Bosnie-Herzégovine : Morceaux recollés

On en parle peu dans les grands médias, mais en même temps qu’elle s’entre-déchire, l’Union européenne a toujours des envies d’élargissement vers les Balkans. Après le Kosovo, le woxx a participé à un voyage de presse à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine.

Le Musée national de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo : une institution qui a subi de lourds coups du destin. (Photos : © European Commission)

Le Musée national de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo : une institution qui a subi de lourds coups du destin. (Photos : © European Commission)

« Je suis sûr que, ces derniers jours, vous avez déjà eu l’occasion de faire connaissance avec le fatalisme typiquement bosnien, et que je n’ai donc pas besoin de vous renseigner sur le contexte typique dans lequel nous opérons. » C’est par ces mots que Samir Omerefendic, un des responsables du programme de développement financé par les Nations unies, accueille les journalistes participant au « press trip » organisé par la Commission européenne. Et en effet, il est vendredi peu avant midi, les cerveaux des scribouillards sont déjà bien remplis de deux jours de présentations, de « meetings », de « working lunches » ou « dinners », et les premiers vols retour sont prévus pour dans deux heures.

Pourtant, la présentation qu’il fait du travail des Nations unies et de l’Union Européenne est une des plus éclaircissantes des deux derniers jours – à comprendre qu’il est doté de ce réalisme cynique qu’adoptent tôt au tard tous ceux qui bossent pendant longtemps dans l’aide au développement. En parlant des programmes LOD IV – pour le renforcement de la démocratie locale – mais surtout des fonds IPA (Instrument for Pre-Accession Assistance) et de la rapide intervention de l’UE lors des crues dévastatrices qui ont frappé la Bosnie-Herzégovine au printemps 2014, il décrit un pays figé par une bureaucratie omniprésente. Une bureaucratie qui est le miroir d’une politique largement ethnicisée et qui est en même temps le garant de la paix et l’obstacle majeur à tout avancement politique et surtout économique. « Si l’UE n’avait pas eu cette réponse rapide, le plan d’action du gouvernement ne serait pas encore sur les rails aujourd’hui », commente Omerefendic.

Et il brosse le portrait d’un pays tenu dans une camisole de force depuis les accords de Dayton en 1995, qui ont marqué la fin des trois années de guerre civile. Depuis, la Bosnie-Herzégovine est officiellement divisée en trois entités : la fédération de Bosnie et Herzégovine (encore une fois sous-divisée en deux collectivités, bosniaque et croate, une subdivision perçue comme plus importante sur le terrain que sur le papier d’ailleurs, puisqu’elle délimite deux communautés linguistiques différentes), la République serbe de Bosnie (Republika Srpska) et le district de Brčko, qui bénéficie d’un statut autonome sous mandat de l’ONU. Entre ces entités et les collectivités, voire les communautés, le pouvoir politique est distribué de façon aussi égalitaire que possible. Ce qui a pour conséquence qu’il est dispersé sur au moins cinq niveaux de gouvernance. En d’autres mots, la Bosnie s’est belgicisée au nom de la paix.

Bosnie belgicisée

Un équilibre certes fragile, mais un équilibre quand même. La Bosnie-Herzégovine n’est pas le Kosovo – la paix est revenue durablement semble-t-il, et les trous dans les murs des anciennes allées aux snipers de Sarajevo ne sont plus que les témoins d’une époque désormais révolue. Le tourisme est d’ailleurs en plein essor. Une évolution qui a aussi fait avancer la Bosnie-Herzégovine sur son chemin vers l’UE. En septembre de cette année, tous les États membres de l’Union ont accepté la « membership application » du pays. Ce qui représente un grand pas en avant.

Samir Omerefendic des Nations-unies explique les finesses de l’appareil étatique en Bosnie-Herzégovine.

Samir Omerefendic des Nations-unies explique les finesses de l’appareil étatique en Bosnie-Herzégovine.

Mais il se pourrait bien aussi qu’avec cette demande de candidature, de nouveaux ennuis apparaissent à l’horizon. Car l’UE impose ses conditions. Un agenda de réformes du secteur public – qui est bien sûr voué à décroître et être remis entre des mains privées – et un « Stabilisation and Association Agreement » ont notamment été signés en 2015. Au-delà, l’Union insiste sur un « dialogue structuré » en ce qui concerne l’application de la justice et de la politique de sécurité.

