IDENTITE ET HISTOIRE (1): La révolte des clercs

Le second volume de « Lieux de mémoire au Luxembourg » vient de paraître. La méthode s’est affinée, nombre d’articles sont passionnants. Pourtant les porteurs du projet peinent à donner une définition de la mémoire nationale. Peu importe, puisqu’ils ne voient dans la nation qu’une aberration mentale.

Qu’est-ce qui passe le plus mal : une critique sévère ou un compliment malvenu ? En 2007, le premier volume de Lieux de mémoire au Luxembourg (Lieux de mémoire au Luxembourg, vol. 1, Kmec, Sonja / Majerus, Benoît / Margue, Michel / Péporté, Pit (éd.), Luxembourg 2007.) était accueilli très favorablement par le Luxemburger Wort. Dans une critique aux accents barrésiens, le quotidien conservateur vanta en lui un ouvrage « ancré dans la patrie et dans la terre » („In der Heimat und der Erde verankert“, in: Luxemburger Wort, 30 mars 2007, p. 18). Dans le magazine forum, Paul Zahlen, en revanche, vit dans la suite d’articles qui le composaient « un choix assez convenu? et très lié à la question de l’identité nationale dans sa plus simple expression et au folklore ambiant » (Zahlen, Paul, « Tous aux abris! L’identité dans tous ses états », in: forum, N° 273, février 2008.). Ce genre de réactions ne pouvait rester sans impact sur les porteurs d’un projet dont le but est précisément de déconstruire le discours national. Dès décembre 2007, Benoît Majerus faisait un constat désabusé, au cours d’un entretien accordé au woxx ( voir woxx 931): « Je crois qu`avec notre livre sur les lieux de mémoire, on n`a pas vraiment réussi notre pari, qui était de déconstruire le récit national. Selon les réflexions de Daniel Spizzo (?), nous participons également à la construction d`un métarécit, peu critique. Donc, c`est d`une certaine manière un échec. » Entre-temps Benoît Majerus, tout comme Michel Margue, s’est détourné des « Lieux de mémoire ».

L’extrême plasticité de la mémoire

La coordination des travaux sur le deuxième volume a donc échu à Sonja Kmec et Pit Péporté. Ceux-ci se sont efforcés de prendre en compte les critiques qui leur avaient été adressées pour affiner leur méthode. Les articles retenus témoignent d’une volonté d’ouverture à des lieux de mémoire moins nationaux, au sens patrimonial du terme, (« Immigration », « Grenzgänger ») ainsi qu’à la contre-culture (« Kulturfabrik », « Thierry van Werveke »). Les auteurs retenus ont également été invités, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, à se livrer à des « Jeux d’échelles » ; à mettre en résonance les divers niveaux de mémoire – locaux, régionaux, nationaux, plurinationaux, européens voire globaux – investis dans chaque lieu.

Les avantages de cette approche plus dynamique, plus dialectique, deviennent évidents lorsqu’il est question de « Schengen », un lieu abordé à la fois dans le premier et dans le deuxième volume. Dans le premier, il était uniquement question de la manière dont les autorités luxembourgeoises avaient fait de ce petit village mosellan un symbole vivant du statut de bon élève de l’Europe qu’ils revendiquent pour leur pays. Le second fait apparaître une mémoire plus complexe où Schengen, selon l’échelle à laquelle on se place, est à la fois synonyme d’ouverture des frontières ou de repli sur soi.

Enfin, Kmec et Péporté ont abandonné la subdivision du volume précédent, dans lequel les articles étaient rangés dans des catégories comme « Personnes et personnages », « Événements », « Paysages » ou « Traditions ». Cette fois-ci, les coordinateurs ont opté pour un placement « associatif » afin de connecter les articles de manière « (non) arbitraire ». Un découpage qui est également censé démontrer « dass es keine chronologische Abfolge gibt, sondern dass alle Erinnerungsorte mehr oder weniger zeitgleich operieren ».

Les modifications opérées apportent non seulement au présent ouvrage une touche plus ludique mais font, de manière plus convaincante, la démonstration de l’extrême plasticité de la mémoire. Selon les pays et les régions, les Bourguignons peuvent être commémorés comme des oppresseurs étrangers ou comme des souverains éclairés. Dans un très intéressant article sur le Congo, Régis Moes montre comment, après avoir été célébré au grand-duché en tant que condominium belgo-luxembourgeois, l’ancienne colonie disparut totalement du discours public, après avoir gagné son indépendance. Norbert Franz expose pour sa part la continuité du Grünewald en tant que lieu de cristallisation des conflits entre la population et la dynastie régnante. Et tandis que la république reste matière à discorde, la loi muselière, qui fut un sujet fortement polarisateur, est devenu un lieu de consensus chargé positivement.

