touché de salaire depuis notre arrivée en septembre. Ma famille, à Khartoum, a besoin d’argent. » Abdelouakif Adem juge de plus ses conditions de travail difficiles : « C’est encore pire qu’au Soudan. Nous n’avons pas assez de stylos, de papier, pas de tableau? » Khamis Juma ne dit pas l’inverse. En faisant visiter son établissement, il se désole des débarras qu’il a transformé en classes : « On dirait une cage, une prison. » L’école a dû faire face à l’arrivée de nouveaux élèves appartenant à des familles qui ont fuit Koufra lors du conflit de janvier dernier.

Khamis Juma ne touche plus non plus son salaire, mais il choisit de continuer à travailler, « parce que c’est [sa] communauté, [son] pays ». La notion de pays varie cependant selon les Toubous. Beaucoup n’hésitent plus à évoquer la création d’une province autonome.

C’est le cas de Sugi Lech. Ce père de famille a perdu une jambe lors d’un précédent conflit avec les Zways. Alors que le soleil se couche, il montre devant sa maison quelques pieds de tomates qu’il tente de faire pousser « pour améliorer le quotidien ». La main sur la tête d’un de ses fils, il explique d’une voix sourde qu’il souhaite simplement avoir les mêmes droits que les autres. « Dans le cas contraire, il faudra faire un choix. Nous n’accepterons jamais de vivre comme des citoyens de seconde classe. Nous ne tolérerons jamais ça. »

Une remarque qui fait écho à la réflexion d’un jeune Toubou, faite avant le départ pour Rabyiana : « Le problème, ce n’est pas les conditions de vie. Nous sommes nomades, nous avons l’habitude de vivre pauvrement. Le problème c’est que le gouvernement laisse faire lorsqu’on se fait tuer à Koufra. Alors pourquoi on soutiendrait ce gouvernement ? »


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