EU BATTLE GROUP: Jouera ? Jouera pas ?

Après leur entraînement intensif, les soldats luxembourgeois et l’ensemble de l’EUBG sont prêts à participer à des matches au niveau mondial. Or la « dream team » risque de passer six mois sur le banc de touche.

Jouer à la guerre pour mieux la faire. Exercice-spectacle des soldats de l’EUBG lors du VIP Day.

« Ça s’utilise comment ? » Le jeune soldat luxembourgeois sourit : « On peut se servir du Sophie soit monté sur le Dingo, soit séparément. » Sa main recouverte d’un gant informe pointe en direction d’un trépied sur lequel est montée une grande caméra reliée à plusieurs fils. Sophie, c’est le nom du « système optique », Dingo, le nom du nouveau véhicule blindé luxembourgeois destiné aux opérations de « recce », de reconnaissance. Bien mieux blindé que le Humvee qu’il remplace, et bien plus gros – la hauteur du capot dépasse le béret noir du soldat. Celui-ci semble apprécier son Dingo : « Il nous protège même contre des attaques NBC. » En aura-t-il besoin ? « On ne sait jamais. Il faut s’entraîner pour être bien préparé. »

S’entraîner, c’est ce qu’il a fait durant les douze mois passés, et plus spécialement ces dix derniers jours, lors de l’exercice multinational « Quick Lion ». Il s’agit de l’ultime étape de la certification d’un groupement de quelque 3.500 militaires qui, du 1er juillet au 31 décembre prochain, se tiendront prêts à être déployés, si l’Union européenne en décide ainsi. Ces « Battle Groups » (EUBG) existent depuis 2005 et les troupes sont fournies à tour de rôle par les pays membres. Comme le « EUBG 2014-2 » est sous commandement belge, l’exercice final a lieu chez nos voisins, dans l’Ardenne. Quelques douzaines de journalistes ont été invités, avec plus d’une centaine de militaires haut gradés et quelques officiels, au « VIP Day », où le Battle Group tente de se montrer sous un jour favorable.

Soudain, des tirs éclatent. Les soldats se mettent à l’abri, ripostent. Eclats d’obus, rafales de tirs, fumée blanche : on s’y croirait.

Comme des touristes, on nous amène par bus à l’endroit où a lieu la « démonstration dynamique ». Tribune couverte avec chaises pour les officiers et les officiels, places debout dans une sorte d’enclos pour les journalistes – ce qui leur permet d’être au plus près du spectacle. Autour de quelques maisons utilisées pour des exercices de combat urbain est mise en scène une opération de maintien de la paix. Une patrouille arrive dans un village où il y a eu des incidents : gros bruit de moteurs, des soldats lourdement armés qui débarquent, sécurisent le terrain, tandis que d’autres se mettent à interroger les habitants-figurants. Un message est diffusé par haut-parleur : « Eufor is here to help you. » Une voiture passe, est arrêtée, les deux passagers se font fouiller bras en croix, puis peuvent continuer leur route.

Soudain, des tirs éclatent. Les soldats se mettent à l’abri, ripostent. Les mitrailleuses lourdes montées en haut des véhicules se mettent à arroser la maison d’où sont venus les tirs. Eclats d’obus, rafales de tirs, fumée blanche : on s’y croirait. Un haut-parleur diffuse en direct les messages radio… et commente les événements pour que le public arrive à suivre. Des blessés tombent par terre, se font soigner ; des renforts sont demandés, les coordonnées transmises. Dans un grand nuage de poussière, quelques chars arrivent sur les lieux – les impressionnantes chenilles passent à quelques mètres des journalistes qui se bousculent pour faire des photos. Un bruit de moteur approche par derrière : tour à tour arrivent d’abord un drone, puis deux hélicoptères équipés de missiles. On touche aux limites de la simulation, car, en réel, la maison dont sont venus les tirs serait déjà en ruines.

Entre deux actions de combat, il reste du temps pour s’entretenir avec les militaires. Nous apprenons que les chars sont des CV 90, les hélicoptères des Agusta 109. L’ambiance est détendue, il fait chaud, les guerriers qui accompagnent les journalistes ont retroussé les manches de leurs chemises. L’ensemble du camp de Marche-en-Famenne, où se déroule l’événement, ressemble plus à un campus ou un village de vacances qu’à une caserne. Plus tôt, l’accueil s’était fait dans un sympathique pavillon-buvette nommé « La cervoise », avec café et croissants.

