LIBYE: Un pays fragmenté

Deux gouvernements, deux parlements, deux armées et plusieurs fronts : la Libye semble se décomposer de jour en jour, politiquement et militairement.

Les combattants de Fajr Libya sur le front à Kikla avant qu’ils ne soient repoussés par les Zintanis.

A l’est, les combats sont concentrés à Benghazi, la capitale de la Cyrénaïque. Les groupes radicaux, dont Ansar Al-Charia, milice classée terroriste par l’Onu le 19 novembre dernier, s’étaient emparés en juillet de la seconde ville du pays. Mais mi-octobre, les forces fidèles au général à la retraite Khalifa Haftar, qui avait lancé l’opération « Karama » (Dignité) contre les « terroristes islamistes » le 16 mai dernier, ont effectué une nouvelle offensive. Cette dernière aurait fait plus de 400 morts.

A l’est, contre les islamistes

L’opération « Karama » est à présent dirigée par Abderrazak Nadhouri, le chef d’Etat major de l’armée nommé par la Chambre des représentants (CdR), le parlement élu en juin. Ce proche de Khalifa Haftar expliquait récemment, à l’hebdomadaire français Jeune Afrique, son combat : « Après la libération, l’armée a été marginalisée par les «pseudo-révolutionnaires». Je considère que les authentiques révolutionnaires sont retournés à la vie civile. Les autres, et surtout les islamistes, ont tout fait pour empêcher la constitution d’une force à même de les gêner dans leur conquête du pouvoir. »

Khalifa Haftar n’a pas pour autant quitté le terrain. Réintégré dans l’armée par la Chambre des Représentants en novembre, il a déclaré samedi dernier : « Je me suis donné jusqu’au 15 décembre pour prendre Benghazi. Nous contrôlons déjà 80 pour cent de la ville. Pour Tripoli, il nous faudra 3 mois, peut-être moins. »

Elue avec moins de 20 pour cent de participation le 25 juin dernier, la Chambre des représentants, de tendance modérée, a décidé de soutenir les forces armées de Khalifa Haftar et leurs alliés de Zintan à l’ouest, les considérant comme l‘ « Armée nationale libyenne ». Seul pouvoir législatif reconnu jusqu’ici par la communauté internationale, la Chambre est basée à Tobrouk, à l’extrême est, près de la frontière égyptienne, pour des raisons de sécurité, alors qu’il avait été prévu qu’elle s’installe à Benghazi.

Un parlement invalidé

Le lieu, mais également l’absence de transmission des pouvoirs avec le Congrès Général national (CGN, parlement sortant) ont crée une certaine opposition à son encontre et envers le gouvernement qu’elle a nommé en septembre. Ainsi certains de ses membres la boycottent depuis la première session. Deux d’entre eux ont d’ailleurs déposé un recours auprès de la Cours suprême qui a déclaré le 6 novembre dernier l’invalidité de son élection.

Ce jugement se base sur trois points : l’absence de remise officielle des pouvoirs, l’installation de la Chambre à Tobrouk au lieu de Benghazi et l’absence de quorum lors du vote de la loi électorale qui a conduit aux élections de la Chambre des représentants. Selon les Sages libyens, ce parlement est donc nul. Seulement la plupart des membres de cette assemblée refusent cette décision, affirmant que les Juges ont subi des pressions de Fajr Libya, coalition de brigades alliées aux groupes islamistes de Benghazi et qui tient Tripoli. ??La Chambre des représentants est devenue l’ennemie des islamistes en prenant des positions tranchées. Après avoir classé Ansar Al-Charia – suspecté d’avoir pris part à l’attaque du consulat américain de Benghazi en septembre 2012 qui a conduit à la mort de l’ambassadeur Chris Stevens – comme groupe terroriste en août, le président de la Chambre, Aguila Salah Iissa, a appelé la communauté internationale à l’aide en demandant un support matériel : « L’impossibilité de fournir des armes à l’armée libyenne et de la former à sa guerre contre le terrorisme sert les intérêts de l’extrémisme. »

Daesh à Derna

C’est justement entre Benghazi, où combat Khalifa Haftar, et Tobrouk, où siège la Chambre des représentants, que se trouve le noyau le plus dur des radicaux libyens: Derna. Cette petite ville de 50.000 habitants est considérée comme un fief conservateur depuis la fin de la révolution en 2011. En août, la vidéo de l’exécution d’un Egyptien, organisée par le « Conseil consultatif de la jeunesse islamique » dans un stade de foot, a scandalisé. Mais d’autres vidéos sont venues inquiéter la communauté internationale ces dernières semaines : allégeance à Daesh, parade avec des drapeaux de l‘ « Etat islamique », déclaration d’un califat? « Ces images ne signifient rien, affirme un haut-fonctionnaire, proche des brigades qui tiennent Tripoli. C’est facile de zoomer sur dix personnes et trois voitures avec un drapeau et de publier cela sur Youtube. Ça donne l’impression que toute la ville est là. »?

Au sud, AQMI

Le sud libyen n’est pas en reste. Ses frontières poreuses sont un atout pour AQMI : la région est devenue une base arrière. Selon les autorités algériennes, c’est dans cette vaste zone que les auteurs de la prise d’otage d’In Amenas en janvier 2013 se seraient rassemblés et équipés. Réputé pour être un lieu de trafics en tout genre, le Fezzan est également secoué par des conflits ethniques depuis le début de l’année. Ceux-ci se sont accentués en se calquant sur les divisions politiques du nord. Ainsi, des violences ont éclaté, dans le fief touareg d’Oubari, entre un groupe Touaregs supportant Fajr Libya et des Toubous alliés aux Zintanis.

