EXPOSITION: Le fantôme des Soufflantes

„All we need“ apporte un regard engagé sur notre mode de vie. Le woxx porte un regard décalé sur l’exposition et ses visiteurs.

J’habite ici, au sous-sol. J’observe, je compare. Accompagnez-moi pour une visite un peu spéciale.
(photos et montage: woxx)

Bonjour, je me présente, je m’appelle … Non, pas de nom. Je suis, comme on dit, immigré clandestin. Peu importe comment je m’appelle et d’où je viens.

J’habite ici, à la Halle des soufflantes. Là où il y a cette expo, „All we need“. Moi, je loge au sous-sol, en cachette, sans eau courante ni lumière. Les besoins, j’en sais quelque chose.

Attention, je ne dis pas ça pour me plaindre. C’est vrai que l’expo, j’en profite. Tenez, la plage dans la partie spacieuse de la halle, au tout début de votre parcours, des fois je m’y installe discrètement, et je regarde passer les visiteurs, peinés par leur mauvaise conscience. Il faut dire que les concepteurs n’y sont pas allés de main morte: une historiette de Böll sur la poursuite insensée du bonheur, des photos mettant en évidence l’artificialité et l’absurdité du tourisme alpin, un avion qui tournoie inlassablement au-dessus de la plage et symbolise le coût environnemental des voyages lointains.

Choices

Certains doivent se dire: „J’suis pas comme ça, moi. En vérité, je déteste les touristes et j’aime et je respecte la nature.“ Pour ceux-là, l’expo a des choses à proposer: apprendre la langue du pays de destination, lire un guide du tourisme „fair“, acheter des certificats de reforestation pour compenser les émissions CO2 du long-courrier. Etre un touriste soutenable, ce n’est pas si difficile.

Moi, je ne déteste pas les touristes. Dans mon pays, ils font vivre des tas de gens. Mais si eux voyageaient un peu moins, et nous un peu plus? Le Sud est à leur disposition, alors que pour nous, le Nord est presque inaccessible.

Il est vrai que l’émigration, c’est pas le sujet de l’expo. Le message serait plutôt: en satisfaisant vos besoins, pensez à ne pas mettre d’autres dans le besoin. Encore que: la fusée de l’étape suivante – „Survive“ – qu’on devra prendre quand, sur terre, on aura l’eau jusqu’au cou, fera de nous tous des émigrés.

Là encore, conseils bien intentionnés. La production alimentaire industrialisée et mondialisée est-elle compatible avec la survie de l’humanité?, interroge le panneau explicatif. Oui, à condition de „consommer juste“, au lieu de juste consommer, répond l’étalage de palettes de produits bio, commerce équitable et régionaux. Et rassurent celles et ceux qui s’inquiètent pour leur confort, leur „niveau de vie“: ces produits sont aussi standardisés, se conservent aussi bien, sont aussi disponibles que les produits „normaux“. Ils doivent respirer: on leur demande une obole plutôt que des sacrifices.

Ensuite, on leur demande leur avis. L’espace „Choose“, ce sont des affiches électorales d’un côté, des isoloirs de l’autre. Aucun endroit n’est prévu pour discuter avant de voter, mais ça n’a pas l’air de gêner les gens. Ils semblent même très contents de pouvoir répondre à l’abri des regards, à des questions posées par un ordinateur. Par contre, j’ai observé des personnes s’indigner qu’on leur demande de laisser leur empreinte digitale – chez nous, les quelques fois qu’il y a des élections, c’est tout à fait normal. Décidément, la démocratie, c’est très différent d’un continent à l’autre.

Le week-end, quand je m’ennuie, j’aime bien épier les visiteurs dans la partie centrale de la halle, quand ils passent le long de couloirs étroits, entre plafonds noircis, tuyauteries rouillées et tableaux de commande désaffectés. Rassurez-vous, vous ne risquez pas de vous trouver nez à nez avec moi. Je connais toutes les portes secrètes et les locaux condamnés, depuis le temps que j’habite ici …

On en entend, des choses. Dans la partie sur l’industrie de l’habillement, il est indiqué que les produits utilisés pour la confection d’un simple jean parcourent au total 50.000 kilomètres par avion. „Tu vois chérie, pour la pollution, ce ne sont pas nos voyages en Nouvelle-Zélande et en Ecuador qui vont faire la différence“, en a déduit un visiteur.

