Faire de la politique autrement (1/3)
 : Toute colère est légitime


Tout tourne autour de la politique institutionnalisée en cette période préélectorale. Pourtant, la politique ne se résume pas aux campagnes électorales et aux parlements. Début d’une série estivale sur d’autres façons de faire de la politique.

Une communauté s’organise pour l’action lors du Community Forum on Black America de 2016, à Minneapolis. (Photo : Tony Webster/flickr)

« Regardez, vous n’êtes pas obligés de supporter toute cette merde. Il y a quelque chose de concret que vous pouvez faire. Mais pour accomplir quoi que ce soit, vous devez avoir du pouvoir et vous ne l’aurez qu’en vous organisant. Aujourd’hui, le pouvoir provient de deux choses : l’argent et les gens. Vous n’avez pas d’argent, mais vous avez des gens, et voilà ce que vous pouvez en faire. » La citation, extraite d’une interview publiée par le magazine érotique « Playboy » en 1972, résume l’essence même de la pensée de Saul Alinsky, sociologue, écrivain, syndicaliste et maître à penser de la gauche américaine.

Amener des personnes peu politisées, éloignées de la politique, à agir pour leurs intérêts en s’auto-organisant, c’est le pari de la méthode du « community organizing ». Une méthode développée par Alinsky à partir de ses propres expériences dans les quartiers pauvres de Chicago et d’ailleurs aux États-Unis. « Rules for Radicals », « Être radical » en français, voilà son principal ouvrage, véritable bible d’une partie de la gauche américaine.

Organisations communautaires, syndicats et partis politiques continuent d’appliquer les théories élaborées par Alinsky dans les années 1960 et 1970. Même Barack Obama s’en serait largement inspiré pour sa campagne présidentielle de 2008.

Aujourd’hui, la méthode Alinsky, jusque-là connue presque exclusivement dans les milieux du travail social, commence à se répandre sur le Vieux Continent. Ainsi, en France, la France insoumise, formation politique fondée par Jean-Luc Mélenchon, s’en revendique et organise des formations internes à son sujet. En Allemagne, le syndicat Ver.di tente de transmettre les préceptes d’Alinsky dans le monde du travail – avec un certain succès. Et partout en Europe, des organisations travaillant aux côtés de groupes spécifiques les utilisent afin d’atteindre leur public cible.

« Si le vrai radical se rend compte du fait qu’avoir des cheveux longs est une barrière à la communication et à l’organisation, il coupe ses cheveux. »

« Politiser les colères du quotidien », ainsi s’intitule un article décrivant la méthode et son utilisation par la France insoumise dans le « Monde diplomatique ». « En France comme aux États-Unis, les classes populaires boudent les urnes et semblent exclues du jeu politique. Pour y remédier, des militants misent sur la méthode imaginée par l’intellectuel américain Saul Alinsky, qui promet de rompre avec la résignation grâce à l’organisation communautaire », écrit Clément Petitjean dans le mensuel.

Mais en quoi consiste cette « méthode Alinsky » ? Premièrement, le sociologue part du constat qu’il importe « de ne pas briser d’un seul coup les traits de l’existence quotidienne, mais de créer le désenchantement, la désillusion vis-à-vis des valeurs régnantes, de susciter un climat qu’[on] va utiliser sans jamais énoncer clairement ses intentions, et de produire, sinon une passion pour le changement, au moins un climat de résignation, de passivité, d’acceptation ».

La méthode est largement basée sur la présence d’« organizers », donc de personnes dont l’occupation principale serait d’« organiser les gens ». Ces professionnels du « community organizing » doivent vivre au plus près de leur public cible, en quasi-immersion, partager leur quotidien et leurs souffrances, parler leur langage. Même l’aspect physique compte pour Alinsky : « Si le vrai radical se rend compte du fait qu’avoir des cheveux longs est une barrière à la communication et à l’organisation, il coupe ses cheveux », écrit Alinsky dans « Rules for Radicals ».

La méthode Alinsky est radicalement pragmatique : il s’agit de travailler dans le monde « tel qu’il est » et d’obtenir des améliorations au quotidien tout en permettant, à travers des moments de lutte – et de victoire – collective, de dépasser le sentiment de fatalité et l’exclusion politique dont sont souvent victimes les classes populaires. Dans une optique plus révolutionnaire, il s’agit aussi de construire un rapport de forces qui jouerait en faveur de ceux et celles dont le nombre serait la seule arme.

D’ailleurs, Alinsky croit fondamentalement dans le pouvoir du nombre et dans l’organisation collective. Dans les conditions actuelles de relative démocratie, il rejette l’idée même d’un renversement violent ou armé du pouvoir. « ‘Le pouvoir est au bout des fusils’ est un cri de ralliement absurde quand c’est dans le camp opposé que se trouvent les fusils », écrit-il.

Toute colère est légitime. C’est de ce précepte – nécessaire au développement de l’action collective – que part l’idée du « community organizing ». « C’est cette légitimation qui rend la mobilisation possible : elle est en effet aux antipodes des approches auxquelles les personnes sont habituées : d’un côté, la sphère du travail social tend à renvoyer la responsabilité de ses difficultés à la personne (gérez-vous bien votre budget ? vous occupez-vous bien de votre enfant ? etc.), et de l’autre, les groupes politiques sont plus forts en savants discours inappropriables et électoralistes qu’à combattre et obtenir des victoires sur des petites injustices concrètes », détaille l’« Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise » dans un papier publié sur son site internet.