A la démonstration aussi, tout est fait pour séduire. Même si cela ne colle pas avec le reste de l’action, on amène un malinois pour détecter les mines supposées se trouver devant la tribune VIP. Arrive ensuite un homme en scaphandre  : le démineur. Enfin, nous attendons la venue du Chinook, annoncée comme spectaculaire : un grand hélicoptère de transport en forme de banane avec deux rotors. Déception, il y a eu un empêchement. Pour nous consoler, un des militaires sort son portable : « Voici les photos que j’ai faites lors de la répétition d’hier. »

Stop, c’est secret ! Se donner en spectacle afin de « susciter le soutien » n’est pas si facile pour la grande muette.

Du véritable exercice militaire, des patrouilles qui tombent vraiment dans une embuscade, des difficultés de la certification, on ne verra rien. Tout est show, « afin de susciter le soutien nécessaire pour les actions de l’EUBG », comme l’indiquent les instructions détaillées sur l’« attitude envers la presse » destinées aux soldats. La « démonstration statique », à laquelle on nous convie ensuite, consiste en une vingtaine de « stands » répartis sur un grand parking, présentant les différentes unités spécialisées et les véhicules qui font partie du Battle Group. Là encore, les engins qui avancent, les soldats qui descendent, s’alignent et brandissent leurs armes, ça fait parade militaire.

Quant au stand du centre de communication, il ressemble à un café internet, avec des ordinateurs portables dont certains sont affublés d’autocollants « EU secret ». Le commandant explique qu’on gère parallèlement deux systèmes, l’un pour les informations classifiées, l’autre pour des choses plus triviales comme les commandes de ravitaillement. « A côté, il y a le serveur, qui connecte plusieurs centaines d’ordinateurs. » Par la porte entrouverte d’un camion, on aperçoit racks et câblage : à gauche le secret, à droite le trivial. Un collègue demande à faire une photo. « Pas de problème, tout est débranché », dit le commandant. Soudain, un homme de grande taille en costume gris foncé arrive par derrière et crie « Stop, c’est secret ! ». Le commandant se justifie : « Il n’y a rien de secret, c’est juste des étiquettes. » Mais l’homme en civil, qui vient sans doute du service de renseignement militaire, insiste : « Il ne faut pas montrer ces choses. Je ferai une note. » Décidément, se donner en spectacle afin de « susciter le soutien » n’est pas si facile pour une institution qu’on appelle traditionnellement « la grande muette ».

Muette aussi quand il s’agit d’éventuelles faiblesses du Battle Group belge. « Mission de combat ou mission humanitaire ? » Le colonel luxembourgeois Alain Duschène se tient debout devant son Dingo, croise les mains. « Nous nous sommes préparés aussi bien à l’un qu’à l’autre. On peut mener à bien tout type de mission. » Interrogé sur d’éventuels « défis » lors de l’entraînement du Battle Group, il répond ce que tous les gradés ont répondu ce jour-là : faire travailler ensemble des soldats venus de six pays différents et qui ne se connaissent pas, rendre compatibles les matériels et les procédures, ce n’est pas facile. « Le fait que les Luxembourgeois sont multilingues facilite les choses », estime Duschène. Même si la langue standard est l’anglais, parler en allemand aux hommes de la Bundeswehr ou en français aux soldats wallons peut faciliter les choses. Les Luxembourgeois fournissent surtout la compagnie de reconnaissance Delta, qui opère au sein du bataillon de renseignement et de surveillance, avec des troupes belges et espagnoles. L’EUBG 2014-2 comporte en outre plusieurs unités de combat néerlandaises – communiquant facilement avec les soldats flamands -, ainsi que des éléments de soutien allemands et macédoniens.