Meanings

Plus loin, on traverse un cabinet médical qui illustre la différence entre la protection sociale au Nord et son absence au Sud. Un panneau suggère que la solidarité et l’Etat providence devraient passer du niveau national au niveau mondial. Ce serait bien que mes cotisations, si un jour j’ai mes papiers, elles servent aussi à aider mon vieux père, resté là-bas. Mais c’est le contraire qui risque d’arriver: les jeunes travailleurs du Sud payeront pour les populations âgées au Nord, comme aujourd’hui le travail des frontaliers finance les retraites luxembourgeoises.

Ce qui inspire le plus les visiteurs, c’est la salle avec les monceaux de riz. Amassés sur des feuilles de papier blanc, chaque grain représente un être humain, et l’ensemble indique ici le nombre de milliardaires dans le monde, là celui d’enfants morts de faim au Niger en 2006. „Comme c’est affreux“, entends-je dire une mère de famille. Sa progéniture, entretemps, se livre à des statistiques comparatives: „Regarde maman, le tas énorme de gens qui vont chez Macdo tous les jours. Il est même plus gros que celui des victimes de l’holocauste.“

Cette salle représente aussi un cauchemar pour les organisateurs: les visiteurs marchent sur les feuilles et tripatouillent les amas de riz. Avec des conséquences parfois dramatiques quand il s’agit des monceaux „Personnes ayant marché sur la lune“ ou „Les Beatles“. Personnellement, c’est dans les gros tas – millionnaires dans le monde etcaetera – que je prélève mon bol de riz quotidien. En félicitant les concepteurs d’avoir utilisé une denrée alimentaire et non des billes ou des pièces de cinq centimes pour illustrer les inégalités dans le monde.

Enfin, parfois je m’installe sous les combles, baignés d’une lumière rouge tamisée, sur un des futons molletonnés géants qui invitent au rêve. L’avant-dernière étape, „Dream“, est souvent désertée par les visiteurs. Serait-ce parce que moins les gens ont de vrais problèmes, moins ils ont de rêves? Pourtant, le bruitage invite à des songes „de luxe“: ceux qui ont de quoi manger, un emploi, une maison, peuvent s’allonger et rêver d’une société juste et du bonheur universel. Songes de luxe … là, je suis trop dur … tout dépend comment on les conçoit. De toute façon, pour ceux dans l’ombre, le rêve d’une société juste se confond plus ou moins avec celui de la survie et de la sécurité.

Justice et partage, c’est précisément le sujet de la station ultime, „Stand up“. Les visiteurs sont invités à calculer leur empreinte écologique. Vous devez confesser combien de kilomètres vous faites en voiture par semaine et combien de fois vous mangez de la viande. A la fin, on calcule quelle part de la surface de la terre est nécessaire pour soutenir durablement ce niveau de consommation. Et un facteur indiquant combien de fois il faudrait la surface de la terre si tous ses habitants faisaient comme vous. J’ai fait le test: 0,7 terres suffiraient – pas étonnant, vu mes conditions de vie. Quant au score du woxxi qui m’a interrogé, par pudeur, je le tairai.

Dreams

Une artiste propose une solution: offrir à chaque humain une île composée de sa part de terre cultivée, de jungle, de désert et de mer. Elle a également calculé ce que représenterait pour chaque individu un partage équitable des ressources et du confort. Sur la planète Neotopia, on est analphabète une bonne part de l’année, le portable ne fonctionne que tous les trois jours et sur l’année, l’eau courante est disponible moins de quatre mois sur douze. Mais on y dispose de 19 litres de bière par an … „C’est l’essentiel“, a observé un visiteur, puis: „Partager équitablement est utopique. Mais, mal comme ça va, que peut-on faire?“ Les concepteurs de l’expo ont des réponses à proposer: une série de cartes postales vous incite à vous engager politiquement et à consommer moins – ou mieux … Même les cuvettes des chiottes, en sortant à gauche, sont au service du développement durable, puisqu’elles séparent l’urine des autres matières fécales. Tout, donc, est prêt pour le meilleur des mondes possibles …

Et, quand vous vous tiendrez en haut, à l’entrée toute sombre du toboggan qui, après l’épisode du rêve, doit vous ramener sur terre: ayez une pensée pour ceux qui, au Sud, se jettent de même dans le noir avec une appréhension de ce qui les attend. Ceux qui, avec leurs seuls rêves comme bagage, partent pour une odyssée semblable à cette descente dans l’obscurité, mais dont ils ignorent s’ils en sortiront victorieux, voire vivants.

www.allweneed.lu

Le site propose du matériel pédagogique, mais comme le concept est encore „under construction“, mieux vaut prendre contact avec les organisateur-trice-s: info@allweneed.lu


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