A l’ouest, les combats se situent à présent à l’orée des monts Nefoussa. Les forces de Fajr Libya (Aube de la Libye), qui ont attaqué l’aéroport international de Tripoli où étaient basés les groupes armés de Zintan en juillet, sont arrivés jusqu’à Kikla, à 40 kilomètres du fief ennemi. Mais depuis une dizaine de jours, Fajr Libya est forcé au recul. La « Zone T », carrefour en forme de T à 80 kilomètres de Zintan, est un des derniers postes avancés de la coalition. Les pickups surmontés de mitrailleuses anti-aériennes s’y croisent à toute allure, les uns rejoignent le front, les autres rentrent se reposer. Au loin, le bruit sourd des tirs retentit.  « Nous nous battons car les Zintanis sont alliés aux Kadhafistes. Et ce sont des voleurs ! », explique Fathi, un des combattants de Fajr Libya. Une voiture de jeunes s’arrête à sa hauteur. Une rengaine Hip-hop s’échappe des portières. Pantacourt pour l’un, jean pour le second et tongues pour le troisième. « Regardez, s’exclame Hamdi al-Beshti, ce sont nos combattants ! Celui-ci a perdu son bras au combat. » Quel âge ont-ils ? « 16 ans » répond l’un. Hamdi al-Beshti, qui dirige une unité, se tourne vers les journalistes, sarcastique : « Vous voyez, voilà Daesh en Libye ! A moins que ce soit Al-Qaïda ! »?

A l’ouest, le gouvernement de Fajr Libya

Plus à l’est, à Tripoli, la vie a repris un semblant de normalité depuis août et la fin des combats. Fajr Libya contrôle dorénavant la capitale. Et la contrôle bien : « Ma famille est plutôt pro-Zintan (fief révolutionnaire qui s’est opposé cet été à Fajr Libya et allié de Khalifa Haftar, ndlr), mais depuis plusieurs semaines, elle critique de moins en moins Fajr Libya. Il n’y a plus de coupure d’électricité, plus de pénurie d’essence et la ville est sécurisé, alors les gens se disent « après tout pourquoi pas ! », même ceux qui n’aiment pas Fajr Libya commence à l’accepter », explique un journaliste libyen. La capitale, et son aéroport militaire devenu le seul en fonction, ont cependant été victimes de quelques raids aériens menés par les forces de Khalifa Haftar fin novembre. « Tout le monde sait que le calme ne va pas durer. Les combats vont reprendre » croit savoir un habitant.

Fajr Libya, qui se présente comme composée de vrais révolutionnaires faisant face à des groupes de partisans de l’ancien régime, a demandé fin août au parlement sortant, le CGN de reprendre le pouvoir. Un « gouvernement de salut national » dirigé par Omar Al-Hassi a ensuite été nommé, mais celui-ci n’a pas été reconnu par la communauté internationale.

Le modèle Sissi

Le représentant spécial de l’Onu, Bernardino Leon rechigne à parler avec ce gouvernement auto-proclamé. Jusqu’à présent, il s’est contenté de rencontrer des « figures politiques », sans leur reconnaître aucun statut. « Le polarisation qui inquiète l’Onu n’est pas la polarisation Tobrouk-Misrata (fief révolutionnaire proche de Fajr Libya, ndlr), ni Zintan-Tripoli, c’est la polarisation modérés contre partisans d’une ligne dure », expliquait pourtant Bernardino Leon le 28 octobre lors d’une conférence de presse à Tripoli.

Las, le gouvernement d’Omar Al-Hassi a déclaré Bernadino Leon « personna non grata » en Libye. « Nous demandons à la communauté internationale de reconnaître la décision de la Cours suprême. Lorsqu’on est un pays démocratique, on se soumet au jugement des Sages », soutient Omar al-Hassi. Son ministre des affaires étrangères, Mohamed El-Ghirani soutient cette position. Dans une interview accordée au woxx, il se dit confiant quant à une prochaine reconnaissance internationale : « Prenez l’exemple de l’Egypte, hier, on ne reconnaissait pas Sissi, mais quand on a vu la force sur le terrain, tout le monde lui a couru après pour le reconnaître? Nous sommes sur le terrain, nous tenons 90 pour cent de la Libye, quand la Chambre des représentants n’a que 10 pour cent et des valises pour aller quémander de pays en pays une légitimité. »

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Les forces en présence
A l’ouest :
⋅    Fajr Libya : une coalition de brigades issues de 26 villes. Accusé par ses adversaires d’être islamiste, ce groupe est à l’origine de l’attaque de l’aéroport international de Tripoli le 13 juillet dernier.
⋅    Zintanis : les brigades de Zintan contrôlaient l’aéroport de la capitale depuis 2011. Accusés d’être alliés aux kadhafistes, les Zintanis ont été repoussés vers leur ville par Fajr Libya. Ils profitent cependant du soutien de Khalifa Haftar qui lance régulièrement des attaques aériennes pour les soulager.

A l’est :
⋅    L’Armée nationale libyenne : malgré leur nom, ces forces représentent avant tout les hommes du général Khalifa Haftar. Celui-ci a lancé en mai, à Benghazi, une offensive contre les islamistes. Des unités de l’armée l’ont rejoint et ses actions sont à présent légitimées par la Chambre des représentants, parlement réfugié à Tobrouk.
⋅    Les groupes islamiques : le Conseil consultatif de la jeunesse islamique, Ansar Al-Charia, la Brigade du 17 février… sont des brigades qui ont connu des différends. Mais elles sont aujourd’hui unies face à un ennemi commun : Khalifa Haftar. 


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