ÉCONOMIE COLLABORATIVE: Nouveau modèle ou capitalisme déguisé ?

Basée sur le partage des ressources entre particuliers, l’économie collaborative couvre une immense diversité de besoins et propose pour cela des modèles variés.

(Illustration: Marianne Louis)

Du transport aux voyages en passant par l’alimentation, le financement de projets et la distribution, tous les secteurs ou presque voient cette nouvelle économie émerger. Et ce n’est que le début : selon une étude réalisée en novembre 2012 par l’Observatoire Cetelem auprès de 6.500 personnes de 12 pays européens, ces pratiques collaboratives s’installent durablement sous l’effet de la crise : 52 pour cent des Européens envisagent de modifier leurs habitudes d’achat pour avoir de plus en plus recours à l’entraide et à l’échange de produits et services afin d’améliorer leur quotidien. Outre un besoin de retrouver du lien social et les préoccupations environnementales liées au mode de consommation des 50 dernières années, la crise a été un propagateur puissant de l’économie collaborative, permise à grande échelle par les sites internet de mise en relation entre particuliers.

« L’économie collaborative rend le consommateur maître de son destin ! », peut-on lire dans les médias. Egalement appelée « économie du partage », puisque l’accès prévaut sur la propriété, c’est un modèle que l’on peine à définir mais qui séduit indéniablement. Toutefois, si Internet et les logiques collaboratives qui sont basées sur son fonctionnement peuvent dans certains cas permettre au citoyen de devenir acteur de sa consommation et de se réapproprier l’espace économique, c’est loin d’être toujours le cas.

Intermédiation lucrative

En effet, certaines entreprises phares de l’économie collaborative reproduisent les schémas capitalistes classiques, basés sur la propriété privée des moyens de production et structurés en vue de maximiser les profits. Elles recréent alors une forme de centralisation finalement bien éloignée de l’idée de partage horizontal, de pair à pair (peer-to-peer). L’entreprise eBay par exemple, géant américain des enchères en ligne entre particuliers, obéit à la même logique marchande qu’une entreprise « classique ». Cotée en bourse, eBay a annoncé en octobre dernier un bénéfice net de 689 millions de dollars, bénéfice engrangé uniquement par des actionnaires qui maintiennent une pression constante pour une hausse des profits de l’entreprise. Parmi ses multiples acquisitions depuis 1999, eBay a racheté en 2001 Mercado Libre, Lokau et iBazar, des sites internet de vente aux enchères ; elle a acquis en 2004 25 pour cent des actions de craigslist.org, le leader des petites annonces en ligne, le site de location immobilière rent.com, ou encore en 2005 Gumtree, le plus grand site britannique d’annonces locales de vente d’objets. Comme eBay, tous ces sites sont considérés comme partie intégrante de l’économie dite du partage.

Pourtant, en observant les modes de gouvernance mis en place au sein de la societé eBay, ou d’autres entreprises du secteur, les mécanismes du partage semblent avoir été instrumentalisés à leur profit et n’apparaissent plus que comme un prétexte pour une activité économique dans laquelle la collaboration entre individus n’intervient qu’à un niveau très superficiel. Les décisions concernant la gestion de l’entreprise, l’utilisation des données collectées et – bien sûr – l’affectation des profits générés, ne sont pas prises de manière collaborative. En mettant largement en avant la relation de particulier à particulier sur les sites, on a alors tendance à négliger le rôle d’intermédiaire joué par ces firmes. Pourtant, ce rôle peut être très lucratif, comme le souligne Patrice Maniglier, philosophe et maître de conférences à l’université de Nanterre : « Mettre en relation, c’est ce qui rapporte le plus. Avant, il fallait investir dans la production, la distribution, voire la finance elle-même. Maintenant, vous n’avez pour ainsi dire plus rien à faire, les internautes font tout, même la transaction. » Et on a d’autant plus tendance à oublier les intermédiaires qu’on ne voit pas immédiatement de quelle manière la mise en relation rapporte : ce sont des commissions faibles sur chaque transaction (mais grâce à Internet, réparties sur un très grand nombre de consommateurs), des revenus issus de la publicité, de la mise en avant d’annonces ou d’offres « premium » payantes par exemple. Autant de moyens qui peuvent rapidement passer inaperçus.