Malgré une majorité d’articles qui, pris individuellement, sont d’une grande qualité, malgré leurs apports innovants et, parfois même, étonnants, l’ensemble conserve néanmoins quelque chose de vague et de non assumé. On serait de prime abord tenté de croire que cela est lié à l’extrême prudence avec laquelle les coordinateurs abordent leur sujet, leur choix revendiqué de laisser toute latitude d’interprétation au lecteur et celui de ne pas donner de conclusion en fin d’ouvrage. A y voir de plus près, une analyse inverse s’impose. Ils ont une vision bien arrêtée du sujet et s’ils ne livrent pas de conclusions en fin d’ouvrage, c’est parce qu’ils le font dès l’introduction.

Abolir la nation

L’acclimatation au grand-duché du concept de « Lieux de mémoire », effectuée au sein du projet « Histoire, Mémoire, Identités » de l’université du Luxembourg, est le fruit d’un malentendu. L’État luxembourgeois est prêt à financer la recherche en sciences humaines à condition que celle-ci se penche sur le pays. D’où la floraison de projets de recherche promettant d’explorer l’identité nationale. Les chercheurs de leur côté acceptent le marché, car leur situation est précaire. Dans le court terme ils ont tout intérêt à trouver des financements. Sur le long terme ils doivent toutefois se garder d’être cantonnés au seul cadre national, à plus forte raison dans un petit pays, car la carrière de chercheur est fortement internationalisée. De plus, l’approche dominante dans l’étude de l’État-nation depuis les années 1980, ne voit plus dans celle-ci qu’un concept artificiel qu’il s’agit de détricoter.

On pourrait opposer à cela que la nation n’est pas seulement et pas prioritairement un produit culturel. Elle est née de la Révolution française et du souci, après l’abolition des privilèges, de créer un cadre politique dans lequel des citoyens libres et égaux, collectivement souverains, pourraient prendre en main leur destin. Avec le développement de l’idée de justice sociale tout au long du 19e siècle, de son triomphe, après la seconde guerre mondiale, sous la forme de l’État-providence, elle a également été le cadre d’une répartition plus équitable des richesses. Or, de tout ça, les membres du projet « Histoire, Mémoire, Identités » n’ont cure.

La confondant sciemment avec le nationalisme, ils abaissent la nation au rang d’aberration de l’esprit. Tout au long des articles de « Lieux de mémoire » elle est invariablement présentée comme vectrice d’obscurantisme, d’étroitesse d’esprit et de racisme. « La dichotomie ’nous-eux‘ (Luxembourgeois-immigrants) n’apparaît qu’avec l’émergence de l’État-nation et la création des frontières nationales qui s’en suit », conclut l’article « Immigration ». « Ainsi, malgré les efforts de responsabilisation des associations progressistes sur les questions d’immigration et malgré un discours politique qui met de plus en plus l’accent sur le multiculturel et les volontés d’intégration, l’immigré reste un élément perturbateur et, pour certains, un danger pour la soi-disant ‚identité nationale‘. » Donc la nation mène au fascisme, la nation doit disparaître !

Si cette vision n’apparaît pas explicitement dans les deux volumes des « Lieux de mémoire », elle est exprimée sans ambiguïté dans un autre livre issu du projet « Histoire, Mémoire, Identités », Inventing Luxembourg, dans lequel on peut notamment lire : « „Nation? and „nationalism? have no existence outside the human mind (?) A scholarly analysis of the nation’s representation remains the only means of recognizing their „nationalized? character and thus the only means of overcoming them. » (Kmec, Sonja / Majerus, Benoît / Margue, Michel / Péporté, Pit, Inventing Luxembourg, Leiden 2010.)

Il ne faut pas s’étonner que ces chercheurs n’aient aucune conclusion à tirer à propos de la « mémoire » ou de l’« identité » dans un cadre national puisqu’ils décrètent d’emblée que ce cadre n’a absolument aucune pertinence. En révolte contre l’État-nation, qu’ils veulent dépasser, leur approche est tout aussi militante que celle des auteurs du « métarécit national » auxquels ils ont tant à reprocher.

