BONNES FEUILLES (6/6): Démystifications

Dans cette dernière partie des bonnes feuilles tirées du mémoire de thèse de Vincent Artuso, on évoque les conclusions que l’on peut tirer de l’attitude de la population luxembourgeoise face à l’occupant nazi et comment celles-ci relativisent certains mythes nationaux.

Collaborer ou résister ? Le choix des membres de la compagnie des volontaires était peut-être le plus simple à l’époque, celui des civils connaissait beaucoup plus de nuances.

Tant que le Reich apparut comme le vainqueur vraisemblable de la guerre, à la condition indispensable que leur indépendance soit garantie, une majorité d’entre les Luxembourgeois aurait probablement accepté la collaboration – si l’on entend par là une adaptation des institutions du pays à l’ordre nouveau, accompagnée d’une union politique, économique et culturelle plus étroite avec le Reich. Les membres des Commissions administrative et politique prirent l’initiative de faire des offres allant dans ce sens. Or, ils étaient issus de tous les partis représentés au parlement avant la guerre. Cette politique fut également avalisée par les représentants des forces vives de la nation, lorsque ceux-ci signèrent la pétition censée accompagner le télégramme à Hitler.

Au moment où ces mêmes représentants furent sommés par le nouveau régime de signer le manifeste « Heim ins Reich », ils renâclèrent pour la plupart et ne finirent par céder que sous la contrainte. Pourtant, avant cela, ils avaient de nouveau exprimé leur volonté de collaborer en proposant une alternative au manifeste sous la forme d’une déclaration commune, dont nous connaissons les termes grâce au mémorandum de Léon Metzler : les signataires déclarent que dans la situation où se trouve l’Europe actuellement, ils estiment que le bien de leur pays, au sens étroit du terme, sera garanti par d’étroits rapports, économiques et culturels, avec le Reich grand-allemand et qu’ils sont prêts, par une collaboration loyale avec les autorités allemandes, à contribuer à cet objectif. Ce n’était pas l’annexion, jugée inévitable, qui était rejetée, mais la stratégie politique du Gauleiter.

« On n’a jamais vu dans l’histoire un Etat politiquement autonome, occupé par une puissance belligérante, pacifique et satisfait de son sort être contraint de se dissoudre lui-même, réclamer son annexion et même la hâter », écrivit Léon Metzler dans une lettre adressée à Bernhuber. Ce dernier était probablement d’accord avec son interlocuteur, tout comme d’autres partisans allemands d’une solution « libérale » au problème luxembourgeois. Ceux-ci prônaient une approche moins idéologique, plus progressive, plus respectueuse des intérêts locaux. Mais Simon tenait ses ordres de Hitler en personne et sa position fut encore affermie par le décret du Führer du 18 octobre 1940. Or, le Gauleiter ne voulait pas que les Luxembourgeois collaborent, il désirait qu’ils réclament eux-mêmes leur assimilation dans l’Empire national-socialiste de la nation allemande.

La plupart d’entre eux n’étaient pas prêts à cela, y compris nombre de ceux qui avaient volontairement rejoint la VdB, aux mois d’août et de septembre 1940. Le Gauleiter rapprocha alors sa stratégie de celle prônée par la Sipo-SD. La police politique disposait de l’expérience et des moyens nécessaires à Gustav Simon pour maintenir l’ordre et appliquer sa politique de germanisation. Mais elle était aussi la représentante du seul pouvoir allemand, la SS, capable de faire de l’ombre à Simon en son domaine. Plus le Gauleiter fit d’erreurs, plus les hommes de Himmler parvinrent à s’immiscer dans les affaires luxembourgeoises.

Sur certains points, les avis du Gauleiter et ceux des SS concordaient. Premièrement : être allemand et être national-socialiste étaient des notions consubstantielles. Deuxièmement la citoyenneté allemande n’était pas qu’une donnée politique mais un privilège dû à la naissance. A partir de là leurs approches divergeaient. Le Gauleiter voulait convaincre ses contemporains luxembourgeois d’adhérer à sa politique en rejoignant la VdB. Les SS estimaient que l’avis de la présente génération n’avait aucune espèce de valeur. Seule comptait la voix du sang et celle-ci disait sans conteste que les Luxembourgeois étaient Allemands. Puisque la plupart d’entre eux ne l’avaient pas compris, il fallait les encadrer par une organisation d’élite, formée de ceux qui avaient déjà entendu la voix du sang. L’éducation nationale-socialiste ferait le reste. Dans une génération ou deux, la plupart des Luxembourgeois seraient d’aussi bons Allemands que les Saxons ou les Hessois.

