Libye : Benghazi : la guerre oubliée

La seconde ville libyenne est en guerre depuis bientôt un an. Malgré les violences, la population tente de vivre normalement.

Khadija Mabrouk avec un de ses petits-enfants. La vieille dame vit dans une école depuis plusieurs semaines.

« Quand on a commencé la révolution en 2011, il y avait beaucoup de journalistes, ici, à Benghazi. Le monde entier nous regardait. Aujourd’hui, personne ne s’intéresse à nous » : le constat d’Ahmed Ali illustre la pensée de nombreux Benghaziotes. Depuis onze mois, leur ville est en guerre. Des combats qui ont fait plus de 1.600 morts, mais aussi des milliers de déplacés.

Le 16 mai 2014, le général à la retraite Khalifa Haftar a lancé l’opération « Karama » (Dignité) pour « nettoyer » la seconde ville du pays des « terroristes » – comprendre : islamistes. Ces derniers sont réunis au sein du « Conseil de Choura des révolutionnaires de Benghazi ». Celui-ci rassemble Ansar al-Charia, groupe considéré comme terroriste par les Nations unies et accusé de l’attaque du consulat américain en septembre 2012 qui avait provoqué la mort de quatre personnes dont l’ambassadeur, des brigades islamistes et quelques membres de l’État islamique arrivés plus récemment. Le tout est soutenu par les forces de Fajr Libya (Aube de la Libye) qui soutient ces « héros révolutionnaires » face à l’ennemi commun, Khalifa Haftar. Ce dernier contrôle aujourd’hui 80 pour cent de la ville.

Ahmed Ali, lui, ne s’intéresse pas aux combats mais aux conséquences sur la population. Dans l’école Boubaker Arazi de Benghazi, il soutient, avec d’autres bénévoles de l’organisation « Benghazi est notre famille », des familles qui ont dû quitter leur domicile. Elles seraient au total plus de 27.000. L’école Boubaker Arazi a été ouverte, comme 60 autres établissements, en juin 2014 pour accueillir ces Benghaziotes forcés de quitter leur maison et n’ayant pas de proches capables de les héberger. Le bâtiment accueille aujourd’hui 25 familles.

27.000 familles déplacées

Khadija Mabrouk en fait partie. La vieille dame aveugle ne connaît pas son âge : « Je suis vieille, entre 60 et 70 ans, je pense. » Assise sur un matelas à même le sol dans la classe qui sert d’appartement à elle, son fils, sa belle-fille et leurs quatre enfants, elle raconte : « Nous avons quitté notre maison en septembre 2014. Nous avons tout perdu, les bijoux, l’argent, nos trois télés. Je n’ai même plus d’habits ! »

À l’autre bout du couloir, Ali Hassan Mohamed joue avec Salah, son bébé de quatre mois. Il ne sait pas ce qu’est devenue sa maison. Le père de famille n’a pas d’emploi et gagne difficilement sa vie depuis la révolution de 2011. « Je n’ai plus rien, dit-il Je n’en dors pas la nuit. Je n’ai même pas pu acheter un médicament pour mon fils après sa circoncision. Il coûtait 11 dinars (7,4 euros). Je ne les avais pas. La cicatrice s’est infectée. » À côté de la vieille télévision, l’eau chauffe sur le radiateur. « Il faut compter trois heures pour se faire un thé », se désole sa femme.

« Pas de solution pour ces familles »

Saïd Amaami, responsable de l’organisation « Benghazi est notre famille », qui s’occupe des réfugiés détaille : « 61 écoles sont aujourd’hui occupées par des familles à Benghazi. Nous n’avons aucune aide du gouvernement. Ce sont les civils qui nous aident en apportant des vêtements, de l’huile, de la nourriture… » Mais un autre problème apparaît avec le semblant de vie normale qui reprend dans les quartiers aujourd’hui sécurisés de Benghazi : le gouvernement voudrait rouvrir les écoles pour que l’enseignement, arrêté en mai 2014, reprenne. Saïd Amaami s’agace : «  Il n’y a pas d’autre solution pour ces familles. Elles n’ont nulle part où aller. Benghazi est surpeuplée, il n’y a plus de bâtiments libres. »

Le problème se pose également pour le centre médical de Benghazi (CMB) qui héberge plus de 700 de ses employés étrangers. Le principal hôpital de Benghazi est régulièrement la cible de roquettes, mais Elvira Aranez, une infirmière originaire des Philippines, estime tout de même que sa famille y est en sécurité. « Nos trois enfants ne sortent plus. Ce n’est pas facile pour eux de vivre à l’hôpital, mais nous prenons les choses comme elles viennent », explique-t-elle alors que son mari prévoit de quitter le pays avec leurs enfants lors d’un prochain rapatriement organisé par l’ambassade.

Parachuter des médicaments ?

Le Dr Salem Langhi fait office de président du CMB, autrefois fleuron de la médecine libyenne avec son université et ses recherches de pointe. Aujourd’hui, celui-ci fonctionne comme un hôpital d’urgence. « On a récupéré les patients de quatre hôpitaux qui ont fermé. On vit sur le reste du budget de 2013 et les principaux entrepôts de médicaments ont brûlé dans les combats. Je comprends que l’ONU ne veut pas envoyer du personnel pour des raisons de sécurité, mais pourquoi ils ne parachutent pas des médicaments ? On manque aussi d’au moins 600 lits pour les patients, c’est à peu près le nombre de lits occupés par nos employés étrangers…», constate-t-il.

