DÉCROISSANCE: Inévitable mais méconnue

L’essayiste et militant de la décroissance liégeois Bernard Legros a donné le 24 avril dernier une conférence sur ce gros mot que le mainstream politique ignore au mieux et raille au pire. Loin d’un simple discours catastrophiste, la décroissance propose pourtant une réflexion intéressante de « décolonisation de notre imaginaire », pour reprendre les mots de Serge Latouche, le plus connu de ses théoriciens actuels.

Bernard Legros, 50 ans, a découvert la décroissance après les années 1980 (il parle volontiers d’« années fric »), pendant lesquelles il a travaillé dans le milieu du jazz. D’abord actif contre l’envahissement de l’espace public par la publicité et contre la marchandisation de l’enseignement, il a entamé par la suite une carrière d’essayiste pour propager les idées de la décroissance. Il est également professeur en école secondaire.

« Je suis ici pour vous parler d’un mot qui a fait scandale et qui continue de faire scandale actuellement : la décroissance. » Le décor est planté ; un vent de subversion en soufflerait presque ce soir-là route d’Esch, malgré un public clairsemé mais attentif.

L’ennemi : le développement durable

Le mouvement de la décroissance part d’un constat déjà ancien, celui de la finitude des ressources fossiles planétaires, sur lesquelles notre société est basée. Il l’associe à une critique du dogme de la croissance illimitée du produit intérieur brut, supposée nécessaire au bien-être humain. « Cet imaginaire bloque toute possibilité d’aller vers un autre modèle de société, pourtant absolument nécessaire », affirme Bernard Legros. Force est de constater que le rejet du mouvement – parfois en des termes assez péremptoires – par les partis traditionnels semble prouver le bien-fondé de cette affirmation.

L’une des caractéristiques identitaires forte des décroissants est également l’absence de langue de bois. Ainsi Bernard Legros se refuse-t-il à minimiser l’imminence d’une catastrophe planétaire, quitte à dresser un tableau que d’aucuns jugeront apocalyptique : la décroissance entend anticiper la catastrophe de l’épuisement des ressources fossiles afin d’amortir un effondrement jugé inéluctable. La conséquence de cet effondrement serait une diminution brutale de la population due à une pénurie généralisée d’énergie. Il y a donc lieu d’inventer une société dotée d’un « seuil de soutenabilité écologique planétaire ». Mais, toujours dans le registre du parler franc, le développement durable en prend pour son grade : « Inventé par l’oligarchie et pas par des écologistes, il est le premier ennemi de la décroissance. » Pour le conférencier, « plus une seule multinationale qui ne se réclame du développement durable : ça ne veut plus rien dire ». La décroissance, pénétrée d’écologie, rejette donc le glissement sémantique visant à rendre celle-ci compatible avec le système économique dominant.

En bon pédagogue, Bernard Legros anticipe les critiques et leur oppose sa vision. En premier lieu, il est souvent reproché à la décroissance de forcer le renoncement à certains avantages qui font partie du confort de vie moderne, voire, d’une façon caricaturale, d’opérer un retour vers l’éclairage à la bougie. Outre le fait que le droit au confort n’est constitutionnalisé dans aucun pays, argue-t-il, le renoncement par exemple aux énergies fossiles pour la voiture individuelle ne signifie pas un renoncement général, pour les véhicules de secours en particulier. En cela, l’essayiste belge se situe d’ailleurs dans un courant plutôt modéré : tous les décroissants ne se montrent pas aussi compréhensifs. Mais ses attaques les plus soutenues sont pour ce qu’il appelle les partisans d’un « deus ex machina ». Selon lui, s’en remettre à la main invisible du marché, à l’expertise scientifique et technologique ou… au retour d’un dieu, c’est continuer de « remettre son destin dans les mains d’une caste qui est actuellement au service du capitalisme destructeur ».

Eviter l’écofascisme

Le mot est lâché. La décroissance est donc anticapitaliste. Mais pas marxiste pour autant, puisque « la croyance marxiste orthodoxe d’une société capitaliste qui accouchera dialectiquement d’une société sans classes est une illusion ». Un objet politique difficile à cataloguer donc, et qui certainement à ce titre aussi défie toute paresse intellectuelle. Mais les précautions d’usage sont également prises en matière de prérequis démocratique : « Le plus gros risque politique, c’est l’écofascisme. » De plus, la décroissance admet une variabilité des objectifs – en d’autres termes des contraintes plus fortes pour les pays riches – afin de réduire les inégalités mondiales.

