IDENTITE ET HISTOIRE (3): Le passé a la vie dure

Dans son nouveau livre, l’historien Pit Péporté analyse les représentations du passé médiéval luxembourgeois sur près d’un millénaire. Fidèle à l’approche constructiviste, il attribue un rôle plus pernicieux aux auteurs de l’ère nationale qu’à leurs prédécesseurs. Son approche érudite l’empêche toutefois de tomber dans une grille de lecture dogmatique.

Mélusine, le comte Sigefroid, la comtesse Ermesinde et Jean l’Aveugle. Ces quatre figures historiques et mythiques sont constitutives de la façon dont les historiens racontent l’histoire du Luxembourg.

Le livre de Pit Péporté (« Constructing the Middle Ages. Historiography, Collective Memory and Nation-Building in Luxembourg », Leiden/Boston, Brill, 2011) n’est pas une histoire du Moyen-Âge. C’est une étude sur la façon dont cette histoire fut écrite et, plus généralement, une réflexion sur la transmission du passé. Le projet qu’il a mené à son terme impressionne non seulement par son ambition mais aussi par son audace. Partant du constat que l’écriture du passé a fatalement quelque chose de factice, l’historien s’est émancipé des subdivisions traditionnelles de sa discipline pour parcourir, avec un sens critique aiguisé, près d’un millénaire de littérature historique. Les sources qu’il a consultées sont aussi nombreuses qu’éclectiques, allant de chartes du Haut Moyen-Âge aux albums de Superjhemp. Il a toutefois pris soin de délimiter son sujet, consacrant les cinq chapitres de son livre à ces quatre figures saillantes du passé médiéval luxembourgeois que sont le comte Sigefroid, la fée Mélusine, la princesse Ermesinde et Jean l’Aveugle.

Si Péporté s’efforce de faire émerger le sous-texte de près de dix siècles de production littéraire consacrée à ces personnages, il insiste néanmoins sur celle de l’époque nationale. Membre du projet « Histoire, Mémoire, Identités » de l’Université du Luxembourg qui, dans une perspective constructiviste, s’est donné pour mission d’autopsier le métarécit national, il attribue un rôle foncièrement pernicieux à ceux de ses prédécesseurs qui ont oeuvré à partir de la seconde moitié du 19e siècle. Comme il l’écrit dans son introduction : « From the nineteenth century onwards, history received the added function of justifying a certain type of politics. »

Nettoyer la décharge toxique

Plus loin, il précise, en s’appuyant sur cette citation du médiéviste américain Patrick Geary : « As a tool of nationalist ideology, the history of Europe’s nations was a great success, but it has turned our understanding of the past into a toxic waste dump, filled with the poison of ethnic nationalism, and the poison has seeped deep into popular consciousness. Cleaning up this waste is the most daunting challenge facing historians today. » Lui-même ajoute : « This book is intended to be part of this cleaning-up process ». Or, comme nous le verrons, Péporté relève lui-même dans son livre que les historiens des périodes précédentes étaient également mus par des présupposés idéologiques. Pourquoi alors cette vigueur particulière dans la dénonciation de l’histoire de type national ?

Elle est liée à plusieurs grossissements de perspective. Le premier est d’ordre chronologique et professionnel. En se démarquant de la génération immédiatement antérieure, dont les travaux purent jouir d’une très large diffusion à la faveur d’un enseignement rendu progressivement obligatoire, il marque son ambition et celle de sa génération d’apporter une vision novatrice de l’histoire. Le deuxième grossissement est lié au sujet choisi : la construction du passé médiéval. Cette période a, en effet, nourri une école de pensée « völkisch », ayant à coeur, suite aux chamboulements apportés par la Révolution française, de recréer une continuité organique entre les États-nations et leurs prédécesseurs, réels ou supposés, de l’Ancien Régime.

