Finances publiques : À la recherche du chiffre magique

Le ministre des Finances, Pierre Gramegna, doit être un homme heureux : avant de prononcer son discours sur le budget 2016 en décembre, il pourra fouiller dans un nombre toujours croissant d’analyses, d’évaluations et d’avis concernant les finances publiques en général et le projet de budget en particulier.

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Le CNFP (trait continu) est plus pessimiste en ce qui concerne le solde structurel du budget que le gouvernement (trait en pointillé). Selon son interprétation, un « écart important » par rapport à l’objectif à moyen terme (OMT) pourrait apparaître dès 2017. Ce qui forcerait le gouvernement à des mesures budgétaires plus drastiques, imposées par Bruxelles.

Ce n’est pas tant le nombre de documents qui va le réjouir – leur lecture elle-même est tout sauf amusante – que l’éventail des opinions qui y sont exprimées et qui vont du catastrophisme apocalyptique à un optimisme presque infini. Évidemment, il suffit de regarder de plus près l’adresse des auteurs des différents commentaires pour comprendre le jeu idéologique qui se cache derrière. Mais, pour le ministre, cela signifie qu’il peut user de tous les registres pour justifier l’évolution de telle ou telle dépense, ou bien de la création ou de l’abandon de telle ou telle recette.

Que l’économie soit loin d’être une science exacte n’explique qu’en partie la cacophonie autour de l’évolution des finances publiques. S’il paraît incontestable que le Luxembourg vit « au-dessus de ses moyens », car son budget affiche actuellement un déficit considérable et la dette publique officielle s’est rapidement accrue depuis la crise financière, il reste tout aussi vrai qu’il a connu moins de revers que ces voisins immédiats.

Lorsqu’on se prête à l’établissement d’un budget, il y a normalement deux approches. Dans la première, on essaie de déterminer avec la plus grande exactitude les recettes qu’on pense réaliser pendant la période couverte par le budget. Puis on regarde les dépenses, et si la partie incompressible de ces dépenses est en deçà des recettes estimées, on est gagnant. Si tel est le cas, on peut imaginer toutes sortes de dépenses plus ou moins utiles, ou bien garder le solde pour des temps plus difficiles ou le redistribuer aux contribuables qui ont apporté les recettes. C’est évidemment une caricature de ce qui s’est passé pendant les quelques décennies qui ont précédé la crise financière, avec une grande réforme d’abaissement d’impôts au début du millénaire.

Depuis lors, la méthode a changé : les dépenses dépassant les recettes, il faut soit diminuer les dépenses, soit trouver de nouvelles sources de financement pour l’État. Le « Zukunftspak » (ZP) était conçu comme une telle opération et devait réduire le déficit national en proposant des réductions de dépenses et des augmentations de recettes à moyen terme. Seul problème : les variations du ZP sont calculées sur des estimations, et le tableau des 258 mesures ne renseigne que sur les différences calculées par rapport à la fameuse « politique inchangée ». Les montants de base et leurs méthodes de détermination ne sont pas donnés.

La démultiplication des organes qui doivent analyser et commenter l’évolution des finances publiques n’a pas contribué a résoudre le principal problème de notre politique budgétaire : comment se doter de chiffres fiables ? Au temps des soldes positifs « inattendus » – appelés aussi « plus-values » -, cela n’était guère ressenti comme un problème. Malheureusement, devrait-on dire, car ce manque de transparence a mené à une réforme fiscale qui a généré une détérioration structurelle des finances publiques. Et elle a empêché l’État de constituer en temps utile un fonds souverain d’un ordre de grandeur suffisant pour parer à des situations de crise telles que nous les avons vécues, voire de constituer une base pour développer les structures économiques nécessaires aux changements structurels prévisibles de notre société (changement climatique, vieillissement de la société, etc.).

Actuellement, alors que les tendances sont moins favorables, le manque de données crédibles a un double effet : il force les acteurs politiques à maintenir une politique de navigation à vue, où les comptes finaux continuent à différer largement de ce qui a budgétisé auparavant, même si parfois le solde final peut être très proche de la réalité. Mais c’est alors souvent le résultat de mauvaises estimations des deux côtés dont les effets se compensent, tout simplement.

Question de méthode

Mais ce qui peut être plus grave encore, c’est que ces estimations font maintenant l’objet d’un processus de validation par les instances européennes. Et les différentes lois votées ces dernières années, comme le « Six Pack » ou la règle d’or budgétaire, obligent les gouvernements des États membres de l’Union européenne à prendre des mesures si le « solde structurel » estimé pour une certaine année s’écarte de façon trop significative du taux prévu. Pour le Luxembourg, ce taux est fixé à 0,5 pour cent. Pour l’instant, il n’y aurait aucun problème, car tous les calculs montrent que ce cas de figure n’arrivera pas dans les années à venir – si l’on en croit les chiffres donnés par le ministère des Finances.

Mais le Conseil national des finances publiques conteste cette vision des choses. Dans son « Évaluation » à l’occasion du budget 2016, cet organe « indépendant », créé en 2014, procède à un recalcul des données à la base de la détermination du solde structurel et arrive à d’autres résultats : alors que le gouvernement ne prévoit aucun écart important jusqu’en 2019, le CNFP prévoit un tel dérapage pour l’année 2017 et puis encore une fois en 2019.

À part quelques ajustements, qui peuvent s’avérer plus réalistes pour le CNFP parce qu’il a pu se baser sur des chiffres plus récents que ceux du ministre des Finances lors de l’établissement du budget, rien ne laisse prévoir lequel des deux scénarios va finalement se réaliser.

C’est le CFNP lui-même qui avoue que les calculs sont finalement le fruit d’un choix, car « il existe cependant plusieurs méthodes différentes pour évaluer ce PIB potentiel ». Or la notion de PIB potentiel entre directement dans le calcul du solde structurel. Il devrait décrire le PIB d’un État si tous les facteurs de production – travail comme capital – étaient utilisés de façon optimale. Inutile d’expliquer qu’une telle définition donne lieu à un large éventail d’interprétations.

« À l’échelle de l’UE, la Commission européenne applique une méthode uniforme et harmonisée, assurant de la sorte la comparabilité des PIB potentiels, de l’écart de production et donc du solde structurel parmi les États membres de l’UE », explique le CNFP, tout en contestant le bien-fondé de cette approche qui ne conviendrait pas à de petits États.

Tout cela rappelle un peu le Graal tant recherché, mais dont personne ne savait exactement de quoi il s’agissait. Le débat sur le budget 2016 risque encore une fois de tourner autour de l’interprétation des chiffres, plutôt que de porter sur la substance même de la situation financière de l’État. Et ceci à la veille d’une réforme fiscale dont chacun pense (ou espère) qu’elle lui sera favorable… alors que les besoins vont croissant de toute part. Et notamment du côté du CNFP, qui attend toujours de se voir doté d’un deuxième fonctionnaire.


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