A ce stade, bien entendu, la question des mesures concrètes est sur toutes les lèvres. Serge Latouche, dans ses essais, propose ses « huit R » : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire notre empreinte écologique, restaurer l’activité paysanne, recycler. Bernard Legros, dans la même veine, insiste sur l’importance des changements de comportement individuels vers la sobriété d’usage des ressources naturelles – renoncement à la mobilité planétaire par exemple, ou réorganisation des échanges en cycles courts entre acheteurs et producteurs. Fidèle à la critique du développement durable, il affirme que le remplacement des énergies fossiles par les énergies renouvelables à échelle comparable ne serait pas plus soutenable que la situation de surconsommation énergétique actuelle. Pour lui, c’est la surabondance d’énergie qui emprisonne la société dans un modèle voué à l’échec.

Pour autant, le conférencier ne nie pas la nécessité d’une orientation politique collective, qu’il juge cependant plus difficile à réaliser. Les villes en transition, au caractère apolitique, sont à ce titre vues comme des « Bisounours ». Les décroissants entendent allier initiatives locales et élan collectif, celui-ci étant par essence politique. Il est cependant intéressant de constater que des dissensions règnent en leur sein sur l’opportunité de se structurer en mouvement politique, pourtant une condition actuellement importante pour exister dans le débat d’idées.

Autre grand projet sur lequel Bernard Legros insiste : le retour à la terre, un immense défi nécessaire pour nourrir les sept milliards d’êtres humains actuels sans le secours d’intrants basés sur la chimie du pétrole. Cependant, citant Yves Cochet, ex-ministre écologiste français dont l’« Antimanuel d’écologie » théorise la catastrophe mondiale à venir, Bernard Legros n’essaye même pas d’épargner son auditoire en annonçant que les pertes humaines dues à l’effondrement se chiffreront probablement en milliards.

Comment imaginer une société décroissante ?

Si le constat initial du mouvement de la décroissance ne présente pas de grandes difficultés d’acceptation dans l’opinion publique – après tout, le rapport « Halte à la croissance ? » du Club de Rome date de 1972 et a été suivi par de nombreux ouvrages sur le caractère limité des ressources planétaires -, ses solutions en revanche se heurtent souvent à notre imaginaire « colonisé ». Comment en effet se représenter une société décroissante, en l’absence de véritable modèle concret ?

A ce titre, le débat qui suit l’exposé de Bernard Legros est plutôt représentatif. La critique se concentre d’abord sur un détail précis – que penser dans une société décroissante de l’augmentation continue de l’espérance de vie que le modèle actuel a permise -, pour finalement arriver au coeur de la question : de quoi aurait donc l’air cette société décroissante ? A la suggestion que ce monde pourrait bien ressembler à celui décrit par Ivan Illich dans « La convivialité » notamment, Bernard Legros opine, et résume la pensée du penseur catholique sur la réappropriation par les masses de la technologie et du savoir. Les visages sont un peu perdus : qui lit encore Illich de nos jours ? L’anecdote a le mérite de mettre le doigt sur l’un des problèmes importants de la décroissance : il est nécessaire de posséder un bagage théorique certain et d’avoir lu abondamment sur le sujet avant de pouvoir se pénétrer de ses idées. Les ouvrages qui y sont consacrés foisonnent de citations croisées de penseurs éminents, et peuvent noyer un lecteur en mal de concret.

Entrer dans le débat d’idées

Longtemps privé de visibilité – à quelques rares exceptions près – dans tous les partis politiques, Verts y compris, le mouvement a dès lors du mal à faire valoir ses idées. D’autant que certaines publications spécialisées, le mensuel lyonnais « La Décroissance » en tête, adoptent souvent un ton railleur vis-à-vis de leurs contempteurs qui leur aliène à coup sûr l’éventuelle curiosité de citoyens progressistes.

Il n’en reste pas moins que la décroissance pose des questions fondées et appelle un débat que les partis politiques traditionnels devront finir par entamer. Les décroissants étant friands de citations, on pourra regretter, avec Nicholas Georgescu-Roegen, économiste hétérodoxe dont les travaux constituent une source majeure d’inspiration du mouvement, que « tout se passe comme si l’espèce humaine avait choisi de mener une vie brève mais excitante, laissant aux espèces moins ambitieuses une existence longue mais monotone ». Mais dans une société gorgée d’immédiat et souvent prisonnière du dogme du produit intérieur brut, la décroissance, par son analyse sans concessions et ses solutions concrètes hétérodoxes, commence déjà à se frayer un chemin dans le débat politique.

Le dernier livre coécrit par Bernard Legros prend le parti de retracer le cheminement idéologique de ses auteurs vers la décroissance : Jean Cornil, Bernard Legros, « La pertinence de l’escargot. En route vers la décroissance ! », éditions Sang de la Terre, 2013.

Pour une description plus concrète de la décroissance, on pourra lire : Serge Latouche, « Le pari de la décroissance », éditions Fayard, 2006.

L’enregistrement audio de la conférence du 24 avril 2014 est disponible à l’adresse http://rikiki.net/9frH


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