Néanmoins, l’UE « n’impose aucune superstructure », estime Sinno Khaldoun, le « Deputy Head » de la délégation de l’UE en Bosnie-Herzégovine. « Mais il y a des différences sur le timing entre le gouvernement bosniaque et l’UE. Cette dernière n’a pas proposé de calendrier, alors que l’État de Bosnie-Herzégovine voudrait accéder au statut de candidat définitif dès 2017. » Le jeune économiste, qui a grandi à Munich avant que sa famille ne se fasse expulser de Bavière, connaît parfaitement l’Europe et ses rouages.

Pour lui, le chemin vers l’Union s’impose comme une évidence : l’influence économique russe et turque n’est pas aussi importante que dans d’autres pays des Balkans. Même les investissements récents venant des monarchies du Golfe – notamment dans les grandes surfaces et le tourisme – seraient plus spectaculaires qu’importants. Sur la Russie justement, c’est Samir Omerefendic qui a eu la formule la plus parlante : « Si l’Europe est comme un grand frère pour la Bosnie-Herzégovine, alors la Russie est un cousin au second degré distant, qui fait de belles promesses sans s’engager vraiment. » Ce qui ne veut pas dire que la Russie de Poutine n’essaie pas d’influencer la politique en Bosnie-Herzégovine.

Grand frère européen

L’Europe reste de loin le plus important investisseur dans le pays – avec l’Autriche et la Slovénie en tête, mais aussi l’Allemagne qui a commencé à y délocaliser des « call centers », vu que beaucoup de jeunes – expulsés ou non – sont germanophones ou anglophones. « L’entrée en Bosnie-Herzégovine n’est pas toujours facile pour les investisseurs, à cause du système politique très complexe », regrette Sinno Khaldoun. « Mais ceux qui ont réussi à s’installer au pays sont contents et restent. Pour nous, en tant que délégation européenne, il s’agit de changer d’image : d’un pays avec des difficultés, la Bosnie-Herzégovine doit devenir un pays avec des opportunités – sans éluder les problèmes, notamment la place de la jeunesse. » Et il est vrai que l’Europe fait beaucoup d’efforts pour faire avancer la Bosnie-Herzégovine dans sa direction et mise avant tout sur la jeunesse. Ainsi, les programmes Erasmus et Erasmus+ sont ouverts aux étudiants bosniaques. Et la jeunesse bosniaque s’était aussi fait entendre lors d’un mouvement de protestation il y a trois ans – le « printemps bosniaque ». Certes, c’était l’expression d’un mécontentement, mais le fait qu’il a été suivi par des jeunes issues des trois communautés, bosniaque, serbe et croate, conduit certains à y voir une avancée dans la bonne direction.

Ljiljana Zurovac du Conseil de presse en Bosnie-Herzégovine - à droite.

Ljiljana Zurovac du Conseil de presse en Bosnie-Herzégovine – à droite.

Pourtant, l’agenda de l’UE n’est pas uniquement empli de bons sentiments. Une raison pour laquelle il faut hâter le pas est le développement de l’extrême droite nationaliste en Bosnie-Herzégovine et en Europe, et les liens que ses représentants entretiennent entre eux et avec la Russie. Ainsi, le FPÖ, l’extrême droite autrichienne, profite des liens historiques entre la Bosnie-Herzégovine et l’Autriche – du temps de l’empire austro-hongrois, n’oublions pas non plus que la Première Guerre mondiale a débuté à Sarajevo avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand – pour déstabiliser et le pays et l’UE. Le FPÖ lorgne les électeurs bosniaques issus de la Republika Srpska et vivant en Autriche avec un passeport autrichien – ils seraient quelque 70.000 – pour les élections présidentielles qui auront lieu le 4 décembre de cette année, afin de faire élire leur candidat Norbert Hofer. Pour cela, les bonzes du FPÖ se rendent régulièrement en Republika Srpska pour parler devant les foules nationalistes qui veulent toujours la sécession de la Bosnie-Herzégovine pour s’intégrer à la Serbie, et ceux-ci leur rendent aussi visite à Vienne. En arrière-plan, c’est surtout Vladimir Poutine qui se frotte les mains.