« Il ne faut pas croire que parler la même langue signifie qu’on se ressemble. » Pendant que nous dégustons le « standing lunch », l’adjudant Pasteels de l’armée belge évoque son expérience. A ses yeux, les différences culturelles, par exemple entre Flamands et Néerlandais, ont quelque chose de positif : « Apprendre à connaître les habitudes prises par les armées d’autres pays, ce qu’ils font et ce qu’ils ne font pas, est toujours instructif. » Quand nous abordons la question des langues au sein de l’armée belge, nous sommes interrompus. C’est un sujet assez controversé, certains officiers wallons ayant dénoncé une flamandisation du commandement, avec plus de deux tiers de néerlandophones. Depuis longtemps, la plupart des unités sont linguistiquement pures, ce qui contourne l’exigence que les sous-officiers soient bilingues français-néerlandais. Pourtant, maîtriser les deux langues du pays constitue un critère de promotion et donne même lieu à une « prime de bilinguisme ».

Les bérets multicolores, c’est pas un peu voyant sur un champ de bataille ? – Au combat, on porterait tous des casques.

Pasteels est un exemple positif : ce sous-officier qui, avec son visage jovial, sa moustache et sa barbe pourrait sortir d’une pub pour bière belge, est clairement doué pour les langues. Non seulement il s’entretient en néerlandais ou en anglais avec d’autres militaires et fait bénéficier les journalistes luxembourgeois de son excellent français, mais encore il répond dans un allemand impeccable aux questions de deux invités de la Bundeszollverwaltung.

Pasteels raconte comment les systèmes de communication des six pays intervenants – tous différents – ont été coordonnés : deux semaines avant l’exercice, les experts ont commencé à étudier les interfaces des systèmes et ont fini par arriver à faire fonctionner en réseau 300 ordinateurs. A la diversité des langues et des matériels répondent des signes extérieurs : les motifs de camouflage des uniformes présents dans la cantine montrent d’infinies variations. Du côté des officiers il y a en effet, en plus des six pays impliqués, des observateurs venus de tous les pays amis – on observe des insignes italiens, irlandais, polonais, et même un américain avec la tête d’aigle de la division aéroportée. Plus exotique encore, il y a quelques officiers « européens » affichant l’insigne bleu aux douze étoiles. Quant aux bérets, là encore, les militaires s’en donnent à coeur joie. L’adjudant luxembourgeois Christian Schleck qui nous accompagne se lance dans une énumération : les bérets bleus c’est la logistique, les verts les chasseurs ardennais, les noirs au blason jaune les « recce », les bleus foncés les forces aériennes, les rouges la police militaire… C’est pas un peu voyant sur un champ de bataille ? « Ah, mais en cas de combat, on porterait tous des casques », répond Schleck.

Quel combat ? « Notre Battle Group est un outil », avait affirmé plus tôt le général Hubert De Vos, commandant de l’armée de terre belge dans son discours. « Cet outil s’est préparé à un éventuel engagement, il est prêt à combattre. » Auparavant, il avait évoqué le risque de coupes budgétaires, l’élargissement de la sphère d’influence européenne et l’espoir de voir se transformer en un « big boy » les nombreux « little boys » nationaux. Appelait-il de ses voeux un engagement de cet « outil » ?

Les EUBG et les missions de combat, voilà un sujet délicat. En effet, en presque dix ans d’existence, ces unités de réaction rapide n’ont jamais été engagées. Depuis 2005, l’état d’alerte a été assumé en permanence par un Battle Group, voire deux simultanément. Il faut que le groupe soit prêt à être déployé intégralement au bout de 15 jours suite à une décision du Comité militaire de l’UE (EUMC), celle-ci devant être approuvée par l’ensemble des Etats membres. Les missions vont de l’aide humanitaire et la stabilisation jusqu’au rétablissement de la paix par la force. Quant au rayon d’action, il est défini comme 6.000 kilomètres autour de Bruxelles, le siège de l’EUMC : cela englobe des endroits aussi intéressants que l’Ukraine et la Mauritanie, voire le Tibet et le Québec. L’éventail des engagements potentiels passés et à venir est donc large.

Le soldat volontaire luxembourgeois tient-il autant que les généraux européens à partir pour l’aventure ?

Alors que, depuis 1989, des forces européennes ont été et sont engagées à plusieurs endroits de la planète, et que certains grands pays membres ont mené ou mènent des opérations extérieures d’envergure, l’entraînement des EUBG ressemble étrangement aux grands exercices militaires de la guerre froide : on se prépare consciencieusement au grand engagement… qui ne vient jamais.

