MIGRATION: « Ne vous faites pas d’illusions »

Ceci est l’histoire d’un jeune demandeur d’asile de Serbie et de sa famille. Si le récit est fictif, il est basé sur une histoire vraie. Une histoire qui se répète tous les ans, au Luxembourg.

Difficile de reconstruire une vie sur les ruines… village du Kosovo après la guerre. (Photo : Chris-Havard Berge/Flickr)

Ça y est. Belgrade. Les policiers qui nous ont accompagnés nous serrent la main. L’un d’entre eux, le plus âgé et probablement leur chef, me regarde dans les yeux et dit : « Bon courage. » Ils se retournent et partent. Nous sommes à 1.500 kilomètres du Luxembourg et à 300 kilomètres de notre ville d’origine, Novi Pazar.

Papa n’a pas osé prévenir la famille de notre retour. Je crois qu’il a honte. Lui qui avait promis à sa mère qu’il allait reconstruire pour notre famille une vie loin de chez nous, loin des ruines qu’a laissées la guerre, loin des barrages militaires, loin du racisme et des « tensions ethniques », comme ils l’appellent.

On est partis un jour de février. « Ça y est », a dit papa, « on peut partir, tout est prêt. Prenez vos valises ». Maman pleurait, mais elle ne disait rien. Papa avait été soldat pendant la guerre civile, enrôlé de force dans l’armée serbe, comme presque tous les hommes de notre ville. Papa est chrétien orthodoxe, maman musulmane. Les mariages mixtes ne sont pas très bien vus là d’où on vient.

Papa ne nous a jamais raconté ce qu’il a fait quand il était soldat. Un jour, il s’est trouvé devant la porte, maigre, sale, avec cette expression bizarre dans les yeux. « Il faut que je me cache », a-t-il dit, « j’ai déserté. » Heureusement, la guerre s’est terminée rapidement et il a pu rentrer à la maison. Mais il était maintenant un traître aux yeux des Serbes. Un jour, quand nous avons traversé la frontière pour rendre visite à ma tante et mon oncle en Serbie, les policiers serbes nous ont arrêtés. L’un d’eux a craché au visage de papa. « Sale traître », a-t-il dit, « on aurait dû te pendre. » Papa faisait des cauchemars. Souvent, je l’entendais hurler en plein milieu de la nuit, et maman devait le calmer. Des fois, on recevait des coups de fil. La première fois, maman a décroché. Elle est devenue toute pâle et n’a plus rien dit.

Papa avait été soldat pendant la guerre civile, enrôlé de force dans l’armée serbe, comme presque tous les hommes de notre ville.

C’est mon cousin qui nous a amenés à Belgrade. Là, des gens nous attendaient. « L’argent ! », a gueulé un passeur, et papa lui a donné une enveloppe remplie de billets. On a mis nos bagages à l’arrière du fourgon et on est montés. Il y avait d’autres gens, mais personne ne parlait. Tout le monde avait honte, je crois.

Quatorze heures plus tard, on est arrivés au Luxembourg. Je n’avais jamais entendu parler de ce pays et, franchement, je ne l’ai trouvé pas très beau. Le chauffeur nous a indiqué où aller et il est reparti à toute vitesse. Il était cinq heures du matin. On a attendu devant une porte pendant trois heures, avant que quelqu’un n’ouvre. « Oui ? », a demandé une dame, mais personne ne parlait français. Elle nous a fait signe d’attendre. Un traducteur est arrivé. On a dû entrer l’un après l’autre dans un bureau, où il y avait deux hommes et une femme, plus le traducteur. Ils nous ont posé plein de questions, sur la Serbie, la guerre et sur ce que papa avait fait quand il était soldat. Souvent, je ne savais pas quoi répondre, alors je haussais les épaules et je disais : « Je ne me rappelle pas. » En partant, on nous a donné une adresse. C’était un foyer pour réfugiés. Franchement, il n’était pas génial. Il faisait très froid à l’intérieur, et il y avait une odeur désagréable. On était tous les quatre dans la même chambre, maman, papa, ma soeur et moi. Il y avait beaucoup de familles comme nous là-bas.