Il est dommage que Péporté n’ait pas apporté de réflexion sur ce dernier point. Pour reprendre un débat déjà engagé dans l’article sur « Lieux de mémoire 2 » (voir woxx N° 1176), celle-ci lui aurait permis de dégager la différence entre « nation » et « nationalisme », deux termes que les tenants de l’école constructiviste de l’Université du Luxembourg considèrent comme interchangeables. Or le nationalisme n’est pas l’expression la plus crue du concept de nation, il en est une déviance. Dans son acceptation jacobine, la nation n’est pas un cadre reposant sur la tradition, les coutumes, la religion ou la race mais sur l’idée d’égalité des droits et des devoirs d’individus qui, libérés de l’ordre féodal, devenaient des citoyens.

Cette vision de l’État jugée trop froide, trop artificielle, trop moderne fut remise en question en France même par des auteurs comme Châteaubriand. C’est toutefois dans les Etats allemands que l’opposition aux idées de la Révolution française, en raison de la remise en question d’un ordre séculaire mais aussi de l’expérience de la domination étrangère, fut la plus vive. Elle s’exprima notamment par un intérêt renouvelé pour un passé médiéval, perçu comme l’Âge d’Or d’un peuple allemand défini en tant que corps millénaire doté d’un génie propre. Ainsi l’une des tâches prioritaires à laquelle s’attela le baron vom Stein, l’un des principaux adversaires de Napoléon, après la chute de l’Empire, fut la publication des « Monumenta Germaniae Historica ».

La différence entre la nation et le nationalisme est que la première met l’accent sur les droits politiques et sociaux du citoyen et la seconde sur le caractère immuable de l’identité d’une communauté, que le cheminement à travers les siècles aurait rendue singulière. C’est cette conception organique et légitimiste qui a dominé l’historiographie luxembourgeoise, à partir de la fin du 19e siècle, sous l’impulsion d’auteurs proches de la droite catholique. C’est là probablement un autre effet grossissant pour des chercheurs qui, comme Péporté, analysent le phénomène national sous le prisme de l’historiographie luxembourgeoise.

Au-delà du préjugé

Pit Péporté se laisse par moments induire en erreur par son préjugé. Cela ressort notamment dans son analyse de la célébration du 700e anniversaire de l’octroi, par la comtesse Ermesinde, d’une charte de franchise aux bourgeois d’Echternach. Il y décrit notamment le point culminant de la cérémonie, au cours de laquelle une jeune fille tenant le rôle de la comtesse remit une copie du document, non pas aux édiles de la ville, mais à la grande-duchesse Charlotte. Le passage se conclut sur ce commentaire : « It is doubtful that the civic dignitaries were aware of the irony of their actions. » On voit pourtant mal où se situe l’ironie. Il est également difficile de comprendre pourquoi ceux qui prenaient part à l’événement n’auraient pas été conscients de ses implications symboliques. Car, dans les pages précédentes, Péporté réussit précisément à expliquer au lecteur de quelle manière fut construite la mémoire de l’ultime héritière de la première maison de Luxembourg et à quel point cet effort réfléchi était basé sur des impératifs politiques. En ce qui concerne la cérémonie dont il est question ici, il s’agissait pour les organisateurs de renforcer le principe monarchique en plaçant la grande-duchesse Charlotte dans la continuité d’une comtesse qui avait accordé des droits « démocratiques » à ses sujets.

Ce passage nous permet de nous demander à quel point l’auteur est dupe des axiomes constructivistes qu’il a contribué à acclimater au Luxembourg. Il serait injuste de considérer qu’il se laisse enfermer dans cette seule grille de lecture. Contrairement à ce qu’il affirme lui-même en introduction, son analyse de longue haleine démontre que l’écriture de l’histoire a, de tous temps, et pas seulement depuis le 19e siècle, servi à « justifier une certaine politique » ; que les historiens ont toujours bâti leurs récits en fonction de leur positionnement face aux enjeux de l’époque à laquelle ils vécurent.

