NI VU NI CONNU: METIERS SANS VISAGE (2): Une vie de cinéma

Depuis ses débuts aux „Vox“, Jean Defrang est devenu le projectionniste le plus réputé du Luxembourg. Surtout à cause de ses débuts aux côtés de Fred Jung, ancien et célébrissime directeur de la Cinémathèque luxembourgeoise.

Jean Defrang sur le métier de projectionniste de films: „Par le passé, il fallait tout regarder, l’image, le projecteur, ce n’est plus comme ça aujourd’hui. Il n’y a plus de gens qui font ça avec leur coeur.“

woxx: Comment êtes-vous devenu projectionniste?

Jean Defrang: Aux débuts des années 50, quand j’étais gosse, il y avait un cinéma de quartier à la Côte d’Eich, le „Florida“, où l’on projetait des films d’action, comme „Zorro“ et j’y traînais tous les dimanches. Un jour – j’avais huit ans -, j’ai voulu voir l’appareil de projection et le propriétaire du cinéma m’a autorisé à retourner les petites bobines. J’ai pu continuer. A dix ans, je pouvais mettre les films dans les machines.

Ensuite, quand j’étais à l’école, tout le monde voulait être employé de banque ou de la poste. Moi, ça ne m’intéressait pas et, en 1961, je me suis présenté comme projectionniste au cinéma „Vox“ où j’ai commencé mon métier d’opérateur. En 1962, je me suis présenté comme volontaire pour le service militaire, qui était obligatoire à l’époque. J’ai fait la demande pour aller à Diekirch, car dans la caserne il y avait un cinéma où l’on projetait les mêmes films qu’au „Vox“. On m’a dit que c’était trop loin de chez-moi. Il y avait quatre casernes: à Diekirch, au centre-ville, à Capellen et à Walferdange. Et moi, j’habite Weimerskirch. Finalement, le chargé du cinéma de la caserne de Diekirch a écrit une lettre en ma faveur et j’ai pu faire l’armée au „Service de Loisirs“, à Diekirch.

Et par après?

Je suis sorti de l’armée en janvier 1964. J’ai été embauché au cinéma „The Yank“, à la place des Martyres, une salle art-déco très jolie. On y jouait des films d’action. Ce jour-là, c’était „Soliman le Magnifique“. Pendant cette période, j’ai fait mon brevet. A l’époque, il fallait avoir 21 ans pour avoir le certificat d’opérateur de cinéma, car c’est un travail qui exige une grande responsabilité. Comme il n’y avait pas de placeuse dans la salle et que nous, de là-haut, nous voyions tout, il fallait faire attention, par exemple, si un homme importunait une femme, ou si quelqu’un avait trop bu et qu’il commençait à gueuler … Parfois, il fallait le sortir du cinéma!

Pour mon père, le métier d’opérateur de cinéma était comme celui de forain. C’était un travail pas sérieux, vous travaillez jusqu’à minuit et le matin vous restez au lit …

En 1966, je suis passé au cinéma „Cité“, qui était la meilleure salle de la ville. Il y avait les meilleurs spectacles, les meilleurs films, la technique était au dernier point. Le premier film qu’ils ont joué, c’était „Cléopâtre“. J’y suis resté plus de dix ans. On a fait des galas avec les „Soviet export films“, des films russes très importants comme „Guerre et Paix“ et „Les années de feu“. Les Russes venaient avec une délégation. Il y avait toujours une réception, vraiment à la russe, avec de la vodka et ça durait … Oh, là là! Mais les „Soviet export films“ n’étaient un succès que pendant la soirée de gala. Après, la salle était presque vide.

Pour d’autres films, c’était différent. On a joué „Bonnie and Clyde“ pendant quatre semaines et, les week-ends, la salle de 800 places était toujours pleine. On a fait une décoration ad hoc. On a mis un coffre-fort rempli d’argent qui en débordait, des mannequins et une ancienne voiture. A l’époque, tous les gens avec lesquels j’ai travaillé aimaient le cinéma. Parfois on faisait des projections pour le patron, pour 20 francs, pour aller boire un coup après. C’étaient des projections privées pour voir les nouveaux films. Normalement ça se passait au „The Yank“, car c’était son cinéma favori. On y restait jusqu’à 3 ou 4 heures du matin.

