Poésie
 : Éloge de la contrainte

Après qu’une grande partie de sa bibliothèque d’Eschweiler est partie en flammes, Lambert Schlechter s’est installé à Wellenstein pour reprendre sa routine de collectionneur de livres. Retour sur 60 ans de lectures passionnées et d’écriture insatiable.

Lambert Schlechter, 73 ans, au travail sur sa nouvelle terrasse à Wellenstein. (Photo : woxx)

Lambert Schlechter, 73 ans, au travail sur sa nouvelle terrasse à Wellenstein. (Photo : woxx)

Difficile de savoir par où commencer un portrait de Lambert Schlechter. C’est que l’écrivain et philosophe luxembourgeois semble atteint d’une boulimie de lecture, d’écriture et de participation à des festivals de poésie qui peut donner le tournis à qui ose pénétrer son univers. « Dès 1955, vers l’âge de treize ans, j’ai pris le pli d’écrire, et ça n’a jamais cessé. C’est vite devenu une manière d’être : à 15 ans, je remplissais parfois jusqu’à dix pages par jour. » Des pages qui sont malheureusement parties en fumée. Elles survivent cependant dans nombre de ses livres, notamment sous forme de fragments dans la série « Le murmure du monde », dont le quatrième volume sortira à l’automne.

C’est donc le vécu de l’auteur, ses hantises, ses obsessions qui alimentent la plupart de ses œuvres. « Je n’ai pratiquement jamais inventé des histoires. Même lorsque j’écris de la fiction, je continue de manière masquée mon exploration intime, autofictionnelle comme on dit aujourd’hui. » Autofiction est un mot que Lambert Schlechter ne semble pas priser ; comment caractérise-t-il alors son écriture ? « J’écris sur plusieurs rails : la poésie formelle ; les fragments où je note mon quotidien et mes réflexions ; les microfictions où je me libère et où j’invente des situations et des personnages, basés cependant sur mes préoccupations. Ces trois styles me permettent d’écrire en permanence. »

Fragments de l’intime

Particulièrement adaptée à la tenue d’un journal intime, pour autant qu’on sache y ajouter de la valeur littéraire, l’écriture en fragments « a comme maître absolu Montaigne. C’est une écriture compulsive : on doit continuer, parce qu’on n’a jamais fait le tour d’un sujet ». Lambert Schlechter s’y essaye dès « Pieds de mouche » (1990), qui deviendra un projet en trois volumes. « Le silence inutile – Pieds de mouche II » (1991) procède par alinéas calibrés, d’une même longueur et datés, pour relater un épisode douloureux : la mort de sa première épouse en 1989. Vient ensuite « Ruine de parole – Pieds de mouche III » (1993) qui déstructure les alinéas, introduit un carcan poétique tout en gardant la substance fragmentaire et intime (je fais dire à ma bouche / ce que ma langue ne sait / quand elle revient de tes petites lèvres). Faut-il préciser que l’érotisme est un thème de prédilection du disciple de Montaigne ?

Que ce soit dans l’écriture fragmentaire ou poétique, c’est souvent de la contrainte que naît l’écriture. « Même dans mes micronouvelles, pour ‘Partances’ (2003), il y a la contrainte d’écrire une seule page. Elle m’aide à remplir une sorte de contrat avec moi-même. » Dans « Inévitables bifurcations – Le murmure du monde 5 », à paraître au printemps prochain, l’écrivain compose ses fragments sur une seule page, sans point final, avec la virgule comme séparateur. Pour les tomes suivants, déjà en chantier, il s’est déjà fixé des objectifs de structure.

Bien évidemment, tous ses livres de neuvains relèvent également de la contrainte : « Un jour, je me suis donné, abstraitement, cette forme. J’ai dessiné les lignes : quatre fois deux vers, un vers final. Je ne savais pas encore que ça donnerait un livre. Après le troisième ou quatrième poème, ce qui me venait tombait dans ce moule ! Quand je tenais l’amorce, le premier vers, tout allait très vite. Parfois un poème vient en trois minutes… »

L’écrivain se saisit d’un carnet Moleskine à couverture blanche et l’ouvre au hasard. La plupart des pages sont emplies de ce qu’il appelle modestement de « stupides notes », mais des manuscrits sortent du lot. Écriture fluide, aucune rature : de fait, le cadre formel semble lui réussir. « Parfois, avant la publication, il m’arrive d’ajouter ou d’enlever un adjectif, mais tout vient très vite. »

Paranoïa du poète

Auteur prolixe, Lambert Schlechter reste pourtant souvent en retrait derrière ceux qu’il appelle ses maîtres, les fragmentistes qui l’ont précédé. Ses livres fourmillent de remarques relativisant la portée de ses écrits. Fausse modestie ? « On ne serait pas poète ou écrivain sans avoir cette sorte de paranoïa qui consiste à croire qu’on a quelque chose à dire. Ma toute petite contribution est nourrie de lectures qui embrassent quelque 2.500 ans de littérature. Il y a effectivement un public pour ce genre d’écriture, depuis toujours. » Mais il reste lucide sur le fait que les lecteurs de poésie, malgré la passion qui les caractérise bien souvent, ne représentent qu’une petite chapelle.

