INSTITUTIONS EUROPÉENNES: La solidarité, un projet européen

Vassilis Sklias est le président du syndicat European Public Service Union – Cour de justice. Pour le woxx, il évoque son engagement syndical et parle du statut des fonctionnaires européens au grand-duché.

Vassilis Sklias, 62 ans, de nationalité grecque, interprète retraité de l’Union européenne, réside au Luxembourg depuis 1982. Il a participé fin 2013 à la création de la section luxembourgeoise du parti grec Syriza, est membre de Déi Lénk et préside le syndicat EPSU-CJ.

woxx : Pouvez-vous retracer brièvement votre parcours professionnel ?

Vassilis Sklias : Je suis arrivé au Luxembourg en 1982, au départ comme interprète free-lance, pour devenir par la suite agent contractuel puis fonctionnaire. La Grèce venait d’adhérer à la Communauté économique européenne, le grec était la septième langue et les conditions de carrière étaient très favorables. J’ai donc été promu régulièrement.

Comment votre engagement politique a-t-il débuté ?

Cela remonte à la dictature des colonels, lorsque j’étais étudiant en droit à l’université d’Athènes. J’ai fait partie du mouvement étudiant en 1972 : à cette époque, on prenait des risques, et ce n’était pas forcément très gai. Par la suite, la chute de la dictature en 1974 a permis l’émergence de partis politiques, et je me suis engagé dans ce qui était alors le parti eurocommuniste.

Et votre engagement syndical ?

Je considère l’engagement syndical comme connexe à mon activité politique, mais un syndicat ne doit pas afficher d’appartenance politique, ni se dire apolitique non plus ; il doit être indépendant, représenter les intérêts des travailleurs et laisser aux autres le soin de le classer politiquement ! J’ai d’abord adhéré à mon arrivée à l’Union syndicale Luxembourg (USL). Mais le néolibéralisme n’aime pas les syndicats, et malheureusement la culture néolibérale s’est installée ces dernières décennies dans les mentalités ; l’individualisme a gagné du terrain au détriment de la solidarité. Les institutions européennes ne font pas exception, et au sein même de leurs syndicats certains intérêts et enjeux personnels peuvent conduire à des structures de décision non démocratiques : exactement ce dont ils accusent la société? Si les organismes chargés de défendre collectivement les travailleurs ne donnent pas l’exemple, alors ils ne sont pas crédibles dans leur proposition d’une société alternative. C’est pourquoi j’ai quitté mon premier syndicat et participé à la création de l’European Public Service Union – Cour de justice (EPSU-CJ), non par esprit sectaire ou de supériorité, mais pour être plus ouvert à la société et moins corporatiste. Nous sommes rapidement devenus majoritaires au comité du personnel de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

« Le néolibéralisme n’aime pas les syndicats. »

Quelles sont les relations qu’EPSU-CJ entretient avec les autres instances syndicales ?

Il est évident que nous devons nous coordonner, car nous ne relevons pas du cadre juridique luxembourgeois. Le statut des fonctionnaires européens est réglé par la « procédure législative ordinaire » européenne, anciennement appelée codécision : ses modifications éventuelles sont approuvées par le Conseil de l’UE et le Parlement européen, ce qui les rend complexes à mettre en oeuvre. Nous sommes donc associés à l’Union syndicale fédérale basée à Bruxelles, mais il faut avouer que quelquefois les relations peuvent être plus difficiles avec l’USL qui souhaite maintenir sa prédominance au Luxembourg.

Vous êtes donc président d’un syndicat largement majoritaire dans son institution et membre de deux partis politiques (Syriza et Déi Lénk) : comment trouvez-vous le temps de concilier ces activités ?

C’est une question classique de gestion du temps, mais j’en gagne beaucoup puisque les deux partis politiques sont de la même famille : la troisième voie pour l’Europe, entre les eurocentralistes néolibéraux et ceux qu’on appelle les eurosceptiques. Pour garder vivante la perspective européenne, nous voulons changer de cap sans repli national ou nationaliste. Je n’engage pas mon syndicat par ma position politique bien sûr, mais je trouve que mon engagement est cohérent, car je défends le service public européen, qui est nécessaire pour que l’appareil de l’Union puisse fonctionner et remplir son rôle. On nous traite souvent d’eurocrates, mais le personnel ne prend pas les décisions politiques, il cherche à faire de son mieux pour que la machine fonctionne : c’est aux citoyens de faire les bons choix politiques.

Quelles sont les priorités de votre action syndicale et politique ?

