Graphic novel : Le fil jaune


Présent tous les jours sur les bancs du procès du « Bommeleeër », l’artiste Pit Wagner en a tiré un roman graphique publié en deux tomes. Rencontre avec l’artiste dans son atelier.

Situé dans une ancienne menuiserie un peu en dehors du centre-ville d’Ettelbruck, l’atelier de Pit Wagner a tout d’un de ces studios cosmopolites qu’on croiserait plutôt dans un quartier chic de Berlin que dans la « Nordstad ». Les espaces sont généreux, chauffés par un vieux poêle. À côté des tables de travail, des fauteuils invitent à se poser – ne serait-ce que pour se laisser aller un peu en écoutant les standards de jazz diffusés par un haut-parleur niché sur une des nombreuses étagères.

Le propriétaire – ou plutôt locataire – des lieux est un artiste au parcours plutôt atypique. Après une formation d’illustrateur et de graphiste à la « Rijksakademie » d’Amsterdam, il revient au pays avec l’intention de devenir un artiste : « J’ai étudié le dessin, parce que pour moi c’est la base de l’art tout court. Et je ne l’ai jamais regretté », explique-t-il. Pendant les années 1980, il se débrouille avec des boulots dans la publicité ou sur des foires dans le montage et la décoration des stands – toujours en indépendant, ce qu’il est resté jusqu’à aujourd’hui. Mais, pour mieux gagner sa vie, il se lance dans un apprentissage pour devenir forgeron d’art et se trouve ensuite un travail de maréchal-ferrant. Ce qui semblait être un bon plan au début est un peu trop couronné de succès : « J’avais dépassé mon objectif. Mon idée était de travailler pendant deux jours de la semaine avec les chevaux et de me consacrer à l’art le reste du temps. Mais le ferrage a accaparé trop de temps et maréchal-ferrant, c’est aussi un boulot dans lequel tu ne peux pas dire non. » Ce qui a finalement forcé Pit Wagner à un peu rater le coche : « La scène artistique des années 1980 a connu un certain boom avec des gens comme Moritz Ney, Patricia Lippert, Brandy ou encore Jean-Marie Biwer. Mais quand j’ai quitté les écuries, le boom était déjà passé », ironise-t-il. De toute façon, Pit Wagner n’est pas un de ces artistes qui se prennent trop au sérieux : « Je suis un piètre ‘Paltongszéier’. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas de relations dans le monde de l’art, mais j’ai toujours refusé de m’en servir. Je ne voulais pas entrer dans le cercle des faveurs, même au risque de déplaire à certaines personnes », dit-il de lui-même.

Cela ne l’a pas empêché d’organiser des vernissages çà et là, le dernier ayant eu lieu en 2012 dans la galerie Schlassgoart à Esch-sur-Alzette. Mais il est vrai que Pit Wagner n’a jamais appartenu aux hauts cercles artistiques du petit grand-duché. « De toute façon, ces dernières années, j’ai tellement travaillé sur des commandes – comme le Musée d’histoire[s] à Diekirch ou le Musée Victor Hugo à Vianden – que je n’ai pas eu le temps nécessaire pour me consacrer à un projet d’exposition personnelle. »

Et l’histoire des livres consacrés au – premier – procès du « Bommeleeër » a aussi à voir avec une commande, même si les deux tomes ont germé uniquement dans la tête de l’artiste et qu’il les a publiés lui-même.

Le procès « Bommeleeër » comme révélateur d’une maladie auto-immune de l’État

Car ce n’était pas la première fois que Pit Wagner se retrouvait sur les bancs d’un procès. Après avoir suivi celui d’un meurtre qu’il décrit comme « absolument hallucinant et plus grave qu’un polar » et croqué certains de ses personnages, il éveille l’intérêt des avocats et journalistes. Ainsi, il suit pour le compte du « Tageblatt » tout le procès Luxair – le quotidien de la rue du Canal publiant ses planches au fil des articles. Comme pour le « Bommeleeër », ce seront les seules images publiées du procès, car prendre des photos dans la salle est interdit. « Ç’a été pour moi une expérience très intéressante et enrichissante. Pour quelqu’un qui n’a pas étudié le droit, comprendre comment fonctionne la justice est fascinant », raconte-t-il.