Il faut lire beaucoup pour alimenter en fragments les livres qui se succèdent à un rythme soutenu. Mais comment Schlechter trouve-t-il le temps de parfaire son érudition ? « Il s’agit en fait de butiner, ce qui permet de lire jusqu’à cinquante livres à la fois. Je lis en ce moment les œuvres complètes de Jacques Izoard, à raison de vingt poèmes par jour, pas plus. Il faut laisser les auteurs s’enchevêtrer. Se tissent alors des liens et un réseau qui se met à vibrer. »

Un conseil qu’il n’hésitait pas à donner à ses élèves lorsqu’il était professeur : « Vous ne devez rien à un livre. Si un livre vous emmerde dans ses vingt premières pages, laissez-le de côté et prenez-en un autre : il y en a cent qui attendent derrière ! Et vous ne devez pas à un livre de le terminer avant d’en commencer un autre. » Lorsqu’il en arrive à un point particulièrement beau dans un ouvrage, il préfère en rester là, pour reprendre avec un plaisir redoublé plus tard : « Un orgasme suffit ! »

Passer la frontière

Avec un bagage littéraire hors du commun et un stock d’écrits conséquent depuis les années cinquante, il était naturel que le poète luxembourgeois fît le grand saut vers la France, puisqu’il a choisi le français comme langue principale d’écriture. Un passage de frontière comme une évidence : c’est son premier éditeur hexagonal – La Table Ronde – qui est venu le chercher après le succès des « Pieds de mouche » aux éditions Phi, dans la collection Graphiti qui bénéficie d’une bonne notoriété internationale. « Les auteurs luxembourgeois étaient assis dans leur coin à bouder, attendant qu’on les découvre à Paris ou à Francfort. J’ai plaidé pour qu’on fasse de la bonne édition professionnelle au Luxembourg : si nos livres, en tant qu’objets, étaient bien faits, alors ils feraient leur chemin en tant que littérature à l’étranger. Francis Van Maele a effectué ce travail de pionnier avec les éditions Phi, et j’en ai bénéficié immédiatement. »

Le nombre de poètes luxembourgeois reconnus internationalement reste cependant très restreint. Parmi les voix qui veulent percer, certaines vont jusqu’à lui soumettre leurs écrits : « Je donne toujours mon opinion, qui est le plus souvent négative. Mais je dis toujours que si un auteur a véritablement l’envie d’écrire au point que ça devient une rage d’écrire, alors il fera son chemin. J’ai eu la chance inouïe, certainement pas due à mon mérite – peut-être aux Muses ? -, que pratiquement chaque fois les éditeurs sont venus vers moi. »

Sur la magnifique terrasse fleurie de cette nouvelle demeure, une maison de vigneron, l’entretien a été entrecoupé de bruits de reconstruction. Il faut en effet installer quantité d’étagères dans la cave, la grange et le grenier pour rebâtir une bibliothèque, peut-être pas de 25.000 volumes comme avant, mais suffisamment fournie pour alimenter durablement l’inspiration de son propriétaire. De partout ont afflué les livres, tels des messages de soutien, qui s’ajoutent aux quelques-uns sauvés de la catastrophe (notamment grâce aux experts du Centre national de littérature), comme le poète la nomme pudiquement.

Mais de la catastrophe, il a été finalement assez peu question, car Lambert Schlechter n’a pas les yeux rivés en arrière. Difficile pourtant de ne pas poser une ultime question : de quelle manière son déménagement forcé d’Eschweiler a-t-il changé sa vie ? « Ma rage a encore un peu augmenté. Je sentais depuis longtemps que j’étais en sursis. Mais c’est devenu plus virulent. Je me débarrasse encore plus du superflu et de l’inutile, tant dans mon écriture que dans mes lectures. » Il est temps de se retirer sur la pointe des pieds, laissant le poète à sa table de travail ensoleillée. Par bonheur, il a encore bien des choses à écrire.

Le blog de Lambert Schlechter : 
http://lambertschlechter.blogspot.fr


Dernier ouvrage paru : 
« La théorie de l’univers », 
éditions Phi, 2015.

 


myriades d’anémones écloses
à la lisière des futaies encore nues

personne ne vient les voir
elles ne fleurissent que pour moi

viennent tapisser la voûte de mon crâne
étoiles sur un firmament secret

je traverse le paysage, seul & serein
écoutant une clarinette gitane

pour mourir toutes les saisons sont bonnes

neuvain extrait de « Piéton sur la Voie lactée », éditions Phi, 2012.

 


♣ Fragmentistes : mot forgé par Cioran pour désigner ceux qui comme lui écrivent par bribes & morceaux.

Marc Aurèle. Montaigne. Pascal. Bayle. La Bruyère. Lichtenberg. Novalis. Leopardi. Nietzsche. Ceronetti. Sgalambro. Buffalino. Flaiano, Wittgenstein. Leiris. Scutenaire. Perros. Baudrillard. Annie Dillard. Clarice Lispector.

fragment extrait de « La trame des jours – Le murmure du monde 2 », 
éditions des Vanneaux, 2010.

 


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