Une nouvelle caste de prêtres

Le projet politique qui affleure à la lecture des « Lieux de mémoire » est à la fois progressiste dans son expression et réactionnaire dans ses aspirations. Il se réfère à un Âge d’Or, situé avant la Révolution française, « da nationale Grenzen im Mittelalter und in der Frühen Neuzeit keine Rolle spielten und geographische Mobilität Teil der erlebten Normalität war », est-il expliqué dans l’introduction du volume 2. Mais cette nostalgie de l’Ancien Régime va de pair avec la croyance en un avenir radieux, qui ne pourra advenir qu’une fois la dernière frontière tombée. Voilà pourquoi les textes qui traitent de la mondialisation semblent se résumer à « Circulez, il n’y a rien à voir ! »

Dans les deux articles qu’il consacre au secteur bancaire (« Place financière » et « Paradis fiscal »), Marc Auxenfants s’emploie à le défendre bec et ongles. Il balaie d’un revers de curseur les critiques émanant « des médias et politiciens des pays voisins » qui, selon lui, sont « souvent partiales, peu documentées et fondées sur des objectifs électoralistes et de vente de papier ». Non, plutôt que d’accorder du crédit aux élus du peuple et à ceux qui l’informent au nom de la liberté d’expression, Auxenfants préfère se faire le porte-parole de véritables spécialistes, probablement objectifs et sans arrière-pensées, issus « de la communauté économique et financière » ! Quant à Nadine Besch, qui se penche sur le cas d’« ArcelorMittal », elle appréhende essentiellement en termes de « craintes identitaires » les inquiétudes suscitées par la fusion dont est né le groupe sidérurgique.

Ce manque d’analyse critique est dû au fait que les coordinateurs de « Lieux de mémoire » donnent un primat absolu à l’histoire culturelle, à laquelle l’histoire sociale est subordonnée. L’histoire économique est purement et simplement ignorée. Dans leur vision sémiotique du devenir humain, les faits sociaux ne sont plus que le produit de discours ou comme l’écrit la sociologue Hannelore Bublitz, citée en introduction : « Die „Dinge“ haben jenseits oder vor ihrer diskursiven, und das heisst sprachlichen und sozialen Konstruktion kein inneres, ursprüngliches Wesen oder reine „intrinsische“ Bedeutung (?) Vielmehr bilden sie diskursiv erzeugte Objekte, die erst im Zuge ihrer Repräsentation den Status des Realen erlangen. » Traduction : si un arbre tombe dans la forêt et que personne n’est là pour le dire, l’arbre ne sera jamais tombé.

Cette conception quasiment ésotérique de la réalité ne saurait bien sûr être parfaitement comprise que par une caste d’experts, seule capable à se livrer à une exégèse sérieuse. Lorsqu’ils étaient encore au service de l’État, les historiens avaient pour mission de produire un récit certes linéaire et souvent simpliste du passé, mais accessible au plus grand nombre, dans un souci de former des citoyens. Puisque toutefois la nation est une construction de l’esprit pourquoi la notion de citoyen ne le serait-elle pas elle aussi ?

Vue de cette manière, la révolte des clercs contre l’État-nation, dont « Lieu de mémoires » est l’une des expressions, n’est pas une révolte contre les puissants – la puissance n’est plus du côté de la nation – mais une tentative de s’assurer des privilèges dans un nouvel ordre mondial en gestation. Il ne s’agit ni d’une stratégie mûrement réfléchie, encore moins d’un complot, mais d’une adaptation à une époque nouvelle. En dessous d’une nouvelle aristocratie défiant la souveraineté des nations, se forme un nouveau clergé, avec ses dogmes et ses concepts opaques réservés aux initiés. Sa mission principale n’est pas tant d’éclairer un Tiers État qui persiste à cultiver l’idolâtrie nationale – comme ces ouvriers de Rodange ou de Florange. Elle est de le rendre conscient de ses péchés pour que surtout, surtout, il ne vienne pas troubler l’ordre qui s’établit.

Lieux de mémoire au Luxembourg, vol. 2, Kmec, Sonja / Péporté, Pit (éd.), Luxembourg 2012.

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Lire plus :

Identité et Histoire (2): « Considère-t-il le Grand-Duché comme son unique patrie ? »
Identité et Histoire (3): Le passé a la vie dure

 


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