Les choses ont tellement changé?

Aujourd’hui, les gens font un boulot avec un horaire, ils poussent un bouton, ça tourne tout seul, ils ne regardent plus le film. Nous étions obligés de regarder toujours le film, c’était un travail plus manuel. Il fallait changer les bobines toutes les vingt minutes. Il fallait régler les lanternes, c’étaient des lumières de charbon qu’il fallait contrôler, parce que si elles s’éteignaient, la salle se retrouvait dans le noir et les gens sifflaient. Il fallait tout regarder, l’image, le projecteur, ce n’est plus comme ça aujourd’hui. Il n’y a plus de gens qui font ça avec leur coeur.

Avez-vous toujours pu gagner votre vie comme projectionniste?

En 1973, je suis allé travailler dans les ateliers „Philips“, mais je continuais à faire des projections dans la petite salle du Théâtre municipal, une fois par mois. On projetait des films art et essai, des classiques. Là, j’ai rencontré Fred Jung, programmateur du théâtre à l’époque, qui poursuivait l’idée d’une Cinémathèque nationale. J’avais déjà eu contact avec lui, à cause de son émission sur le cinéma à RTL, où il présentait les nouveaux films qui passaient au Luxembourg. Il venait chercher des extraits de films au „Cité“ et il les portait à la télévision.

A Mondorf, dans le parc, il y avait un cinéma – dommage, qu’ils aient tout démoli, là-bas – où Jung allait toujours quand ils projetaient un film qu’il n’avait pas vu. Un soir, quand il était là, l’opérateur a eu un problème et il a eu recours à un de mes collègues de „Philips“, Charles Wunsch, aussi un fervent de cinéma. Jung lui a demandé alors son avis sur une cinémathèque. Le lendemain, Charles m’a raconté ça à l’atelier et m’a demandé si je voulais y participer. Finalement, on était une dizaine à constituer une a.s.b.l. qu’on a appelée la „Cinémathèque de Luxembourg“. Il fallait qu’elle soit au centre-ville. La seule possibilité, c’était l’ancienne salle du „Vox“, fermée depuis longtemps. Mais on pouvait la louer aux Pères rédemptoristes, qui en étaient les propriétaires. La paroisse européenne y organisait des conférences et le samedi soir, on y faisait même des messes! Cette cohabitation a duré jusqu’à la fin des travaux dans l’église à côté.

Et comment se sont passés les débuts de la Cinémathèque?

La programmation de la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg a débuté en janvier 1975, avec une avant-première, „Lisztomania“ de Ken Russell. On a créé les cartes de membre – on pouvait donner 500 ou 1000 francs -, et on a continué avec des classiques français. Ensuite on a commencé à jouer des films muets avec accompagnement au piano. Le pianiste de l’époque était Johnny Glesener, encore un fou de cinéma. Il ne regardait jamais les films à l’avance, il me demandait juste de quoi il s’agissait. Il ne lui fallait voir que les premières images pour se mettre dedans. Quelle belle période!

Au début, j’étais seul avec Fred Jung pour la Cinémathèque. Je travaillais chez „Philips“ et je faisais les projections une fois par semaine. Plus tard, Fred Jung a été nommé coordinateur culturel par la Ville de Luxembourg. La Cinémathèque était encore une a.s.b.l. privée et nous savions que nous ne pourrions pas tenir le coup à la longue. Il fallait que la Ville ou l’Etat la prenne en charge. Fred Jung a fait un rapport. Encore une fois, le secrétaire général de la Ville était un fou de cinéma et il a tout de suite été d’accord. Un jour, il m’a dit: „Tu pourrais devenir projectionniste pour de bon?“ Et la Ville m’a engagé comme „aide à la Cinémathèque“. Je touchais moins comme ouvrier de la Ville que chez „Philips“. Mais j’aimais tellement le cinéma …

(Deuxième partie de l’interview avec Jean Defrang, la semaine prochaine …)


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