Le Gauleiter ne voulait pas que les Luxembourgeois collaborent, il désirait qu’ils réclament eux-mêmes leur assimilation dans l’Empire national-socialiste de la nation allemande.

Puisque l’assimilation volontaire avait largement échoué, le Gauleiter passa à partir de la fin d’octobre 1940 à une stratégie d’assimilation contrainte. Mais là encore il put compter sur une coopération assez large. Une majorité de Luxembourgeois avait refusé l’adhésion volontaire à cette antichambre de l’assimilation qu’était la VdB, mais s’ils y étaient contraints, que pouvaient-ils faire d’autre que s’adapter ? Certains aspects rendirent du reste cette contrainte supportable. Rejoindre la VdB signifiait d’une part s’acheter un répit et se mettre à l’abri, mais était aussi synonyme de privilèges. Celui d’être considéré comme Allemand dans une Europe dominée par le Troisième Reich n’étant pas le moindre. (…) C’est à partir de janvier 1941 que Simon commença à fondre les structures du mouvement dans celle du NSDAP et qu’il décida d’ouvrir les portes de cette dernière aux pro-allemands les plus fiables. (…)

Ce n’est toutefois qu’à la suite du recensement du 10 octobre 1941 et des événements qui lui sont liés que les partisans de l’adaptation et de l’accommodation commencèrent à exprimer clairement leur dissension face à la VdB. Ces événements d’octobre 1941, qui jouent un rôle essentiel dans la mythologie nationale, sont encore quasiment inconnus du point de vue historique. Seuls quelques articles furent consacrés à sa signification dans la mémoire collective et l’interprétation que leur donnèrent les mouvements de résistance prévaut toujours aujourd’hui. Selon le mythe fondateur, en répondant par trois fois « Luxembourgeois » les habitants du pays prouvèrent leur attachement indéfectible à leur nation. Une autre interprétation peut être avancée, mais il faut revenir légèrement en arrière.

A partir de la mi-août, quand il apparut sans équivoque que la mission du Gauleiter était d’abolir la souveraineté luxembourgeoise, les élites conditionnèrent leur adaptation à la garantie qu’un certain degré d’autonomie leur soit accordé.(…) La fin de l’Etat-nation n’était toutefois acceptée que parce qu’à l’été 1940 plus rien ne semblait s’opposer à l’hégémonie allemande sur le continent. La France avait été écrasée et le Royaume-Uni devait subir le même sort. Pourtant, au printemps suivant, les Britanniques résistaient toujours. Et plutôt que de se concentrer sur cet adversaire, le Reich ouvrit un nouveau front, se lançant dans une entreprise gigantesque, la conquête de l’URSS. Qui alors pouvait encore parier sans risques sur sa victoire ? Ceux qui s’étaient accommodés revinrent à une attitude plus prudente, l’adaptation commença à le céder à la dissension, voire à l’opposition et les mouvements de résistance s’étoffèrent.

La continuation de la guerre posa un autre problème. Celui-ci s’avéra crucial dans l’attitude qu’adopta finalement la majorité des Luxembourgeois face au régime allemand. Ils avaient donc accepté de s’accommoder de ce régime ou de s’adapter à lui, tant qu’il paraissait tout-puissant. Mais s’il redevenait un belligérant parmi d’autres, dans un conflit mondial, n’était-ce pas cette coopération de fait qui devenait dangereuse ? (…) Concrètement : auraient-ils à combattre et à mourir pour l’occupant ? Si tant de Luxembourgeois refusèrent de répondre par « Allemand » aux questions du recensement, c’est parce qu’ils virent dans cette opération la première étape vers l’instauration du service militaire dans la Wehrmacht.