« ‘Le pouvoir est au bout des fusils’ est un cri de ralliement absurde quand c’est dans le camp opposé que se trouvent les fusils. »

Le professionnel du « community organizing » doit donc, dans un premier temps et en contact étroit avec le « terrain », identifier les « colères légitimes » de son public cible.

Les « alliances citoyennes », groupes se revendiquant de la méthode Alinsky et travaillant surtout dans les quartiers pauvres des grandes villes de France, préconisent pour cela… le porte-à-porte, tout simplement. Aller à la rencontre des gens, discuter du quartier dans lequel ils vivent, des problèmes rencontrés, des colères du quotidien.

L’étape suivante est la suite logique de la première : identifier des « community leaders », donc des personnes capables d’endosser le rôle de multiplicateurs/trices et d’organiser leurs voisin-e-s, ainsi que les autres membres de leur communauté.

Pour Alinsky, ces « community leaders » doivent être des « leaders naturels » capables de « faire bouger les foules ». « Connaître l’identité de ces leaders naturels, c’est comme connaître le numéro de téléphone du peuple. Parler avec ces leaders naturels, c’est comme parler avec le peuple », explique-t-il à propos de son modèle finalement assez vertical.

À travers ces « community leaders », il s’agit de mobiliser rapidement un nombre assez conséquent de membres de la communauté en question, afin de créer un groupe en capacité d’agir, puis de se doter d’un mode de fonctionnement permettant l’acquisition collective d’une culture de décision démocratique.

Relier les « petites » injustices subies au quotidien pour en relever l’arrière-fond d’injustice sociale et créer une sorte de colère collective, c’est l’idée principale de ce groupe. À lui ensuite d’identifier collectivement les « colères légitimes » du quartier ou de la communauté en question et de s’attaquer à leurs causes.

Afin de faire fructifier ces colères, il faut, dans un premier temps, choisir des causes relativement faciles à « résoudre ». Mais il faut aussi, selon Alinsky, désigner un « ennemi » – qui n’est pas forcément une personne, mais peut aussi être une collectivité. En désignant un antagoniste extérieur à la communauté, l’auteur de « Rules for Radicals » entend augmenter la solidarité à l’intérieur même de la communauté.

L’« Assemblée citoyenne de l’agglomération grenobloise » donne un cas concret qui permet de comprendre le fonctionnement de la méthode. Après avoir fait du porte-à-porte, puis avoir identifié les « leaders naturels » dans un quartier, une assemblée de quartier a rapidement été créée. Au sein de cette assemblée, un premier problème identifié est celui des fenêtres vétustes et mal isolées dans certains immeubles. Un problème qui pourrait paraître anodin à première vue, mais qui tenait à cœur aux habitant-e-s.

L’ennemi est vite trouvé : le bailleur des immeubles en question. Une action est donc préparée par un groupe élu parmi l’assemblée. Quelques jours plus tard, quelques dizaines de locataires, couvertures sur les épaules, se déplacent devant les locaux du bailleur et expliquent, calicots et affiches à l’appui, devant la presse locale qu’ils ont froid dans leurs logements.

« Connaître l’identité de ces leaders naturels, c’est comme connaître le numéro de téléphone du peuple. »

Agacé par cette mauvaise publicité, le bailleur accepte de négocier et, au terme de ces négociations avec un groupe de négociateurs et négociatrices désigné-e-s par l’assemblée, accepte de changer les fenêtres vétustes. Première victoire pour ce groupe local. D’autres suivront.

Outre le fait d’obtenir de petites victoires assez rapidement et d’ainsi dynamiser le groupe créé, la conflictualité assumée et recherchée par la méthode Alinsky permet aussi de souder une communauté. L’action directe, non violente, mais aussi la dérision, « l’arme la plus efficace » selon Alinsky, permettent de créer un rapport de force, mais aussi de combiner lutte et bonne humeur.

La méthode Alinsky et son créateur ne font pas toujours l’unanimité au sein de la gauche radicale. Dans « Jacobin Magazine », publication éminente de la nouvelle gauche américaine, Aaron Petcoff lui reproche par exemple son refus catégorique de toute « idéologie » – et donc aussi du marxisme –, ce qui l’empêcherait de réellement ouvrir une perspective révolutionnaire, mais aussi le fait de se concentrer sur les « organizers » professionnels, et donc de privilégier la bureaucratie à une réelle auto-organisation des classes populaires.

Néanmoins, la méthode construite autour des « Rules for Radicals » a réussi à devenir un incontournable des luttes sociales aux États-Unis – et commence à le devenir aussi en Europe. Après des décennies de déclin des mouvements sociaux et des organisations de masse, elle livre une clé pour permettre de renverser la tendance. Et ça, c’est une première victoire.


Qui est Saul Alinsky ?

Né en 1909 à Chicago, mort en 1972 en Californie, Saul Alinsky est le fils d’immigrés russes juifs. Pendant ses études de sociologie, il fréquente la mafia, sur laquelle il écrit un travail universitaire, puis, rapidement, s’oriente vers l’organisation des habitant-e-s des quartiers pauvres de sa ville natale. S’inspirant du syndicalisme, il est proche de l’Église catholique, mais cultive aussi des sympathies pour les communistes. Fondateur de plusieurs organisations importantes, activiste de terrain, il théorise l’« empowerment » des classes populaires. Outre « Rules for Radicals », il est l’auteur de « Reveille for Radicals ».


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