Pavé de bonnes intentions

Dans le cas de ce type d’acteurs de l’économie collaborative, on passe d’une société d’hyperconsommation de produits à une hyperconsommation de services liés à l’accès à ces produits. Loin de constituer un nouveau modèle économique, cela renforce les mécanismes de concurrence entre les entreprises récentes utilisant les nouvelles technologies et les firmes existantes qui doivent s’adapter pour rester compétitives. « Les constructeurs automobiles qui voient l’autopartage comme une menace perdront du poids dans ce paysage en évolution », professe ainsi Shelby Clark, fondateur de Relay Rides (pionnier de l’autopartage entre particuliers outre-Atlantique). Distributeurs et constructeurs automobiles ont été les premiers à investir cette économie « du partage ». Intermarché, Castorama ou Ikea proposent aux gens de covoiturer. BMW, Volkswagen, Peugeot, Citroën, pour n’en citer que quelques-uns, ont depuis longtemps lancé leurs offres d’autopartage. C’est certes positif, en surface, mais on est loin de l’émergence d’un nouveau modèle économique horizontal.

Il faut reconnaître que de nombreux fondateurs de start-ups basées sur les principes de l’économie collaborative ont de bonnes intentions à la base. Mais ces structures, à cause de leur mode de gouvernance, peuvent être rachetées par des entreprises plus grandes et plus centralisées qui ne vont pas nécessairement s’occuper du bien-être des personnes utilisant leurs services. Au contraire, leur succès étant lié à la crise et à la nécessité pour des personnes en situation plus précaire de se tourner vers les pratiques collaboratives, elles ne verront pas nécessairement l’intérêt de faire émerger des modèles alternatifs au système en crise. Ces entreprises collaboratives « privatisées » tendent plutôt à placer les individus dans une situation de dépendance envers les service qu’elles proposent, au lieu de les encourager à se réapproprier réellement l’espace économique.

« Il n’y a qu’un seul moyen de s’assurer qu’une entreprise prendra des décisions dans l’intérêt des gens qu’elle sert : mettre ces gens aux commandes de l’entreprise », affirme Janelle Orsi, avocate spécialisée dans l’économie collaborative. La question du pouvoir est essentielle dans ce secteur en plein essor, majoritairement composé d’entrepreneurs, et si elle est occultée, il sera confronté aux mêmes problèmes économiques que l’on connaît aujourd’hui. On ne peut pas résoudre ces problèmes en utilisant les outils qui les ont générés.

Couchsurfing avec Big Brother

Un mode de gouvernance réellement collaboratif permet à l’individu de participer à l’ensemble du processus économique. Il n’est pas seulement consommateur, les frontières tombent. Si les utilisateurs eux-mêmes gèrent les réseaux (à travers des représentants), l’entreprise sera amenée à leur donner plus de pouvoir au lieu d’entretenir une dépendance économique et de profiter de leurs échanges pour faire du profit. Par exemple, si Blablacar, plateforme de covoiturage dirigée par la société anonyme Comuto, était une coopérative composée des utilisateurs, elle les ferait payer pour l’utilisation du site, mais pas plus que le montant nécessaire pour couvrir les coûts liés à son fonctionnement. Et si elle recevait finalement plus que ce dont elle a besoin pour l’année, chaque utilisateur recevrait une ristourne proportionnelle à sa participation. Tous les bénéfices reviennent finalement aux utilisateurs.

Par ailleurs, si le réseau Couchsurfing, service d’hébergement temporaire de particulier à particulier, était géré par des utilisateurs au lieu d’être passé au statut de société commerciale en 2011, la revente des données des profils enregistrés sur le site n’aurait sûrement pas été autorisée en 2012. Tout simplement parce que ce n’est pas dans l’intérêt des utilisateurs du réseau. Michel Bauwens, l’un des théoriciens les plus reconnus des systèmes pair à pair, à l’origine de la Fondation pour les alternatives peer-to-peer, qualifie ces investisseurs dans les plateformes de commun comme Facebook ou les exemples cités précédemment, de capitalistes « nétarchiques », en raison du contrôle qu’ils exercent sur les réseaux.

Evidemment, c’est là une des facettes seulement de l’économie collaborative : il existe d’autres acteurs basés sur d’autres formes collectives de gouvernance. La société civile est capable de s’auto-organiser et de créer des produits, des systèmes assez complexes comme Wikipédia, Linux, etc., autour d’un commun particulier. A qui est-ce utile ? Qui gère et possède les données, les ressources ? Quelle est la gouvernance du projet ? Les réponses à ces questions peuvent nous aider à mieux cerner les initiatives d’économie collaborative actuelles, à comprendre leur niveau d’intégration des utilisateurs dans le projet et leur place dans la construction d’une économie qui soit réellement au service de l’homme et non l’inverse.


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