Quelques jours plus tard, on a déménagé dans un autre foyer. C’était un vieil hôtel, en plein milieu de la forêt. Il n’était pas dans un bon état. Dans notre chambre, il y avait de la moisissure aux murs, dans un coin. Mais enfin, on avait un lit chacun et un toit pour nous tous, alors on ne voulait pas trop râler.

Dans notre foyer, il y avait une dame qui nous aidait beaucoup. Dès qu’on est arrivés, elle a demandé si on avait besoin de quelque chose. On avait besoin de beaucoup de choses, mais je crois que papa et maman avaient un peu honte, alors on n’a rien dit.

Quelques jours après notre arrivée, j’ai commencé l’école au Luxembourg. Le matin, j’ai pris le bus. Il a mis une heure. Ma soeur, elle, avait plus de chance, le bus ne mettait que 10 minutes pour aller à son école. La mienne n’était pas loin du premier foyer où on avait séjourné, en ville. En arrivant, je ne savais pas où aller, mais une fille albanaise qui avait pris le bus avec moi m’a amené au secrétariat. Après, on m’a montré ma classe. La plupart des autres élèves venaient du Kosovo, certains venaient de Serbie comme moi, ou de Bosnie. La professeure parlait serbe, comme c’était une classe pour étrangers.

J’ai commencé à apprendre le français et le luxembourgeois et j’ai rapidement fait des progrès. Après quelques mois, je parlais couramment le français et j’avais des notions de luxembourgeois. J’adorais l’école et j’adorais la plupart de mes professeurs. Surtout mon prof de français, qui avait rapidement compris que j’aimais lire et qui me prêtait des livres.

L’école ça me permettait de sortir du foyer, de cette petite chambre qu’on devait se partager à quatre.

Et puis, l’école, ça me permettait de sortir du foyer, de cette petite chambre qu’on devait se partager à quatre. Papa et maman ne sortaient presque jamais, à part s’ils devaient aller en ville, pour les papiers. Le reste du temps, ils étaient au foyer et n’avaient rien à faire. Je crois qu’ils se disputaient souvent. Quand je rentrais de l’école, maman avait souvent l’air d’avoir pleuré. Papa, lui, faisait un visage de plus en plus sombre. Après quelques mois, ses cauchemars ont recommencé. Presque toutes les nuits, il nous réveillait avec ses cris et ses hurlements.

J’ai commencé à me faire des amis à l’école. La plupart, c’étaient des étrangers comme moi, mais il y avait aussi un Luxembourgeois. Un jour, il m’a dit : « Mes parents veulent te rencontrer. » J’ai demandé à mes parents si je pouvais aller chez lui après l’école, et ils ont dit oui. Quelques jours plus tard, j’ai pris le bus avec lui. Après vingt minutes, on était déjà arrivés. Sa maison était énorme et ses parents étaient très gentils. Ils m’ont posé plein de questions sur le Kosovo, sur notre fuite et sur le foyer. Ils avaient fait à manger, et comme ils pensaient que j’étais musulman, ils n’avaient pas mis de viande de porc. J’ai préféré ne pas leur dire que je n’étais pas musulman. La mère de mon copain a dit : « La prochaine fois, tu viens avec tes parents. »

On a leur rendu visite ensemble un peu plus tard. Je devais traduire pour mes parents. Les parents de mon copain, eux, étaient très gentils et, à la fin, le père a proposé à papa de travailler pour lui. Il avait une petite entreprise de jardinage. Une semaine plus tard, papa a commencé à y aller
trois fois par semaine, en bus. Il m’a interdit d’en parler à quelqu’un. Je pense qu’il n’avait pas le droit de travailler.

Un jour, j’ai dû accompagner mes parents en ville. Ils avaient un rendez-vous dans une administration, et comme je parlais déjà bien le français, je devais traduire. « Votre demande de protection internationale a été rejetée », m’a dit un monsieur d’un ton très dur. « Vous devez quitter le pays. » Quand j’ai traduit ça à mes parents, maman a commencé à pleurer. Papa aussi avait les larmes aux yeux, et je voyais qu’il serrait les poings. Pendant le retour, il n’a pas dit un mot. Arrivé au foyer, il a commencé à taper dans le mur. Il criait et pleurait en même temps, et il n’arrêtait pas de donner des coups de poing dans le mur, jusqu’à ce que ses mains saignent. Maman a essayé de l’en empêcher, mais elle n’avait pas assez de force, tellement il était hors de lui.

