Autour de l’image : Quand Google fait le mur


« 404 Not Found », la nouvelle exposition de Carine et Elisabeth Krecké au CNA à Dudelange, conjugue deux questionnements l’un aussi grave que l’autre : comment montrer la violence et qu’en est-il de l’emprise de Google sur les images ?

1356expo2Tout a commencé avec une question sur le moteur de recherche le plus puissant de la planète, il y a quelques années. En tapant : « La ville la plus dangereuse du monde », les sœurs Krecké sont tombées sur Ciudad Juárez au Mexique (entre-temps, elle a été reléguée à la 20e place). Une ville qu’elles avaient déjà croisée au cours d’un de leurs précédents périples américains et dont elles savaient la sombre histoire des féminicides. Officiellement, la série de meurtres et d’enlèvements de femmes dans cette cité désertique proche de la frontière avec les États-Unis, où fleurissent les « maquiladoras », ces usines exemptes de droits de douane où les ouvriers et surtout les ouvrières ne coûtent pas cher et sont exploitables à merci, a commencé en 1993. Depuis, plus de 1.500 cadavres de femmes ont été retrouvés dans le désert et quelque 2.500 habitantes sont toujours portées disparues – et les suspects arrêtés sont rares. Corruption policière, guerre des gangs de la drogue et incapacité des autorités ont même valu au Mexique une condamnation de la Cour interaméricaine des droits de l’homme en 2009.

Sur fond de cette histoire sordide, les jumelles, dont ce n’est pas le premier projet évoquant les rapports entre image et violence, se lancent dans l’exploration de la ville par le biais du service « Google Street View ». Et là, c’est le déclic, comme l’a expliqué Carine Krecké lors du vernissage : « Nous sommes tombées sur une image qui correspondait à un corps recouvert d’une bâche dans un endroit désert. Depuis, j’ai été comme obsédée par cette image d’une rare violence offerte à la vue de tous par un moteur de recherche. » En conséquence, les sœurs Krecké se mettent à parcourir systématiquement les rues de la ville derrière leur écran d’ordinateur à la recherche de traces de violence, tout en faisant des captures d’écran.

Mais un jour, l’image qui a déclenché le projet de recherche disparaît de « Google Street View » – à sa place, l’écran affiche soudainement un mur, probablement localisé dans une cité juste derrière l’endroit où se trouvait la mystérieuse bâche. C’est à ce moment que les artistes se rendent compte du pouvoir de censure de Google, même si elles ne savent pas si ce sont leurs fréquents passages à cet endroit précis ou une réclamation venue d’ailleurs qui a provoqué le retrait de l’image.

1356expo1Elles décident donc de faire une exposition de leurs randonnées virtuelles dans Ciudad Juárez et se heurtent à un second mur – légal cette fois-ci. En effet, si la reproduction des images satellites générées par « Google Earth » est légale, celle des clichés du service « Street View » ne l’est pas. Ceux-ci sont protégés par le droit d’auteur.

Que faire donc pour se réapproprier ces images ? Carine Krecké a choisi d’en faire de la poésie : un recueil baptisé « Navigation Poems » est à la disposition du visiteur dans l’exposition. Les textes défilent aussi sur un écran LED rouge sang – chaque poème correspondant à la description d’une image qu’une des plus grandes multinationales ne veut pas voir reproduite dans le cadre d’une exposition. Pourtant, en collaboration avec le CNA, les sœurs Krecké ont décidé de franchir le pas et de rendre leurs captures d’écran publiques, non pas en les accrochant aux murs, mais en les déposant dans les tiroirs de deux grandes armoires en métal que le spectateur peut ouvrir à sa guise – tout en sachant qu’elles se baladent à la limite de la légalité. Une limite d’ailleurs aussi frôlée par un autre artiste, Jon Rafman, qui expose ses images extraites de « Google Street View » sur un blog « tumblr » – mais le géant de l’internet serait plus clément avec lui, à cause du caractère « comique » des images choisies.

1356Poem_KreckeÀ l’autre extrême donc, l’exposition du CNA démontre les limites de l’ère numérique tout en mettant en évidence la violence nue et directe accessible d’un simple clic. Plutôt installation et questionnement que véritable exposition, « 404 Not Found » incite à des réflexions profondes sur notre rapport à la brutalité, notre voyeurisme et l’emprise des grandes multinationales sur notre imaginaire – c’est glaçant, mais c’est aussi pourquoi il faut aller la voir.


Jusqu’au 15 mai au CNA.

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