Au niveau syndical, c’est en général très terre à terre : la gestion des carrières, la clarté des règles de promotion, mais surtout la question des revenus, qu’ils soient bruts ou via des avantages accordés à certains et pas aux autres comme les abonnements de transports publics. Je veux croire que ces priorités convergent avec mon action politique, qui se situe plutôt au niveau de la création de liens entre la Grèce et le Luxembourg. La situation actuelle de la Grèce est extrême, et les gens en général n’en ont pas conscience, car certains médias se font l’écho d’une « reprise » décrétée par des technocrates. Mais la réalité sociale est toujours tragique. Je me concentre donc sur la diffusion de cette réalité au sein de mes partis, et j’essaie de communiquer avec la communauté grecque au Luxembourg, car les nouveaux venus ne gravitent plus forcément autour des institutions européennes comme avant, et nous les connaissons moins bien.

Votre syndicat est plutôt critique sur la récente réforme du statut des fonctionnaires de l’UE.

Je veux bien croire que la Commission européenne était obligée de réformer le statut, comme elle l’a affirmé en 2011, car elle donne des leçons d’austérité aux Etats membres et elle pouvait donc difficilement s’y soustraire elle-même. En gros, sa solution consistait à supprimer environ cinq pour cent du personnel et augmenter l’horaire de travail pour compenser ces suppressions. Il y a 30 ans, la Commission discutait sérieusement du contraire : diminuer le temps de travail pour créer de l’emploi et endiguer le fléau du chômage. Le temps que nous travaillons en plus correspond donc au chômage des autres…

« On est solidaire ou on ne l’est pas ; pas de cas par cas. »

Alors qu’en 2004 on avait fusionné les catégories d’assistant, secrétaire et commis, on a fait marche arrière en recréant une catégorie à part rémunérée plus bas qu’avant 2004. De plus, la modeste indexation des rémunérations de 0,8 pour cent obtenue cette année ne s’appliquera pas à cette nouvelle catégorie pour des raisons juridiques obscures. Cela montre une tendance générale à taper sur les plus faibles. La chute du pouvoir d’achat pour certains niveaux salariaux devient critique, et de nombreuses personnes perçoivent moins que le salaire minimum luxembourgeois par exemple.

Il y a également des salaires très élevés au sein des institutions. Que penser de ces rémunérations qui atteignent des niveaux parfois supérieurs au privé, à responsabilité comparable ?

Il faut savoir d’abord que l’impôt communautaire prélevé augmente fortement avec la rémunération brute, et qu’il y a également un prélèvement dit de solidarité sur les hautes rémunérations – on voit là d’ailleurs la touche de propagande verbale puisque cet argent n’est pas reversé aux faibles rémunérations. Nous comprenons que les institutions européennes aient besoin de cadres assez pointus pour pouvoir fonctionner, notamment lorsque la Commission est en litige avec une société multinationale qui elle n’économisera pas pour assurer sa défense. Et il ne faut pas non plus contester de façon drastique le niveau de rémunération des fonctionnaires. Ils sont eux aussi dans le marché du travail et ils doivent pouvoir être attirés par une carrière européenne. D’autre part, la CJUE ne maîtrise pas sa charge de travail, constituée d’affaires judiciaires entrantes ; on supprime des postes, et les administrateurs sont donc loin d’être inoccupés, puisqu’on ne peut pas refuser une affaire par manque de personnel. Il y a lieu de relativiser donc, mais évidemment il ne faut pas non plus inventer des emplois qui ne justifient pas leur niveau de rémunération. De toute façon, nous sommes en tant que syndicat forcément plus sensibles aux problèmes des petits salaires…

« Je dois aux jeunes de continuer le combat. »

On reproche souvent aux fonctionnaires de l’UE de ne pas s’intégrer au Luxembourg. Est-ce la réalité ?

Il y a du vrai. Lorsque quelqu’un est recruté par une institution européenne au grand-duché, il arrive avec un bagage linguistique particulier. La plupart des nouveaux arrivants maintenant utilisent l’anglais comme langue de communication. Ils doivent également apprendre d’autres langues pour progresser dans leur carrière. Certaines sont plus nécessaires que d’autres : la CJUE est très francophone, mais l’anglais est également important, et dans d’autres institutions il est primordial. L’allemand est aussi apprécié. Mais il y a également pas mal de juristes linguistes qui, eux, doivent se concentrer sur des langues spécifiques pas forcément utilisées ici. De ce fait, l’apprentissage de la langue luxembourgeoise se retrouve souvent en queue des priorités. Certains ont aussi tendance à se regrouper autour de leur communauté nationale présente au Luxembourg. On ne peut pas dire cependant que le gouvernement luxembourgeois ne fasse rien pour l’intégration, au contraire, mais ces problèmes sont très réels et spécifiques aux institutions européennes.