A l’école, tout allait pour le mieux. Un jour, mon professeur de français est venu me voir après le cours. Je pensais que j’avais fait une bêtise, mais il a juste dit : « Tu voudrais devenir quoi quand tu auras fini l’école ? » Je ne m’étais jamais trop posé la question, mais sans réfléchir longtemps, j’ai répondu : « Prof de français. » Ça l’a fait sourire. « Je pense que tu en as les moyens. Si tu veux, je peux te donner des cours particuliers pour approfondir le français. » Il a hésité, puis il a ajouté : « Gratuitement, bien sûr. » Je lui ai raconté que notre demande d’asile avait été refusée et qu’on devait rentrer chez nous. Il n’a pas su quoi dire et, tous les deux, nous avons regardé par terre. Il m’a dit « Je suis désolé » et il est sorti. Le jour d’après, il m’a donné le numéro de téléphone d’un avocat.

La première chose que l’avocat nous a dite, c’était : « Ne vous faites pas d’illusions. » Il nous a assurés qu’il allait tout faire pour que nous puissions rester, mais il était peu optimiste. Et il avait raison : nous avons reçu une lettre qui disait qu’on devait se présenter à un bureau pour organiser notre retour volontaire. Volontaire, c’était écrit, et moi je ne comprenais pas. On voulait rester, nous !

Volontaire, c’était écrit, et moi je ne comprenais pas. On voulait rester, nous !

Un soir, papa a pris la parole. Il nous a demandé, à mon frère et à moi, si on voulait essayer de rester au Luxembourg ou repartir en Serbie. Sans hésiter, j’ai dit : « Moi je reste. » Ma soeur était d’accord. Maman aurait préféré partir tout de suite, je crois, mais elle n’a rien dit.

J’ai continué à aller à l’école et ma soeur aussi. D’autres élèves sont venus me voir. Ils avaient entendu que je devais quitter le pays, et ils m’ont dit qu’ils allaient écrire une lettre au ministre, avec notre prof de français, pour que je puisse rester.

Ça n’a servi à rien. Un lundi matin, ils étaient devant la porte. Trois policiers. Ils ont dit : « Ne prenez rien, quelqu’un d’autre s’en occupera. » On
a dû les suivre et on est montés dans leur fourgon.

Je ne peux pas dire qu’ils étaient méchants, les policiers. Ils ont fait leur travail, mais ça se voyait qu’ils avaient un peu honte. Ils ont très peu parlé. On est arrivés devant un bâtiment gris, entouré d’une clôture avec des barbelés. Un portail s’est ouvert, et la voiture est entrée.

Maman sanglotait et papa serrait les dents. Ma petite soeur demandait : « Pourquoi nous sommes en prison ? » Maman essayait de le réconforter : « Ce n’est pas une prison, c’est un peu comme un hôtel. On va passer la nuit ici, et demain on prendra l’avion et on ira visiter grand-mère. » Ma soeur ne la croyait pas et s’est mise, elle aussi, à pleurer. Nous sommes restés deux nuits à cet endroit. Les gens qui y travaillaient étaient gentils, mais ils ne pouvaient rien faire pour nous. La dame qui s’occupait des gens dans notre foyer est venue nous rendre visite. Elle nous a apporté nos affaires.

Après deux jours, des policiers sont venus nous chercher. Ils nous ont ramenés à l’aéroport. Là, j’ai vu mon professeur de français et mes camarades de classe. Ils avaient tous l’air tristes, certains pleuraient. On s’est dit au revoir et j’ai dû leur promettre de leur écrire dès que je serais arrivé. Ils m’ont donné une lettre qu’ils avaient écrite pour moi, tous ensemble.

L’avion a décollé peu de temps après. Maman et ma petite soeur ont pleuré pendant tout le voyage. Papa a regardé par la fenêtre et n’a pas dit un mot. Je savais que lui aussi pleurait. Moi, je ne pouvais toujours pas le croire.


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