Archipel des Chagos
 : Paradis perdu


Voici l‘histoire cachée du peuple chagossien, expulsé de ses îles de sable blanc pour que les États-Unis y construisent une base militaire. Une histoire d‘un demi-siècle de déportation, mensonge, misère et mort. Mais, cette année, la longue lutte des Chagossiens pour rentrer à la maison pourrait enfin connaître une fin heureuse.

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Un paradis perdu…

« Votre île a été vendue », leur a-t-on annoncé. « Plus jamais vous n’y rentrerez. » Olivier Bancoult n’avait que quatre ans. Il est né aux Chagos, petit archipel perdu sur l’ancienne route des Indes. Quand, il y a 500 ans, les navigateurs portugais l’ont baptisé d’après les blessures (« chagas ») du Christ, ils ne pouvaient pas prévoir le supplice qui attendait son peuple. « Nous sommes descendants des esclaves », raconte Olivier, « habitants des Chagos depuis cinq générations. On vivait dans la prospérité, avec notre créole, nos cultures et nos traditions. » « La vie y était facile, pleine de joie », rappelle Rita David, native de Diego Garcia, la plus grosse des soixante-dix îles et atolls. « On servait la terre, la terre nous servait. » Ils vivaient de la pêche et de la noix de coco. Simplement, oubliés du monde, sans connaître hâte, pauvreté ou pollution.

Jusqu’au jour où, au milieu des années 1960, les États-Unis d’Amérique (EUA) y ont découvert l’endroit idéal pour une base militaire. Le Royaume-Uni a alors accordé l’indépendance à l’Île Maurice, mais a inventé sur les Chagos une nouvelle colonie, le British Indian Ocean Territory. Puis il a cédé Diego Garcia aux EUA pour cinquante ans, en échange d’une réduction du nombre des armes nucléaires nord-américaines.

« On servait la terre, la terre nous servait. »

« C’est alors qu’a commencé le calvaire de notre peuple », dit Olivier. Dans le plus grand secret, prétextant que les îles étaient inhabitées, le Royaume-Uni et les EUA ont commencé à terroriser et expulser tous les habitants – environ 2.000 personnes. Un millier d’animaux de compagnie ont été gazés et brûlés devant leurs propriétaires, qui attendaient le départ. En mai 1973, le dernier bateau rempli de Chagossiens affamés est arrivé à Maurice. Rita, alors âgée de 20 ans et mère de quatre enfants, se souvient encore des cris des familles. La plupart n’avaient jamais quitté les atolls. Nombreux étaient ceux qui n’avaient jamais vu d’argent. Certains y sont restés, sur ce même quai où on les a débarqués, attendant un bateau qui ne partirait jamais. À 2.000 kilomètres de chez eux, dans une île connue par les riches pour les voyages de noces et les hôtels luxueux, c’est la pauvreté la plus abjecte qui les attendait.

Comme la majorité de la communauté chagossienne, Rita habite depuis à Cassis, l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale Port-Louis. Faim, maladies, drogues, prostitution – la nouvelle vie ne pouvait contraster plus avec celle qu’ils menaient dans leurs îles berceau. « On dormait sur des cartons, dans de petites maisons misérables. » Par dizaines, les Chagossiens ont commencé à mourir. Nombre d’entre eux de « sagren » (chagrin) : la profonde angoisse d’une maison qui leur manque et dans laquelle ils ne peuvent pas retourner.

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… devenu base militaire.


« Plus jamais vous ne rentrerez », leur a-t-on annoncé. En recevant la nouvelle, le père d’Olivier Bancoult a fait un infarctus. Il est décédé cinq ans après. Son frère décédera à 38 ans, accro à l’alcool. Un autre à 36 ans, d’overdose d’héroïne. Un autre encore à 11 ans, mort mystérieusement pendant qu’il faisait la manche. Sa sœur s’est suicidée, s’immolant par le feu. Olivier, lui, a juré de lutter pour son peuple.

Rita, pour nourrir sa famille, a accumulé trois boulots. Née dans l’une des dernières sociétés matriarcales au monde, elle a assumé avec d’autres femmes chagossiennes le front de la lutte : protestations de rue, grèves de la faim, détentions par la police. « On lutte pour vivre sur notre terre ! » Aujourd’hui, elle a 68 ans – et garde intacte l’envie de rentrer.

Entre des cocotiers et des plages de poussière blanche reposent deux pistes d’atterrissage remplies de bombardiers, trente navires de guerre et 2.000 militaires américains. D’ici ont décollé les avions qui ont bombardé l’Irak et l’Afghanistan. « Bienvenue à l’empreinte de la liberté » (« Footprint of freedom »), accueille une affiche à Diego Garcia.

