Art moderne 
: Passeur de modernité


Une exposition à Liège retrace la vie et le métier de Paul Rosenberg, marchand d’art français. Les curateurs ont réussi leur pari d’offrir, « en suivant l’itinéraire d’un homme, un panorama historique du 20e siècle »*.

Paul Reosenberg avec un tableau de Matisse, fin des années 1930. (© Archives Paul Rosenberg New York / MoMA, © DR.)

« Mes arlequins ! Mes arlequins ! Mes arlequins ! » Ce rappel en forme de supplique, Paul Rosenberg l’adresse, en 1921, à Pablo Picasso, en retard vis-à-vis de son marchand d’art avec sa production d’œuvres pour une exposition. Tous deux âgés de 40 ans, ils se connaissent alors depuis 1918, Rosenberg étant rapidement devenu le galeriste de Picasso. L’exclamation laisse apparaître la forme amicale de cette relation d’affaires, et d’ailleurs, ils se surnommaient gentiment « Pic » et « Rosi ». C’est ce que nous apprend le catalogue de l’exposition « 21, rue de la Boétie » installé au musée « La Boverie » à Liège, récemment rénové.

L›exposition montre d’abord le cheminement de Paul Rosenberg, fils d’Alexandre, immigré slovaque qui s’était établi à Paris depuis 1878 (la mère restant dans l’ombre), et qui avait également été marchand d’art et d’antiquités. Très tôt, Paul Rosenberg s’intéresse à l’art contemporain français, et en 1910, il ouvre sa propre galerie au 21, rue la Boétie, rue très fréquentée par les adeptes d’œuvres d’art. Freinée d’abord dans son ascension par le déclenchement la Première Guerre mondiale, la galerie devient rapidement, dans l’après-guerre, un centre de rencontre incontournable pour les peintres et leur clientèle fortunée. Rosenberg prend sous son aile des artistes comme Anne-Marie Laurencin, Georges Braque, Fernand Léger ou Henri Matisse sans délaisser les œuvres des impressionnistes du 19e siècle. Tout comme il familiarise ainsi discrètement une clientèle conservatrice avec l’art contemporain de l’époque, Rosenberg a la renommée de payer ses artistes généreusement, de les guider et de les conseiller. Il transcende ainsi son rôle de marchand d’art pour devenir « passeur de modernité ».

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale approche, Rosenberg a déjà ouvert une succursale à Londres et élargi son commerce d’art à New York. Particulièrement en danger en tant que juif, il ne quitte cependant la France qu’en juin 1940. Alors qu’une partie des œuvres d’art avaient déjà été transférées aux États-Unis avant la guerre, d’autres peuvent être soustraites à l’occupant nazi. Mais 162 tableaux sont restés dans la galerie de la rue de la Boétie et celui-ci se les approprie, « sur une dénonciation de ses bons confrères parisiens ». Rosenberg est d’ailleurs déchu de sa nationalité française.

(Picasso : Pichet et coupe de fruits, 1931. © Succession Picasso – SABAM Belgium 2016 / © Photo : Collection David Nahmad, Monaco.)

La galerie est transformée en « Institut d’étude des questions juives », fréquenté notamment par l’écrivain antisémite Céline. C’est ici que ce tiendra l’exposition « Le Juif et la France » en hiver 1941/42. Le pillage organisé de la galerie par les nazis s’intègre dans l’opération gigantesque de spoliations et de destruction d’œuvres « dégénérées » qui sera décrit par la conservatrice Rose Valland dans ses mémoires « Le Front de l’art » en 1961 (et dont surgiront deux films : « Le train » de J. Frankenheimer en 1964, et son remake « The Monument Men » en 2014). Si après la guerre, Rosenberg ne tente plus de rouvrir la galerie au 21, rue de la Boétie, c’est aussi dû au fait que le marché de l’art s’est déplacé : le centre n’en sera plus à Paris, mais à New York.

C’est en reconstruisant le cadre historique dans lequel la vie et le métier de Paul Rosenberg s’intègrent que les curateurs de l’exposition Élie Barnavi et Benoît Rémiche lui ont donné une nouvelle dimension, fusionnant avec bonheur biographie, œuvres d’art, histoire et économie de l’art et histoire politique du 20e siècle. Une large place est donnée aux explications écrites, très informatives sans être ennuyeuses. En même temps qu’on peut donc « savourer » des œuvres illustres du siècle passé, on apprend à connaître le fonctionnement économique du monde de l’art, le programme culturel nazi, les mécanismes de la spoliation des biens juifs ou les périples de la restitution après la guerre – un tableau de Matisse appartenant à Rosenberg a d’ailleurs refait surface dans l’affaire Gurlitt en 2012. Mais si l’approche pédagogique est incontestable, l’exposition fait adroitement surgir des questions auxquelles il n’y a pas de réponse évidente : par example le rôle parfois ambivalent des marchands d’art pendant et après la guerre, ou encore certaines intersections ou analogies entre l’art national-socialiste et le style international de l’époque.

*Les citations sont extraites du catalogue de l’exposition.

Juste encore quelques semaines…

(Photo: Marc Verpoorten – Ville de Liège)

L’exposition est encore ouverte jusqu’au 29 janvier 2017. Des projets de prolongement voire d’autres itinéraires de l’expo ne sont pas confirmés pour l’instant. La visite du musée peut s’intégrer dans une excursion hivernale à Liège. Les trains directs Luxembourg-Liège Guillemins prennent deux heures et demie, la promenade de la gare de Liège au Musée dure cinq minutes et emprunte le nouveau pont piéton qui traverse la Meuse. Le Musée se trouve également à dix minutes à pied du centre-ville. Le site Internet du musée ne mentionne pas la cafétéria intégrée dans le bâtiment et qui propose des en-cas chauds et froids de bonne qualité.
Plus d’infos sous www.laboverie.com et www.21ruelaboetie.com


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