BLASPHÈME: Charlie, défends-moi !

Les attentats de la semaine dernière ont aussitôt fait ressurgir l’éternelle question du blasphème face à la liberté de la presse. Un débat qui n’épargne pas le Luxembourg.

Alors que nos voisins français ne connaissent pas le délit de blasphème dans leur loi – à l’exception de l’Alsace et de la Moselle – le corset autour de la presse luxembourgeoise est déjà particulièrement étroit. Ainsi, notre Code pénal comprend pas moins de cinq articles (142 à 146) punissant le délit de blasphème – particulièrement les articles 144 et 145 stipulant que « Toute personne qui, par faits, paroles, gestes, menaces, écrits ou dessins, aura outragé les objets d’un culte » voire un « ministre d’un culte » est passible de prison ou d’amendes. La même chose vaut pour la loi sur la presse, où l’article 81 promet des amendes et un séjour derrière les barreaux à « Quiconque aura publiquement outragé les moeurs » par toute forme de support écrit ou dessiné – reste à savoir qui définit les limites des « bonnes moeurs ».

Force est de constater que, en matière de blasphème, la presse luxembourgeoise est – du moins en théorie – déjà assez bien muselée. Et qu’un magazine comme Charlie Hebdo aurait probablement eu plus de mal à sortir sur les terres grand-ducales. Même si, à ce que nous savons, ces lois n’ont pas été appliquées depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a pourtant pas empêché les responsables de plusieurs religions monothéistes de demander publiquement plus de protection contre la vilaine presse qui, de temps en temps, ose critiquer leurs croyances. Le bal a été ouvert par l’imam Halil Ahmetspahic, qui officie à la mosquée de Mamer : il a exprimé sur les ondes de RTL son souhait de voir les grandes religions monothéistes se mettre d’accord sur un codex qui définirait ce qui pourrait être caricaturé ou non. Cette annonce a bien sûr, surtout après le carnage à Charlie Hebdo, fait un scandale, vu qu’elle semble dire que, en ce qui concerne les terroristes, les musulmans seraient d’accord avec le fond, mais pas avec la méthode.

« Officiellement, il n’y a pas de droit au blasphème. »

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Contacté par le woxx, Jean-Luc Karleskind, un des vice-présidents de la Shoura, dit clairement : « Nous ne voulons pas de censure ! Attaquer l’hypocrisie, la tartuferie et le dogmatisme est légitime. » Ce fan du dessinateur Cabu et ex-lecteur de Charlie jusqu’à l’avènement du sulfureux Philippe Val, estime que le moment est politiquement mal choisi pour lancer un tel débat, même s’il l’estime nécessaire. Pour lui, ces attaques représentent deux choses : un piège qu’on tend aux musulmans et une insulte à leur religion. Karleskind insiste aussi sur le fait que, jusqu’ici, la Shoura n’a pas répondu aux provocations parues dans la presse grand-ducale – notamment dans le tabloïd LuxPrivat – et que de toute façon « aucune caricature ne justifie des attentats ». Néanmoins, s’il estime entre les lignes que les mots de l’imam de Mamer ne visaient en aucun cas une modification de la loi, il compare aussi la caricature religieuse à l’obscénité : « On ne montre pas non plus du porno en public. »

Ce ne sont finalement pas tant les propos de l’imam qui ont choqué le Luxembourg, mais surtout le fait que le vicaire Erny Gillen a qualifié cette idée de louable sur les ondes du même média. Même s’il a rétropédalé entre-temps, sortant même Hans Küng de son tiroir – c’est que l’heure est grave – en essayant de réinterpréter ses paroles : la tentation de museler la liberté d’expression au nom des cultes était bien présente. De toute façon, la situation luxembourgeoise est arbitraire et laisse un certain espace à l’interprétation, ce qui donne clairement des idées aux cléricaux. Ainsi, Roger Nilles, le porte-parole de l’archevêché, précise : « Officiellement, il n’y a pas de droit au blasphème. Ce qui importe, c’est l’intention derrière. La proposition de l’imam de Mamer est intéressante, mais elle n’est qu’une réflexion. » En général, pour Nilles, il existe un champ de tension entre liberté et responsabilité : « Il y a des limites qui sont dans la responsabilité. Et tout un chacun doit savoir comment il souhaite manier sa liberté. Il faut savoir que toutes les religions comportent des éléments saints, mais que ce qui est saint pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. » Donc, pour l’Eglise catholique, établir que la liberté d’expression est supérieure à celle des cultes est toujours difficile à admettre.

« En droit hébraïque, le blasphème, s’il est proféré par quelqu’un d’extérieur à la communauté juive, n’existe pas. »

En ce qui concerne la troisième religion monothéiste au Luxembourg, les choses sont un peu plus simples. Contacté par le woxx, Claude Marx du Consistoire israélite dit ne pas pouvoir parler au nom de son organisme, même s’il est sûr que la majorité serait d’accord avec lui : « Toute limitation à la liberté d’expression est le début d’une dictature. » Et de citer le fameux adage apocryphe de Voltaire sur la liberté d’expression, comme quoi il faut se battre pour que même ceux avec lesquels on n’est pas d’accord puissent s’exprimer. En ce qui concerne le blasphème, la religion juive a des règles aussi simples qu’efficaces : « En droit hébraïque, le blasphème, s’il est proféré par quelqu’un d’extérieur à la communauté juive, n’existe pas. » Une règle que toutes les autres religions pourraient considérer aussi, ça nous éviterait bien des bains de sang…

Une simplicité qui, comme on vient de le voir plus haut, ne caractérise pas les règles luxembourgeoises. Même si, en apprenant les propositions de l’imam et la réaction d’Erny Gillen, le sang de Roger Infalt, le président du Conseil de presse, n’a fait qu’un tour : « Nous allons envoyer une lettre à l’imam et nous y attacherons aussi le code de déontologie », explique-t-il au woxx. « Dans notre code, la protection de la personne privée est clairement articulée et ça doit évidemment suffire. En aucun cas, nous ne cautionnons les propos tenus par l’imam de Mamer. »

Reste à savoir quel tour cette discussion, si elle est lancée, prendra. En tout cas, revendiquer l’abrogation des articles 142 à 146 du Code pénal semble être un bon début, pour pouvoir discuter sur des bases saines.

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Sérial Charlie
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