Il l’illustre dans une partie passionnante du premier chapitre, dans laquelle il se demande comment émergea la figure quasi légendaire du comte Sigefroid. Si celui-ci fut considéré comme le fondateur d’une lignée, c’est parce que la trace de ses ancêtres s’est perdue faute de documents explicites. Lui-même échappa à ce sort parce qu’il abandonna l’allégeance traditionnelle de sa famille envers la dynastie carolingienne qui continuait à régner en Francie occidentale pour se placer dans la mouvance des monarques ottoniens de la Francie orientale. Cette rupture lui conféra un tel prestige à la cour impériale que les intellectuels qui gravitaient autour de celle-ci firent entrer son nom dans l’histoire.

Sigefroid fut mis en évidence à la défaveur de ses prédécesseurs mais aussi à celle de ses successeurs. Péporté montre que l’un d’entre eux, Conrad 1er, qui vécut dans la première moitié du 11e siècle, aurait pu être un prétendant sérieux au titre de premier comte de Luxembourg. C’est avec lui que ce titre apparut dans des actes officiels. De plus, le fait qu’il se fit inhumer dans un monastère situé aux pieds du château du Luxembourg prouve que celui-ci était le centre de son pouvoir. L’image du comte Conrad pour la postérité fut toutefois ternie par la rivalité acharnée qui, au début de son règne, l’opposa à l’archevêque de Trêves. Les mauvais traitements qu’il infligea à l’homme d’église après l’avoir capturé lui valurent d’être excommunié par le pape. Au regard de ces événements, les historiens des siècles suivants, liés pour la plupart à la hiérarchie catholique, ne purent ou ne voulurent le mettre en lumière de manière positive.

Nation contre nationalisme

Il apparaît également à la lecture de « Constructing the Middle Ages », que l’historiographie de la seconde moitié du 19e et de la première moitié du 20e siècle n’est pas à l’origine des principaux axes d’interprétation du passé du grand-duché. Elle leur a certes donné une cohérence nationale mais s’est pour une bonne part contentée de les emprunter aux auteurs de l’époque moderne, en particulier à Jean Betholet. Péporté souligne que ce père jésuite du 18e siècle plaça son histoire du pays dans le contexte étendu des Pays-Bas autrichiens et que ses écrits témoignent de sa fidélité à l’égard des Habsbourg. Il n’en atteste pas moins que c’est à son oeuvre que remontent bon nombre des lieux communs qui alimentèrent plus tard le discours nationaliste : le comte Sigefroid, fondateur, non seulement du château, mais de la ville et du comté de Luxembourg ; Ermesinde, souveraine soucieuse des intérêts du fief de ses ancêtres et de la liberté de ses sujets ; Jean de Bohême, qui régna sur de très vastes territoires à travers l’Empire, mais n’éprouva pour nul d’entre eux un attachement aussi sincère que celui qui le liait à ses terres luxembourgeoises.

Enfin, dans sa conclusion, Pit Péporté semble prendre ses distances par rapport à la promesse faite au début du livre de faire le ménage dans l’historiographie nationale. La grande érudition dont il fait la preuve tout au long de son ouvrage l’empêche apparemment de considérer qu’il suffit de supprimer le cadre de la nation pour déboucher sur un récit du passé libéré des contingences du présent. Il pense ainsi entrevoir une nouvelle phase dans l’historiographie luxembourgeoise qui aurait bourgeonné dans les années 1970 avant de s’imposer dans les années 1990. Bien que supranationale, celle-ci ne serait pas simplement l’expression d’une percée de la recherche mais le fruit d’un nouveau contexte politique, celui de la construction européenne. Ainsi « Constructing the Middle Ages » ne débouche par sur un satisfecit cathartique mais sur une interrogation subtile sur l’avenir du passé.

Péporté, Pit : « Constructing the Middle Ages. Historiography, Collective Memory and Nation-Building in Luxembourg », Leiden/Boston, Brill, 2011.

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Lire plus :

Identité et Histoire (1): La révolte des clercs

Identité et Histoire (2): « Considère-t-il le Grand-Duché comme son unique patrie ? »


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