À cela s’ajoute une situation économique certes stable, et même avec une croissance de plus de deux pour cent que certains États européens envieraient certainement, mais difficile à réformer. Car la Bosnie-Herzégovine a hérité de la Yougoslavie de Tito un appareil gouvernemental titanesque, qui n’a pas disparu sous la guerre civile. Le secteur public est de loin le plus grand employeur du pays, ce qui représente effectivement une tare pour l’Europe et son idéologie néolibérale. Il est donc à prévoir que l’intégration européenne de la Bosnie-Herzégovine produira les mêmes drames économiques que ceux que connaissent déjà d’autres pays du sud de l’Europe.

Et puis, il y a le chômage. Selon Sinno Khaldoun, c’est un sujet sensible. Car les chiffres officiels sont catastrophiques (41,72 pour cent), mais pas réalistes : « En Bosnie-Herzégovine, nous avons affaire à un énorme marché noir – ou gris. Le vrai taux de chômage est estimé à 20 pour cent. Beaucoup de gens perçoivent des aides de l’État tout en travaillant au noir à côté. Ils préfèrent rester inscrits au chômage, car souvent leurs emplois sont précaires. En même temps, beaucoup de patrons ne paient officiellement que la moitié des heures travaillées, le reste est donc rémunéré en liquide. Cela afin d’éviter les impôts, qui sont relativement élevés pour pouvoir financer le système. » Ce marché noir, qui est aussi un héritage de réflexes datant de la guerre civile, voire d’avant, est une histoire de mentalité qui ne pourra changer que sur le long terme – et non en imposant des réformes économiques par la force.

Héritages de la guerre civile

Si tous ces éléments ne sont guère encourageants à première vue, il y a en Bosnie-Herzégovine aussi des évolutions très positives, qui donnent de l’espoir. Par exemple, le Musée national de la Bosnie-Herzégovine à Sarajevo. Construit par les Autrichiens, inauguré par l’empereur François-Joseph en personne, il est un des fleurons architecturaux de la ville et n’a même pas trop souffert de la guerre civile – aucun impact de balle sur sa belle façade. Pourtant, dans l’après-guerre, personne ne se sentait responsable de cette vénérable institution et les employés ont été laissés à l’abandon. En effet, les accords de Dayton n’avaient pas prévu de volet culturel. Frustrés de ce manque de considération et de l’absence de paie, les employés ont fini par fermer le musée en 2012. La réaction de la classe politique et de la presse a été unanime : on avait affaire à des voyous qui privaient le peuple de « son » musée. Pourtant, la réalité était toute différente. Les employés se sont organisés pour préserver les collections – qui sont impressionnantes tant en ce qui concerne les antiquités que l’histoire naturelle – et ont continué à travailler sans être payés pendant plus de trois ans. Entre-temps, une ONG de soutien s’est créée pour rendre l’histoire publique. Depuis, le musée a rouvert ses portes et même des politiciens ont pointé leur nez. L’équipe et l’ONG se sont même vu décerner le prix de l’association « Europa Nostra » – garantissant les fonds nécessaires à la survie du musée jusqu’en 2018.

1399regards_bosnie_telexxAutre exemple : la presse. Bien qu’elle connaisse les mêmes problèmes que dans tous les pays du monde globalisé (concentration médiatique, pressions politiques, etc.), il se trouve qu’elle est extrêmement combative – même plus que dans certains pays de l’Ouest. Et oui, aussi pour l’anecdote, le même constat que nous avons pu vérifier au Kosovo vaut aussi pour la Bosnie-Herzégovine : contrairement au Luxembourg, le pays dispose bel et bien d’une loi garantissant l’accès aux informations pour les journalistes et les citoyens. Depuis l’année 2000 déjà, cette loi est en vigueur et suivie à la lettre. D’après Ljiljana Zurovac, la présidente du Conseil de presse de Bosnie-Herzégovine, les ministères disposent désormais d’employés recrutés spécialement pour répondre aux demandes du public. À la question de savoir ce qu’elle pensait du fait que le grand-duché de Luxembourg est toujours incapable de se donner une telle loi, elle s’est dite « très étonnée, voire choquée ».

Pour conclure : oui, la Bosnie-Herzégovine est un foutoir politique, souffrant de blocages socio-économiques et d’un lourd passé. Mais elle a une grande culture ainsi qu’une société civile et une jeunesse pleines d’espoir et qui ne veulent pas se laisser faire. Il n’y a donc aucune raison pour ne pas l’accueillir dans l’Union européenne.


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