Pour le colonel Duschène, cet effort n’est de toute façon pas perdu. « Les nombreux exercices ont permis à nos hommes de se familiariser avec les nouveaux véhicules, d’améliorer leurs compétences linguistiques. » L’effort fourni par le Luxembourg est considérable : deux pelotons de reconnaissance avec quelque 25 Dingos, plus des détachements logistiques et médicaux. En tout, cela fait une centaine d’hommes engagés pendant six mois, sans compter les douze mois de préparation. En temps normal, le Luxembourg ne déploie en moyenne que 30 soldats en opérations extérieures, ce qui montre la taille de l’effort consenti, et explique le retrait quasi complet de l’armée grand-ducale d’Afghanistan.

Combien l’EUBG coûte-t-il au Luxembourg ? Duschène évite de donner une réponse précise, mais il ne semble pas énervé non plus. Avec son menton bien rasé, sa petite moustache et ses fines lunettes, il fait figure d’intellectuel militaire. « On aurait de toute façon participé à des exercices », assure-t-il, avant de reconnaître qu’il y a bien des dépenses supplémentaires : « On avait prévu cela dans le budget. » Mais le colonel justifie la dépense : « Si on souhaite participer à des missions extérieures, il faut en accepter le coût. Seul un bon entraînement peut assurer la sécurité de la troupe. » Et de rappeler que depuis que les soldats luxembourgeois participent à ce type de mission, il n’y a eu aucune victime par action ennemie.

Qu’en pense le soldat qui manipule la caméra devant son Dingo ? Il reconnaît que s’entraîner pour probablement rester chez soi n’est pas très motivant. Mais : « On sera contents d’être bien préparés, si jamais on nous envoie. » Difficile de dire s’il tient autant que les généraux européens à partir pour l’aventure. Comme les autres soldats luxembourgeois du Battle Group, après avoir rejoint l’armée comme volontaire, il a dû se porter volontaire également pour l‘ « Unité de disponibilité opérationnelle » (UDO), puis passer le concours pour intégrer cette unité.

A part la perspective de missions plus « intéressantes », cette démarche est motivée par les avantages dont bénéficient les membres de l’UDO : prime et priorité à l’embauche pour certains postes de la fonction publique. C’est le cas du soldat volontaire interrogé : il veut devenir brigadier de police. « J’ai une priorité, mais il faut quand même que je passe l’examen », dit-il. « Ce qui est bien, c’est qu’à la fin des quatre ans, l’armée nous aide à nous préparer. » Il n’en a plus que pour un an. Si tout va bien…

Car les adeptes des Battle Groups, inquiets que le projet ne s’use en ne s’en servant pas, pourraient tenter de forcer la main aux politiciens et institutions réticentes. « L’intervention au Mali est l’exemple type de l’occasion ratée », estime l’adjudant Pasteels. Fin 2012 et début 2013, la question de l’emploi de l’EUBG s’était posée, et les Français avaient renoncé à y faire appel, en partie à cause des procédures politiques, mais aussi pour avoir les mains libres. « Ils ont voulu y aller seuls et montrer à tout le monde comment faire », commente Pasteels. « Après, ils auraient voulu bénéficier de l’appui de l’Union… Pourquoi n’ont-ils pas tout de suite opéré avec les structures européennes ? » Ne voulant pas passer pour un va-t-en-guerre, il rajoute : « Pas que je pense personnellement qu’on ait quelque chose à faire au Mali. »

Il se peut que les décideurs français aient tiré les leçons de 2013. Un an plus tard, lors de la crise en République centrafricaine, la composition des EUBG ne convenait probablement pas, et ils se sont encore passés du Battle Group. Mais en ce second semestre 2014, les circonstances sont propices : des unités relativement capables, venues de pays favorables à l’idée d’une défense européenne. On imagine facilement le scénario d’une situation d’urgence, pas trop exigeante sur le plan militaire, dans laquelle la France et l’Allemagne pousseraient à l’emploi du Battle Group, en s’engageant à l’appuyer avec leurs propres troupes. Le hic, c’est que même un convoi humanitaire ou un maintien de la paix peut tourner au vinaigre. Combien alors de bérets multicolores fièrement arborés en cette journée ensoleillée se retrouveront posés sur des cercueils un jour de grisaille ?


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