Jimmy (nom fictif), a grandi à Port-Louis, mais, contrairement à ses voisins chagossiens, il a pu partir à Diego Garcia sans souci. Pendant deux ans, il a été l’un des 3.000 travailleurs qui habitent la base militaire : main-d’œuvre pas chère pour le géant de la sécurité G4S, qui détient le juteux contrat de gestion de la base. Les employés sont Philippins, Sri-Lankais ou Mauriciens. Aucun Chagossien.

« Il suffit que le gouvernement anglais fasse le bon choix. »

« Les militaires s’y éclatent », raconte Jimmy, qui entretenait les parcours de golf pour 200 dollars par mois. Ils occupent leurs nombreux temps libres dans des soirées, à la pêche, font du sport ou se baladent dans les maisons fantômes ou le cimetière, ruines du paradis chagossien. « Ils ont tout ! Speed boats, supermarchés, fast-foods, piscines, bars, casino, le plus gros club de gym de l’océan Indien… C’est comme s’ils étaient en vacances. C’est nous qui travaillons dur pour eux. »

Mais « l’île de fantaisie », comme l’ont baptisée les militaires, cache une sombre réalité. « Il y a plein de secrets, de passages interdits », dit Jimmy. En décembre 2014, Al Jazeera a dénoncé Diego Garcia comme un des « black sites » de la CIA. Des centaines de suspects de terrorisme pourraient y avoir été détenus et torturés depuis le 11 Septembre. Le tout derrière un rideau de secret : la base est omise des rapports sur la torture, tandis que journalistes ou observateurs internationaux ont l’interdiction de poser le pied sur « l’empreinte de la liberté ».

La saga du peuple des Chagos a tous les ingrédients d’un best-seller. Sauf un : une fin heureuse.

Quand, en novembre 2000, Olivier Bancoult, leader du Chagos Refugees Group, descend les marches de la Cour suprême à Londres, il écarte ses doigts en « V » de la victoire : l’expulsion vient d’être considérée comme illégale et le droit au retour des Chagossiens reconnu. Mais ce n’est que le début d’une longue bataille juridique de David contre Goliath. Le gouvernement britannique utilisera tous les stratagèmes légaux et logistiques pour faire traîner l’affaire – jusqu’à aujourd’hui.

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« On ne veut pas de la charité. On veut la reconnaissance et la réparation pour toute la souffrance qu’on nous a causée. On veut nos îles ! » Olivier Bancoult, leader du Chagos Refugees Group, visage de la lutte du peuple chagossien. (Photo: Francisco Colaço Pedro)

En 2002, début de la « guerre contre le terrorisme », une étude conclut que le retour des Chagossiens dans l’archipel n’est pas viable, à cause du changement climatique. En janvier de la même année, le « Guardian » révèle que le gouvernement britannique a manipulé l’étude originale, favorable au retour. En 2004, en pleine journée d’élections, la reine signe discrètement un décret-loi qui interdit le retour des Chagossiens. En 2009, le gouvernement annonce la création aux Chagos de la plus grosse réserve naturelle marine au monde, pour protéger « l’un des plus grands récifs de corail » et « l’un des plus purs environnements tropicaux qui restent sur Terre ». Deux ans après, des documents divulgués par WikiLeaks révèlent qu’il s’agit d’encore un stratagème : il s’agissait d’utiliser le lobby environnemental pour fermer la porte au peuple des Chagos.

Mais maintenant est arrivée « la meilleure occasion depuis toujours de mettre fin à un demi-siècle d’injustice », dit Stefan Donnely, de la UK Chagos Support Association. « Il suffit que le gouvernement anglais fasse le bon choix. » Une nouvelle étude, l’année dernière, a forcé le gouvernement à avouer que le relogement est « parfaitement faisable », avec ou sans base militaire. Cette année expire le contrat entre EUA et Royaume-Uni concernant Diego Garcia, et « les nouveaux termes doivent inclure le soutien au relogement des Chagossiens ».

« On ne veut pas de la charité. On veut nos îles ! »

Les Chagossiens et leurs descendants, 5.000 personnes éparpillées entre Maurice, Seychelles et Royaume-Uni, attendent la décision finale. Des célébrités comme l’avocat Amal Clooney donnent aujourd’hui une visibilité à un crime qui, souligne Olivier Bancoult, « est demeuré trop longtemps secret. Le monde est avec les Chagossiens. Chaque jour, davantage de personnes rejoignent notre cause. »

Et, chaque jour, des Chagossiens meurent en exil, sans avoir revu leur terre natale. « C’est un génocide. Comme pour les Aborigènes en Australie ou les Palestiniens. Un peuple sans patrie est comme un arbre sans racines », dit Olivier. Chagos aurait pu être encore un chapitre tragique oublié dans les manuels d’histoire. Mais son peuple continue de lutter. « On ne veut pas de la charité. On veut la reconnaissance et la réparation pour toute la souffrance qu’on nous a causée. On veut nos îles ! »


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