Conquête de l’espace
 : Le mou et 
le dur

La curiosité scientifique et la prudence ont guidé jusqu’à présent l’exploration spatiale. La recherche du profit pousse à des pratiques plus hardies – sans considération des dangers.

La sonde Cassini avant qu’elle ne soit délibérément envoyée s’écraser sur Saturne. Au nom de la protection planétaire, les scientifiques ont choisi de la sacrifier – en serait-il de même lors de missions commerciales ?
 (Illustration : Nasa / PD)

« Les astéroïdes que nous aurons sélectionnés, ce seront un peu nos îles de Manhattan. » Peter Diamandis s’est référé aux débuts de la colonisation de l’Amérique du Nord pour décrire sa vision de la conquête de l’espace. Le cofondateur de la société Planetary Resources était invité le 20 septembre pour une conférence par l’association Da Vinci et l’Université du Luxembourg. L’homme d’affaires américain a pris l’exemple des colons du 17e siècle, qui s’étaient d’abord établis dans les contrées fertiles et faciles à atteindre en bateau. Pour lui, des astéroïdes riches en eau et proches de la Terre constituent un tremplin pour partir à la conquête de l’espace – et de ses ressources infinies.

Alien, c’est nous !

Une conquête qui, pour le moment, se poursuit plutôt en douceur : la semaine dernière, par mesure de précaution, la fameuse sonde Cassini a été volontairement détruite. En effet, les scientifiques de la Nasa craignaient qu’en la laissant tourner autour de Saturne, elle finisse par heurter une de ses lunes et puisse alors la contaminer avec des micro-organismes terrestres. En renonçant à pousser jusqu’au bout la mission, la Nasa fait preuve d’une attitude d’écologiste plutôt que de conquistador.

Le risque de contamination spatiale nous est familier depuis des films comme « Alien » ou « The Andromeda Strain ». Dans la réalité, à bord d’un vaisseau spatial, un monstre sanguinaire passera moins facilement inaperçu qu’un virus mortifère. Surtout, à côté du risque de contamination au retour du voyage spatial, il y a celui de la contamination à l’aller. Si un micro-organisme terrestre était emmené par mégarde, les scientifiques craignent en premier lieu de le confondre avec la preuve d’une vie extraterrestre. Ensuite, un tel organisme risque de « conquérir » le corps céleste et de provoquer l’extinction d’une forme de vie autochtone, comme cela est arrivé sur Terre, notamment… lors de la conquête du continent américain. Enfin, des micro-organismes exposés à un nouvel environnement pourraient, après mutation, devenir dangereux pour l’espèce humaine.

« Toutes les planètes, à tout moment. » C’est la devise du Bureau de la protection planétaire de la Nasa, chargé d’éviter la contamination biologique des corps célestes – y compris la Terre. Il applique les règles internationales imposant différents niveaux de stérilisation à différents types de missions. Ainsi, l’atterrisseur Huygens emporté par Cassini n’avait pas été stérilisé, parce qu’on estimait qu’il ne pouvait y avoir de vie sur son lieu de destination, la lune Titan. Par la suite, Huygens y a découvert du méthane, indice qu’il pourrait y exister une forme de vie – hélas, une contamination s’était peut-être déjà produite. Pour la sonde Cassini elle-même, on a voulu minimiser tout risque, et on l’a envoyée se désagréger dans l’atmosphère de Saturne… en estimant que les 30 kilos de plutonium alimentant ses générateurs seront suffisamment dispersés pour ne pas faire de dégâts. Notons encore que la relative prudence de la Nasa répond aux exigences du traité de l’espace de 1967, qui précise à l’article IX que, lors de « l’étude de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, [les États] procéderont à leur exploration de manière à éviter les effets préjudiciables de leur contamination ».

L’entreprise fait la loi

Or ce traité, signé par la plupart des pays, est désormais considéré comme dépassé par de nombreux acteurs de la communauté spatiale. Il s’agit notamment – mais pas seulement – des entreprises privées ayant des projets de vols spatiaux. « La croissance exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs permet aujourd’hui à de petites équipes de faire ce dont auparavant seuls les gouvernements des grands pays étaient capables », a expliqué Peter Diamandis lors de sa conférence. Effectivement, après la technologie satellitaire, mise en œuvre par des entreprises privées comme SES depuis plusieurs décennies, désormais des hommes d’affaires songent à des « business models » pour l’espace interplanétaire.

Deux grands coups de boutoir ont ébranlé le droit spatial, marqué jusque-là par un esprit de fraternité symbolisé par la Station spatiale internationale. Fraternité limitée, puisque les séjours à bord se font au prorata de la contribution financière et que les États-Unis se sont opposés à ce que la Chine rejoigne le programme. Le premier a été le « SPACE Act » adopté par les États-Unis en 2015, l’acronyme signifiant « Spurring Private Aerospace Competitiveness and Entrepreneurship ». Alors que le traité de l’espace reste flou sur la manière dont doit se dérouler l’exploitation des ressources spatiales, la loi américaine permet désormais à des entreprises américaines de se les approprier. En juillet dernier, le Luxembourg a adopté une loi analogue sur le « space mining », mais pour laquelle il suffit qu’une firme soit établie au Luxembourg. Ce qui explique l’arrivée de nombreuses entreprises comme Planetary Resources au grand-duché.

