HISTOIRE: „Attaquer davantage“

L’histoire luxembourgeoise est particulièrement jeune – du point de vue scientifique. Sonja Kmec, de l’université de Luxembourg explique pourquoi certaines vérités peinent à être vues.

Détecte des manquements dans notre façon de voir l’histoire: Sonja Kmec.
(photo:uni.lu)

woxx: De quelle façon t’es-tu investie dans le projet „Histoire, mémoire et identités“ de l’université du Luxembourg?

Sonia Kmec: En fait, il s’agit d’un projet déjà accompli. Nous avons commencé il y trois ans, au moment où j’étais encore en train de terminer mon doctorat qui traitait de l’histoire des femmes au 17e siècle. On m’a demandé ensuite de rejoindre l’équipe autour du professeur Margue. Même si le sujet de mon mémoire ne collait pas absolument avec le groupe de travail, on m’a demandé en tant qu’experte de l’époque moderne – donc du 15e au 18e siècle. Il s’agissait de voir comment des événements datant de cette période dans une perspective luxembourgeoise interagissent toujours avec notre façon de voir l’histoire. Comment l’octave ou encore le „Klëppelkrich“ sont encore des choses qui influencent notre mémoire collective. Cela m’a interessée et j’ai rejoint l’équipe autour de Michel Margue, ensemble avec Pit Péporté qui s’occupe du Moyen-âge et Benoît Majerus qui traite l’époque contemporaine.

Es-tu satisfaite de votre dernière publication, le livre Lieux de mémoire au Luxembourg. Usages du passé et construction nationale?

Le livre que nous venons de publier est effectivement un produit destiné au grandpublic. Même si l’arrière-fond a été constitué à partir de recherches scientifiques, ce n’est pas une publication scientifique en soi. Il s’agit plutôt de donner un aperçu de notre travail. Néanmoins, il y aura une autre publication à ce sujet, plus proche du travail de l’historien à proprement parler.

Quand ça?

La parution est prévue au courant de l’année prochaine. Il faut ajouter que le cadre sera différent: un autre éditeur, et les articles seront tous rédigés en langue anglaise, car le livre sera destiné à un public de chercheurs. En plus, les auteur-e-s ne seront que les membres du groupe de travail, alors que pour le livre d’avant on était à 40.

N’était-ce pas difficile d’aboutir à un résultat homogène dans ce cadre?

On ne peut pas apprécier le travail de 40 personnes différentes de la même façon. C’est pourquoi je pense que certaines interventions sont sûrement beaucoup plus réussies que d’autres. Mais vu dans sa totalité, je pense nous avons gagné notre pari.

Le Luxembourg est-il aussi partial que d’autres pays, en ce qui concerne la façon officielle de voir et surtout de représenter l’histoire?

Dans d’autres pays – en France par exemple – on trouvera beaucoup plus de gens qui s’occupent de ces thèmes dans un cadre universitaire et ces personnes produisent de fait une plus grande diversité de points de vue. Même si l’Etat français est aussi très sélectif par rapport aux thèmes traités. Tout ce qui touche au colonialisme, par exemple, est plus délicat que certains aspects plus glorieux. Mais il reste qu’en France il y a toujours plus de gens qui travaillent à gagner une vue plus critique de l’histoire que chez nous.

Cela veut-il dire que la recherche historique au Luxembourg connaît avant tout deux problèmes: le manque de moyens humains et le fait que beaucoup de lieux de mémoire soient exploités de façon politique?

Oui, absolument. C’est évident qu’au 19e siècle, l’écriture de l’histoire a largement contribué à la construction nationale. Ce n’est qu’au début du 20e siècle que les premières critiques se font remarquer au sujet de cette façon d’utiliser l’histoire à des fins politiques. Et puis au cours des années 60 et 70, des gens comme Gilbert Trausch entre autres se sont efforcés à gratter la surface de certains mythes nationaux – cela notamment dans ses travaux sur le Klëppelkrich. Mais il reste toujours des voix au Luxembourg qui disent que nous n’allons pas assez loin et qu’on devrait s’attaquer davantage à la version officielle de l’histoire.

Les gens qui se chargent de la recherche historique au Luxembourg sont-ils assez divers pour répondre à toutes ces exigences?

Je pense que la diversité est là. Ces derniers temps beaucoup de gens de milieux très différents affluent vers l’université et n’ont en commun que leur passion pour l’histoire.

Est-ce que la collaboration entre les musées et l’université est satisfaisante? Ou comment expliquer autrement le fait que dans l’exposition sur l’histoire de Mansfeld – qui vient de se terminer – il n’y ait pratiquement pas de mention de la fille de ce dernier, qui était née hors mariage?

Je crois qu’il y a effectivement un manque de collaboration au niveau national. Ce qui est assez curieux, vu le fait que derrière cette exposition un travail énorme a été accompli, notamment en misant sur des collaborations internationales, qui, elles, semblent bien fonctionner. Dans le cas précis de l'“oubli“ de la fille de Mansfeld, je ne comprends pas comment une chose pareille a pu arriver. C’était très évident, surtout que la personne est enterrée à quelques mètres du musée dans la crypte de l’église protestante.

Etait-ce une faute ou bien de la mauvaise volonté de la part des curateurs?

Je ne crois pas que c’était de la mauvaise volonté, mais on n’a tout simplement pas négligé cette direction. C’est quelque chose que je trouve déplorable en général, que l’histoire des femmes soit toujours vue comme quelque chose à part et d’une moindre importance que par exemple l’histoire militaire ou diplomatique. Un fait qui est à l’origine de beaucoup d’oublis, pas seulement celui-ci.

L’histoire des femmes au Luxembourg se limiterait donc à la „Gëlle Fra“, la Sainte-Vierge et Charlotte?

Oui, mais même en ces cas précis, on ne voit pas la femme mais l’icône. Alors que – par exemple – l’histoire de la „Gëlle Fra“ est extrêmement importante dans la construction de l’identité luxembourgeoise après la guerre. Et il serait passionant de la voir sous l’aspect des „gender studies“.

Y aura-t-il la possibilité de continuer sur ces traces ou est-ce que le département d’histoire de l’université souffre trop de la prédominance des sciences économiques et juridiques qui rapportent beaucoup plus d’argent?

Je crois que le danger a été écarté de façon plus ou moins définitive. Même si on ne sait jamais ce qui arrivera, car l’université – ici comme ailleurs – est soumise à de fortes pressions utilitaristes. Mais en ces derniers temps, nous avons assez de ressources pour organiser des masters et les projets que les étudiant-e-s proposent sont assez intéressants pour nous assurer un avenir.

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Sonja Kmec
Née en 1976, elle a fait ses études d’histoire au Luxembourg, en France et en Grande-Bretagne. Rentrée dans son pays natal, elle occupe un poste de collaboratrice scientifique à l’université du Luxembourg, notamment dans projet de recherche „Histoire, mémoire et identités. Etude du rôle des lieux de mémoire dans la constitution des identités collectives luxembourgeoises“. Elle est spécialiste de l’époque moderne et s’intéresse particulièrement à l’histoire des femmes.


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