Les actes de dissension se multiplièrent tout au long des mois suivants, y compris au sein de la VdB, dont de nombreux adhérents avaient cessé de porter l’insigne ou de faire le salut nazi. Ce n’était qu’un avant-goût de la vague d’opposition massive qui secoua le pays lorsque la mesure tant crainte fut imposée. L’instauration du service militaire poussa la majorité de la population dans la dissension, l’opposition et la résistance. Cette dernière finit même par regrouper une grande partie des Luxembourgeois derrière elle, à partir du printemps 1943 et de l’explosion du nombre des désertions. Près de 3.000 jeunes gens échappèrent aux Allemands grâce à une mobilisation extraordinaire.

Si tant de Luxembourgeois refusèrent de répondre par « Allemand » aux questions du recensement, c’est parce qu’ils virent dans cette opération la première étape vers l’instauration du service militaire dans la Wehrmacht.

La poursuite de la guerre réduisit aussi à néant les grandioses promesses faites aux Luxembourgeois une fois qu’ils se seraient fondus dans la communauté du peuple allemand. Le Gauleiter leur avait promis un âge d’or mais ne put leur offrir que souffrances, sacrifices et privations. La population, soumise à une répression brutale et inique, fut de surcroît contrainte de participer à l’effort de guerre allemand, aussi bien du point de vue économique que militaire. (…)

Contrairement à ce qui a pu être écrit jusqu’ici, le pouvoir du Gauleiter ne fut jamais absolu. Les autorités allemandes ne formaient pas un bloc homogène et ne purent jamais contrôler le pays à elles seules. Gustav Simon n’avait pas pu bâtir l’administration dont il rêvait, qui aurait été un corps dévoué à sa personne et à la défense des intérêts du Gau Moselland. Faute de moyens, il dut se résoudre à ce qu’une bonne partie de la fonction publique grand-ducale survécût. Celle-ci fut certes mise au pas, il y eut des mutations forcées dans le Reich, mais la répression resta limitée en raison d’un manque de fonctionnaires allemands qui allait encore s’aggraver au cours de la guerre. L’autorité du Gauleiter au Luxembourg fut aussi concurrencée par celle du RSHA, représenté par l’antenne de la Sipo-SD. Les SS devinrent des interlocuteurs obligés en raison de leur expérience et de leur savoir-faire en matière de renseignement, de répression et de politique raciale. Il ne faudrait malgré tout pas croire que la Sipo-SD disposait de moyens disproportionnés. En 1943, elle ne devait pas compter plus de 150 hommes au Luxembourg, personnel administratif compris.

Il reste encore beaucoup de choses à découvrir sur la répartition des pouvoirs dans le Luxembourg occupé et sur le fonctionnement des diverses administrations qui y cohabitèrent. Peu de choses sont connues sur la composition du personnel des services du Gauleiter ou de la Sipo-SD ; sur les rouages internes de ces organes ; sur les canaux par lesquels s’exerça leur pouvoir. Les continuités ou les ruptures qui marquèrent la fonction publique luxembourgeoise, avant, pendant, et après la guerre ont, de même, été très peu étudiées. Il n’était pas ici question d’apporter un éclairage complet sur ces sujets mais de les étudier dans la mesure où ils touchaient à la problématique centrale. On constate alors que le régime allemand n’aurait pu tenir le pays jusqu’en septembre 1944 sans appuis autochtones et en particulier sans les 4.000 membres luxembourgeois du NSDAP. (…)

Légende :
Léon Metzler : membre du directoire de l’ARBED.
Maximilian Bernhuber : directeur général de la Reichsbank, représentant au Luxembourg des Reichswerke Herman Göring.

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La collaboration impossible ?
La dernière partie de notre série extraite du mémoire de thèse de Vincent Artuso (à paraître aux éditions Peter Lang ISBN 978-3-637-63256-7) est l’essai d’un survol de cette sombre période, qui, même si les mythes nationaux le contestent jusqu’à aujourd’hui, a été beaucoup plus complexe que l’on aime se la représenter. Le fait que les débats autour de la collaboration luxembourgeoise soulèvent toujours tant de passions montre que l’exploration de l’histoire du Luxembourg sous le joug nazi ne vient que de commencer réellement. Et ce sera à l’auteur de la présente thèse, officiellement mandaté par le gouvernement pour enquêter sur la collaboration de la Commission administrative luxembourgeoise dans la déportation de la population juive, de continuer l’enquête.

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Voir aussi SECONDE GUERRE MONDIALE | Collabos deluxe ?


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