Accès à l’information
 : Trouble transparence


Aux niveaux national et européen, la transparence est sous pression législative : tandis qu’ici l’offensive Bettel ne convainc pas grand monde, une directive européenne pourrait renforcer l’opacité des multinationales.

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Au lieu de rendre plus transparentes les administrations et les multinationales, les gouvernements européens préfèrent créer le citoyen translucide. (Photo : ©wikicommons Daniel Baranek)

Trois ans déjà que le Luxembourg essaie de se doter d’une législation qui règle l’accès aux informations pour les citoyens. Si le premier texte présenté encore par Jean-Claude Juncker a vite disparu dans les tiroirs, c’est aussi parce qu’à l’époque l’opposition politique et la société civile, ainsi que le Conseil de presse, l’avaient durement critiqué. En effet les « limites à la communicabilité des documents », donc les exceptions que l’État préfère se réserver, étaient tellement restrictives que l’arbitraire de l’administration prévalait toujours sur la liberté des citoyens à s’informer.

Un « putsch » plus tard, le premier ministre libéral Xavier Bettel avait promis de mettre les pendules à l’heure et d’offrir enfin un réel accès à l’information. Or, malgré l’intitulé prometteur « Projet de loi relative à une administration transparente et ouverte », les avancées contenues dans sa nouvelle mouture du texte ne sont pas terribles. D’ailleurs, les hauts fonctionnaires venus présenter le texte à la commission parlementaire des médias ce lundi ne s’en sont pas cachés. Tout au contraire, ils auraient admis que les différences entre les projets Juncker et Bettel n’étaient pas très importantes. Et en effet, la liste des exceptions dans les deux textes est très similaire. Restent non accessibles les documents qui traitent des relations extérieures et de la sécurité du pays ou des personnes y vivant, ainsi que leur sphère privée ; ceux ayant trait à la justice ; ceux touchant la propriété intellectuelle. Et le plus intéressant, c’est que, tout comme son prédécesseur, Bettel veut exclure les documents touchant « à la capacité de l’État de mener sa politique économique et financière ; à la confidentialité des délibérations du gouvernement ».

En d’autres mots, presque tout ce qui pourrait se révéler intéressant est mis hors de portée du public. Dans les commentaires des articles, Bettel précise d’ailleurs que sont exclus des documents émanant « des établissements publics, comme la Commission de surveillance du secteur financier ou le Commissariat aux assurances ». Il en est de même pour les « documents inachevés », une disposition qui fait craindre à la Chambre des salariés dans son avis un renforcement de l’arbitraire – les administrations pouvant juger elles-mêmes quand un document est fini ou non – et surtout une négation de la participation démocratique que le projet de loi Bettel, selon l’exposé des motifs, voulait rendre plus efficace. Car, si les citoyens doivent attendre que les décisions administratives soient consignées dans des documents achevés, comment pourraient-ils participer au débat démocratique ?

Refonte des barrières

Une des choses nouvelles dans le projet du premier ministre est la création d’une « commission d’accès », qui devra se pencher sur les recours introduits par des citoyens qui estiment que le refus d’une administration de leur communiquer un document était infondé. Composée d’un magistrat, d’un représentant de la Commission nationale pour la protection des données, d’un représentant du ministère d’État, d’un représentant du Syvicol et surtout d’une « personne qualifiée en matière de diffusion publique d’informations » – tous désignés par le premier ministre – cette commission reste assez floue. Non seulement pour la « personne qualifiée », mais aussi à cause des délais qui lui sont impartis. En effet : « La commission d’accès aux documents communique son avis au demandeur et à l’organisme concernés dans les deux mois suivant la réception de la demande. » Si l’on sait qu’une administration a un mois pour répondre à une demande, et qu’en plus son silence vaut décision implicite de rejet, qu’elle n’a donc pas à se justifier dans le cas d’un refus, on prend la mesure de la longueur du souffle et de la détermination qu’il faudra pour arracher un document intéressant à ses griffes.

