EXPOSITION: Destruction breeds Creation

« Damage Control », la nouvelle exposition thématique du Mudam aborde la notion de destruction dans l’art depuis 1950. Au menu : bombes atomiques, pianos maltraités et quelques grands noms.

« Injury to Insult to Injury » – des frères Jake and Dinos Chapman. (©Mudam)

Quelle est la valeur d’un piano détruit ? Si on pouvait la mesurer en commentaires horrifiés glanés sur les réseaux sociaux, le piano détruit par l’artiste américain Raphael Montañez Ortiz lors d’une performance au vernissage de « Damage Control » serait probablement impayable. C’est que le Mudam a réussi, une nouvelle fois, après le passage de Wim Delvoye et de sa « Cloaca », ce que les bons musées d’art contemporain devraient tous savoir faire : choquer le bourgeois. Car, si les expositions laissent le public indifférent, ça implique aussi qu’elles ne sont pas terribles. Par contre, si elles provoquent controverses et discussions, même polémiques, elles remplissent une mission de culture publique : faire avancer un discours sur l’art contemporain et sa relation à la réalité vécue.

Et en ces temps difficiles, quoi de mieux qu’une exposition sur la destruction ? C’est ce qu’ont vraisemblablement pensé quelques têtes créatives au Mudam en faisant venir « Damage Control » au Luxembourg. Mis sur pied par le Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, en collaboration avec l’Universalmuseum Joanneum, le Kunsthaus Graz et le Mudam, il s’agit d’une exposition itinérante, dont les commissaires sont deux Américains: Kerry Brougher et Russell Ferguson.

Pour les artistes du début de la deuxième moitié du 20e siècle, la destruction fut un élément omniprésent dans leur quotidien. L’Europe ressemblait encore à un champ de ruines, à certains endroits du moins, la bombe atomique sur Hiroshima avait créé la conscience que la destruction totale de l’humanité était une possibilité réelle, et la guerre froide qui commençait à s’enclencher petit à petit rappelait que ce risque pouvait devenir réalité d’un jour à l’autre. En d’autres mots, l’humanité prenait conscience de l’épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Pas étonnant donc que « Damage Control » revienne sur l’influence de la menace nucléaire sur les artistes de l’époque. Ainsi, dans une lettre écrite en 1958 et destinée au « President of the International Conference for the Detection of Nuclear Explosions », l’artiste Yves Klein propose aux hommes politiques et aux chefs de guerre de teindre les explosions nucléaires futures en bleu. Pas n’importe lequel, mais le « bleu de Klein », couleur inventée par l’artiste qui fit sa fortune. Moins désabusés – n’étant pas des créations artistiques au départ, mais véhiculant des images à la fois esthétiques et effrayants – sont les films réalisés par Harold Eggerton. Commandés par le ministère de la défense américain, ils montrent des essais nucléaires dans le désert du Nevada et dans le Pacifique. Eggerton était un des pionniers de la photographie à haute vitesse et savait manipuler les objectifs de façon à ce que toute la force de destruction de cette nouvelle menace devienne visible, pour ne pas dire palpable. La guerre est aussi au centre du travail de Jack Goldstein. Ce peintre des années 1980 est surtout connu pour ses copies de photographies de la deuxième guerre mondiale et « German Air Raid over Kremlin » est décidément une oeuvre marquante.

Mais la destruction n’implique pas toujours les horreurs de la guerre – froide ou non. Elle peut tout aussi bien s’appliquer à l’artiste, comme à ses oeuvres ou encore ses possessions. Deux créateurs exposés au Mudam ont choisi ce chemin. D’abord John Baldessari, un peintre américain, qui, en 1970, fit incinérer publiquement tous ses tableaux composés entre 1953 et 1966. Pour lui, c’était un processus libérateur et en même temps l’occasion d’admettre une fois pour toutes que pendant ces années-là, il avait fait fausse route. Ce qui ne l’a pas empêché par ailleurs de réutiliser les cendres récoltées dans l’incinérateur pour en faire des cookies – qui sont justement exposés dans une urne en verre. L’autre artiste s’appelle Michael Landy : en 2001, après avoir passé deux ans à inventorier toutes ses possessions, 7.227 objets en tout, il les a publiquement passées au broyeur dans un magasin C&A abandonné dans le centre de Londres.