Les quartiers de Benghazi contrôlés par l’« Armée nationale libyenne », comme s’appellent les forces du général Khalifa Haftar, doivent effectivement faire face à la fois à un afflux de population et à un manque de bâtiments. Beaucoup d’immeubles publics ont été détruits pendant les combats.

Des détonateurs « faits maison »

« Les hommes d’Haftar ont détruit tous les bâtiments tenus par l’EI pour éviter qu’ils ne reviennent » explique un habitant. Dans son treillis militaire, Tareq Saïthi s’agace lorsqu’on évoque le sujet : « La vérité, c’est que les islamistes installent des bombes avant de fuir. » Le démineur en est convaincu : « Ils ont des gens qui s’y connaissent en explosifs. Ce sont les mêmes techniques qu’en Afghanistan, au Pakistan ou en Irak. Ils fabriquent des amorces qu’ils relient à une mine antipersonnel ou à du TNT. » Pour appuyer ses paroles, le trentenaire déballe ses prises : des détonateurs « faits maison » constitués de pièces de monnaie, de pinces à linge, de seringues, d’interrupteurs, de câbles électriques venus de lampes de chevet…

Tareq Saïthi est une figure de Benghazi. Dans la rue, les gens le saluent. Il est en effet l’un des rares démineurs de la ville : « Personne ne veut faire ce travail, car c’est trop dangereux. C’est dommage, car je peux mourir d’un jour à l’autre: qui prendra ma place alors ? » s’interroge-t-il. Déjà 1.300 de ses collégues militaires ont été tués, selon Hamed Bilkhaïr, responsable du 1er bataillon de Benghazi, très proche de Khalifa Haftar.

Celui-ci liste sept « zones de combats » à Benghazi, au sud et en bord de mer. Parmi ces lieux, contrôlés par Ansar al-Charia, on note la fameuse place Tahrir, d’où est partie la révolution du 17 février et où Nicolas Sarkozy et David Cameron ont paradé le 15 septembre 2011 pour fêter la victoire. « Je ne m’intéresse pas aux symboles, répond Hamed Bilkhaïr. Je veux simplement finir de nettoyer Benghazi. Je ne compte plus les collègues qui ont été assassinés depuis la révolution par les islamistes. Ils ont brûlé ma maison. Nous devons en finir avec eux ! » Ses forces sont en bonne position pour y parvenir, mais elles restent cependant divisées.

Les forces d’Haftar divisées

Les anciens militaires du régime de Mouammar Kadhafi, les plus expérimentés de l’« Armée nationale libyenne » (ANL), sont fortement critiqués par les autres groupes armés, plus ou moins officiels, originaires de Benghazi, qui combattent également Ansar al-Charia. Feraj Ignaïm, qui dirige l’« unité antiterrorisme », ne mâche pas ses mots au sujet de Khalifa Haftar : « Je me bats contre les terroristes depuis 2013. Où était-il à ce moment-là, lorsque nos policiers, nos militaires se faisaient tuer chaque jour dans la rue ? » Du côté de l’ANL, on affirme que Feraj Ignaïm n’a obtenu son accréditation du ministère de l’Intérieur que par la force, en d’autre termes : « C’est une milice qui n’a pas la légitimité de notre armée », explique un militaire. À Benghazi, les bâtiments des deux groupes se font face, mais les relations sont glacées.

Lorsque Feraj Ignaïm propose au woxx d’aller sur le front, le convoi est bloqué par un checkpoint de l’ANL. Le chauffeur fait demi-tour en insultant les soldats : « Ce ne sont pas des vrais patriotes. Moi, mon grand-père est resté pour se battre pendant la colonisation italienne. Les leurs ont fui en Égypte ! »

La « zone verte »

On visite finalement le « souk al-Arab », le marché des grossistes. Libéré par les hommes de Feraj al-Abdali il y a cinq mois, le lieu a cependant été touché par une roquette le jour même et les tirs continuent. Les hommes d’Ansar al-Charia sont à 200 mètres de là, basés dans une mosquée près de la mer. Alors qu’un entrepôt est en feu à côté, Youssef Khamis, propriétaire d’un magasin, surveille des clandestins africains qui chargent un camion avec ses produits alimentaires. « Je suis content, je n’ai perdu que 20 pour cent de mon stock », explique-t-il tout sourire sans s’inquiéter des tirs qui reprennent. Il vendra ses produits dans le nouveau marché, situé en « zone verte ».

La « zone verte », c’est ainsi que les Libyens appellent les territoires contrôlés par les forces de « Karama », en référence au quartier sécurisé de Bagdad, la capitale irakienne. Les routes sans cesse embouteillées regorgent de poubelles. Les éboueurs, non payés depuis plusieurs mois, viennent tout juste de trouver un accord avec la municipalité.

Ici, cafés, restaurants et magasins ont rouvert. Les clients lèvent parfois les yeux pour regarder passer un avion de combat ou sortent, tasse de café à la main, pour voir d’où provient telle ou telle explosion. Ali Tahruni, le président de l’Assemblée constituante libyenne, originaire de Benghazi, décrypte : « L’instinct de vie prend le dessus sur la peur de la mort. Les Benghaziotes essayent de vivre normalement plutôt que de se terrer dans une cave. »


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