Pour toutes ces raisons, le projet numéro 6810 n’est pas un cadeau fait aux citoyens pour une meilleure entente entre administrés et administrations, mais une refonte des barrières qui les séparent. Et puis, il faut aussi ajouter que, pour l’accès à l’information de la presse, ce projet est carrément inutilisable, vu les délais. Certes, le projet Bettel lève l’ambiguïté sur un passage inclus dans celui de Jean-Claude Juncker, qui voulait interdire la publication à des fins commerciales d’informations obtenues par la voie de cette loi, excluant de fait la presse, en ne le reprenant pas. Pourtant, les relations entre la presse et les administrations restent réglées par la fameuse « circulaire Bettel », qui ne fait autre chose que de formaliser le statu quo entre ces deux instances de la démocratie. Même une « circulaire Bettel » bis ne pourra pas améliorer la situation. Il faudra bien une réforme de la loi sur la presse, qui inscrive l’accès à l’information noir sur blanc dans son texte. Et, dans le meilleur des cas, ce texte ne formulerait pas le droit à l’accès aux informations des journalistes, mais au contraire le devoir des administrations de les leur communiquer, comme c’est le cas dans nombre d’autres pays européens, notamment en Scandinavie.

Malheureusement, la tendance européenne, surtout à Bruxelles et à Strasbourg, ne va pas dans cette direction. Au contraire, le législateur européen s’apprête à de nouveaux tours de vis sur les libertés civiles. Doublement même, vu que ce jeudi le Parlement européen doit s’exprimer sur deux directives massivement critiquées par la société civile en amont. D’un côté la « directive PNR » qui forcerait les États à échanger les informations de vol de tous les passagers dans l’Union européenne. Vendue comme une panacée contre le terrorisme par certains politiciens dans le cadre des attentats qui ont frappé Paris puis Bruxelles, il n’est pas donné que cet échange massif d’informations, fort coûteux d’ailleurs, contribuera à plus de sécurité. Et encore moins qu’il aurait permis d’éviter les carnages dans les métropoles européennes, comme le prétendent ses défenseurs.

En tout cas, avec les attentats, l’attaque sur la sphère privée des Européens a connu un renforcement inattendu. Et trouver un député qui veut se faire reprocher qu’il n’a pas tout fait pour éviter une nouvelle vague terroriste au nom de la liberté et du respect de la vie privée sera bien difficile.

Mais c’est une autre directive, celle du « secret des affaires », qui devrait inquiéter beaucoup plus les défenseurs des libertés publiques. Malgré son intitulé banal, cette directive pourrait lourdement influer sur le travail des journalistes et surtout décourager les lanceurs d’alerte potentiels. En partant du constat que les vols d’informations dans l’industrie européenne sont problématiques, la Commission européenne a pondu un texte qui grave dans le marbre le secret des affaires. Ce qui s’apparente à une simple mesure de protection contre le vol d’informations, de plans ou de compositions de produits contient pas mal de dynamite pour la société civile.

Directive anti-lanceurs d’alerte

Ainsi, la définition même du secret des affaires est laissée tellement floue et donc à la merci des grandes multinationales – car c’est pour elles que ce texte a été proposé – que celles-ci peuvent définir ce qui est confidentiel ou non. Ce qui veut dire que la directive ne protégerait pas uniquement les plans de construction d’un nouveau smartphone, mais aussi par exemple des plans de délocalisation, des montages d’« optimisation » fiscale et bien d’autres choses qui pourraient être néfastes pour l’image des marques. Ce qui est un intéressant parallèle avec les dispositions sur la transparence prévues par Xavier Bettel : là aussi, c’est au détenteur de l’information, dans son cas l’administration, de décider si un document est achevé, donc communicable, ou non.

Autre problème : la directive pénalise déjà le simple fait d’obtenir une information que la firme en question estime être un secret d’affaires. Donc elle bloque déjà en amont d’éventuels lanceurs d’alertes, mais aussi des syndicalistes qui, par exemple, auraient appris des informations vitales concernant l’avenir d’un site industriel et qui ne seraient plus en mesure de communiquer ces informations au personnel, voire à la presse. Faut-il ajouter qu’en amont aucune ONG, aucun syndicat n’a été écouté par la Commission européenne ou par le Parlement ? Qu’une pétition rassemblant plus de 500.000 signatures lancée par la journaliste française Élise Lucet a été totalement passée sous silence ?

Dans le contexte des Luxleaks ou plus récemment des Panama papers, une telle directive est un message clair à l’adresse de tous les lanceurs d’alerte potentiels. L’objectif est de les décourager avant même qu’ils ne songent à passer à l’action. Alors que pour fonctionner, une démocratie moderne a justement besoin de gens qui prennent le risque de sanctions – déjà assez dures – et de journalistes qui analysent et relaient ces informations dans le cadre de l’intérêt public. On le voit bien : le Luxembourg et l’Union européenne préfèrent faire miroiter leurs idéaux et leurs valeurs plutôt que de les appliquer. On est loin d’une société où l’accès aux informations mettrait tous les citoyens sur un pied d’égalité.


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