Guerre omniprésente.

La destruction peut également revêtir une dimension politique ; plusieurs artistes exposent des oeuvres militantes. D’abord les « stars » de « Damage Control », avec une série de tirages d’une chaise électrique confectionnés par Andy Warhol, ainsi qu’une série plus récente de l’artiste et activiste chinois Ai Weiwei. « Dropping a Han Dynasty Urn » datant de 1995, montre l’artiste sur trois clichés en train de laisser tomber une urne. La symbolique est aussi évidente que forte : en détruisant un objet lié au culte des ancêtres et incarnant une tradition rigide, Weiwei coupe les ponts avec l’Histoire et se décide radicalement pour le présent. La subsititution pratiquée par les deux « enfants terribles » britanniques, les frères Jake et Dinos Chapman, est un autre moyen de rendre attentif aux affres de la destruction. Leur oeuvre : « Injury to Insult to Injury» est un détournement minutieux de la série de dessins de Goya « Les désastres de la guerre », car à la place des têtes humaines ils ont placé des monstres et des extra-terrestres sur les 80 clichés du vieux maître espagnol. Ici la destruction joue doublement : par le thème des dessins originaux comme par leur nouvelle vie acquise après avoir été « détruits », voire traités, par les frères Chapman. Plus radical encore, lors d’une exposition dans une institution new-yorkaise, l’Américain Gordon Matta-Clark avait recouvert les fenêtres par des clichés transparents de carreaux cassés photographiés dans le Bronx. Ensuite il tira sur ces mêmes fenêtres avec une carabine à air comprimé. Des clichés et une vidéo témoignent de cette action facassante. Ou le travail de Christian Marclay : Dans « Guitar Drag », il tire une guitare électrique avec son pick-up truck à travers la nature texane. Au-delà du bruit, c’est aussi une référence aux pratiques du lynchage, encore en vogue dans ces contrées.

Question art vidéo : « Damage Control » en rengorge, et c’est peut-être le seul véritable repoche qu’on peut faire à l’exposition, d’avoir – comme souvent – un peu trop misé sur ce média. Pourtant, quelques films en valent vraiment la peine, comme « A Movie » de Bruce Conner, un film entièrement composé d’images « trouvées » extraites de documentaires, de westerns, films d’actions et autres genres cinématographiques. Tout en questionnant la vue que Hollywood a imposée par ses codes d’images, Conner a contribué à fonder une nouvelle esthétique : celle du « found footage » qui sera utilisée bien plus tard tant dans le cinéma expérimental que dans les clips vidéos.

Autre oeuvre d’un grand intérêt : le film sur le « Destruction in Art Symposium » organisé par Gustav Metzger en 1966 à Londres et rassemblant toute une génération d’artistes marqués par la notion de destruction – entre autres Yoko Ono (avec notamment la célèbre performance pendant laquelle elle se laisse découper ses habits) ou encore Raphael Montañez Ortiz, qui y détruit son premier piano.

Dans la catégorie « grands artistes » il est encore à noter que « Damage Control » montre deux films et une oeuvre du sculpteur français Jean Tinguely – dont son célèbre « Homage to New York » de 1960. Un film pendant lequel il explique la machine qu’il a confectionnée pour le jardin des sculptures du Museum of Modern Art de la Grande Pomme – une machine qui s’est auto-détruite après 27 minutes.

En somme « Damage Control » est une des meilleures expositions que le Mudam ait proposées au public depuis son ouverture. Et elle pourrait même, par son approche très didactique et le nombre d’événements qui la ponctuent, devenir un de ses grands succès – ne serait-ce que par la popularité de certains artistes exposés.

« Damage Control », au Mudam jusqu’au 12 octobre.


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