Tout sauf la Lune

Dans un premier temps, a expliqué Diamandis, sa société étudiera les astéroïdes afin de sélectionner les plus propices à une exploitation. Ensuite, peut-être vers 2030, elle commencera a revendre des ressources spatiales. Il s’agira sans doute d’eau extraite de la surface d’un astéroïde, destinée à être réutilisée dans l’espace comme carburant. Le cofondateur de Planetary Resources a avancé qu’il faudrait alors établir des règles de non-interférence pour protéger des entreprises établies sur un site. Et : « À terme, nous voudrions obtenir de véritables concessions minières. » Un outil juridique courant sur Terre, mais incompatible avec l’état actuel du droit spatial.

Aucune limite à cette conquête de l’espace au nom du profit commercial ? Diamandis a émis une réserve : exploiter les ressources de la Lune ne serait pas une priorité. « Certaines cultures considèrent la Lune comme un objet quasiment religieux. Et puis elle est unique, contrairement aux astéroïdes. » Le directeur général de Planetary Resources, Chris Lewicki, présent lors de la conférence, a relativisé : « J’espère qu’on avancera aussi en matière de colonisation de la Lune – car j’aimerais un jour pouvoir y poser les pieds. »

La bonne humeur et l’optimisme par rapport au progrès technologique sont hautement valorisés dans ce milieu d’entrepreneurs-rêveurs que nous avions déjà rencontré lors de la mission de prospection d’Étienne Schneider en Californie d’avril dernier. Diamandis a même coécrit un livre intitulé « Abundance : The Future Is Better Than You Think ». Il estime qu’en valorisant de mieux en mieux l’abondance d’énergie solaire sur Terre, l’humanité est en train de résoudre la plupart de ses problèmes. Et pour ce qui est des métaux en voie d’épuisement, la réponse est simple : « La Terre est une miette au milieu d’un supermarché empli de ressources. »

Un peu trop simple, si l’on considère les difficultés passées des voyages spatiaux avec leurs nombreux accidents – qui n’ont pas vraiment tendance à diminuer avec l’arrivée des opérateurs privés. Et que dire de la technologie choisie par Planetary Resources pour exploiter – un miroir parabolique pliable pour chauffer une zone sur un astéroïde et provoquer l’éjection de matière ? Une idée originale, mais pas si simple à mettre en œuvre, à commencer par la difficulté de maintenir une orbite stable autour des objets de forme irrégulière et à la rotation chaotique que sont la plupart des astéroïdes.

Pavillon de complaisance luxembourgeois

Diamandis a vanté la possibilité d’exploiter ainsi des astéroïdes sans même s’y poser… ce qui évitera une contamination à l’aller. D’autres modèles d’exploitation seront cependant moins « propres », et les perturbations environnementales sur les corps célestes seront significatives dans tous les cas. Mais quand on compare l’espace à un supermarché, on ne va pas s’embarrasser de considérations écologiques. Notons que les règles strictes de la protection planétaire sont aussi critiquées pour d’autres raisons : alors qu’une stérilisation des vaisseaux spatiaux est difficile, mais faisable, un niveau d’hygiène comparable n’est pas atteignable quand on envisage des missions avec équipage humain.

Mais ces discussions entre scientifiques risquent d’être supplantées par la réalité du terrain. Déjà la Nasa enfreint ses propres règles – par inadvertance, comme dans le cas de Huygens. Alors, les contraintes économiques pesant sur les missions spatiales privées inciteront à ne pas y regarder de trop près. D’autant plus que, de ce côté-ci de l’Atlantique, il n’y a pas de Bureau de la protection planétaire. Et que la loi luxembourgeoise sur le « space mining » se contente de prévoir un agrément et une surveillance de la part du ministère de l’Économie. Les exigences contenues dans le traité de l’espace, notamment en matière de contamination, ne sont pas reprises – et ne seront sans doute pas appliquées, faute aussi de moyens.

Verra-t-on demain un vaisseau spatial sous pavillon de complaisance luxembourgeois se poser sur un astéroïde habité, y amener des microbes et transmettre une maladie inconnue qui exterminera les petits animaux verts ? Improbable. Mais le fait de donner un mauvais exemple au niveau réglementaire peut encourager d’autres acteurs – privés ou étatiques – à en faire de même. Un tel nivellement vers le bas des règles appliquées en matière d’exploration spatiale risque de substituer à un traité de l’espace insatisfaisant sur certains points… la loi de la jungle.


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