Que fait votre syndicat pour faciliter l’intégration ?

Nous diffusons les messages qui nous semblent pertinents à cet effet : promotion du Festival des migrations, information sur une manifestation des cheminots luxembourgeois, défilé du 1er Mai? Cette année, nous avons fait campagne pour expliquer aux employés résidents les modalités du scrutin européen et pour leur rappeler qu’ils pouvaient faire le choix de voter ici au Luxembourg. Nous sommes solidaires avec tous les salariés locaux, car nous en faisons finalement partie, et avec les syndicats locaux, notamment l’OGBL et le Landesverband. Par exemple, l’USL a défendu une position sur les bourses étudiantes plutôt à l’encontre des syndicats luxembourgeois. Elle considérait que l’allocation scolaire des fonctionnaires de l’UE et la bourse étudiante n’étaient pas de même nature. EPSU-CJ, par solidarité avec les syndicats locaux, a soutenu le contraire. La CJUE a confirmé notre position et interdit de cumuler allocation scolaire européenne et bourse étudiante locale. On en revient à mon fil rouge politique : on est solidaire ou on ne l’est pas ; il n’y a pas de cas par cas, sinon on confirme la propagande néolibérale qui veut que les syndicats soient juste des lobbys comme les autres.

A lire certaines chroniques bien informées, on a souvent l’impression d’une guerre de pouvoir au sein de la CJUE, notamment entre le président de la Cour et celui du Tribunal. Qu’en est-il réellement ? Quelles en sont les conséquences pour les fonctionnaires y travaillant ?

Tout ça n’est clairement pas le premier souci du personnel, car finalement peu sont en charge du fonctionnement juridictionnel de la cour. Les Etats membres se bagarrent sur qui entrera dans la rotation pour de nouveaux postes, qui ne sont pourtant pas encore budgétés. La Cour et le Tribunal de l’UE ont chacun un juge par Etat membre, mais le Tribunal de la fonction publique n’a que sept juges, et il y a là un choix à faire qui génère ces discussions. Le Tribunal de la fonction publique a de plus été détaché de la Cour à l’époque, ce que cette dernière ne voit pas d’un bon oeil et veut éviter à l’avenir, pour ne pas créer de juridictions satellites. Mais tout ce débat est véritablement disproportionné par rapport aux besoins de la majorité du personnel. L’institution est cloisonnée et quelquefois peu propice à l’action syndicale : le monde des cabinets des juges est tout à fait à part et certains juristes, qui appartenaient à un syndicat de magistrats avant leur venue à la CJUE, abandonnent cet engagement une fois arrivés. Il nous incombe de représenter ces collègues au même titre que des agents contractuels précaires !

Quitterez-vous un jour le Luxembourg pour retourner en Grèce ?

Pas dans un futur proche, car je veux continuer à militer pour le syndicat. J’ai eu la chance de prendre ma retraite complète à 61 ans. Mes collègues n’auront plus cette possibilité avec la modification des statuts, puisque l’âge de la retraite est passé en dix ans de 60 à 66 ans. Les nouveaux fonctionnaires, qui seront touchés de plein fouet par cette réforme, ne pensent nullement à la pension, ils ont d’autres soucis. Je dois aux jeunes de continuer le combat, car nous n’avons pas réussi à sauvegarder certains acquis.

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Repères chiffrés
Impôt communautaire : les fonctionnaires et agents contractuels européens ne paient pas d’impôt sur le revenu dans leur pays de résidence. L’impôt communautaire varie de 13 % pour les salaires les moins élevés à 40 % pour les plus élevés.
Primes : selon leur situation familiale et leur nationalité, ils peuvent toucher des allocations familiales et une indemnité de dépaysement de 16 % du traitement brut, réduite à 4 % en cas de lien précédent avec le pays d’affectation.
Minimum social : la plupart des traitements bruts des groupes de fonctions I et II d’agents contractuels (secrétaires et commis) sont inférieurs au salaire social minimum qualifié luxembourgeois (2305,23 euros par mois). Les statistiques de l’UE ne permettent pas d’estimer facilement le nombre de personnes dans ce cas à Luxembourg.


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