Pourtant, pour le « Bommeleeër », c’était plutôt mal parti, aucun média ne l’ayant engagé pour couvrir ce procès du siècle naissant. « Et puis Henri Eippers, le porte-parole de la justice, m’a tout de même proposé un badge d’entrée, juste au cas où. Je n’avais pas vraiment une grande envie d’y aller, mais je m’y suis retrouvé quand même. » Et à partir de ce moment commence ce que Pit Wagner décrit comme un effet de ventouse : « Il faut savoir que, au début, le procès ne devait durer que 33 jours. Je trouvais cela gérable d’y aller sans gagner d’argent – c’était un bon exercice pour moi. » Puis le procès s’est constamment allongé, pour finalement durer 176 jours. Avec chaque jour d’audience ajouté, la question du sens de la démarche devenait plus pressante. Ne voulant pas avoir travaillé pour rien, il commence déjà à envisager de publier ses dessins sous forme de livre – ce qui a aussi un impact sur sa façon de travailler, une évolution qu’on peut suivre au fil des pages du premier tome. Pourtant, un autre débouché va bientôt pointer le nez.

« J’ai été approché par les curateurs du Musée d’histoire de la Ville de Luxembourg, qui voulaient mettre sur pied une exposition en parallèle avec le procès. Elle aurait été basée sur mes dessins et enrichie grâce à des installations multimédias qui auraient expliqué le contexte, et même des vidéos avec des experts. L’idée était déjà bien avancée. On voulait aussi actualiser l’expo au fil du procès de façon à ce que les gens puissent la visiter plusieurs fois. Le musée avait même déjà fait venir des scénaristes de Paris pour faire le design de l’exposition », se rappelle Pit Wagner. Mais l’exposition n’a jamais ouvert, car même si l’accord oral du bourgmestre – qui à l’époque s’appelait encore Xavier Bettel – était dans la poche, c’est le collège échevinal bleu-vert qui s’est opposé à cette exposition. « C’est quand même extraordinaire, vu que normalement le collège échevinal ne s’oppose pas à des projets culturels. D’autant plus que leur argument était qu’ils ne voulaient pas de l’exposition avant qu’un jugement final ne soit tombé », commente-t-il avec un zeste d’ironie – puisque chacun sait que le dernier mot dans l’affaire « Bommeleeër » est très, très loin d’être tombé… si jamais un jour cette histoire s’éclaire. Cet épisode a laissé Pit Wagner un peu amer : « J’ai l’impression que certains politiciens – et même les Verts – veulent faire oublier cette affaire. » Une impression renforcée par le fait que le nouveau collège échevinal a confirmé la décision de celui qui l’a précédé.

Le conseil échevinal bleu-vert de la capitale a mis son veto à une exposition sur le procès

Ce qui n’a pas empêché Pit Wagner de tomber sous le charme du procès : « À certains moments, la salle a quasiment vibré – tellement l’atmosphère était dense. Quand des témoins – dont on sentait qu’ils avaient quelque chose à dire – s’approchaient un peu de la vérité – ou d’une des vérités -, c’était mieux que dans un thriller. Juste que, comme on le sait, même si beaucoup a été dit, rien de concret n’en est sorti. » Comme témoins qui l’ont beaucoup marqué, il cite par exemple Pierre Reuland, l’ex-directeur général de la police : « Il faisait état d’un cynisme monumental et donnait l’impression d’être au-dessus des choses. De toute façon, dans ce procès, il n’y avait pas de personnes privées. C’est l’État qui a attaqué l’État pour protéger l’État. Un peu comme s’il avait une maladie auto-immune. Le citoyen lambda, lui, n’a rien à dire », constate-t-il. Sinon, Wagner a vécu les performances de la juge Sylvie Conter comme très souveraines et indépendantes et a trouvé les interventions du procureur Georges Oswald « très fines et très spontanées ». Surtout parce que ce dernier a souvent été mis à mal par la défense tonitruante de Me Vogel – sur lequel tout a déjà été dit.

Quant au procès intérieur et artistique, il a été un vrai défi pour Pit Wagner : « C’était très difficile de suivre des yeux les acteurs du procès et en même temps de comprendre ce qui arrivait. Surtout qu’après il fallait que je combine mes planches avec les textes. » Ce qui fait qu’on trouve trois niveaux dans les deux tomes : le premier est celui du procès tout court, le deuxième est celui du dessinateur qui se trouve un style et un rythme pendant le procès et le troisième celui des interventions personnelles de l’artiste. À mettre au compte de ce dernier sont surtout les citations – de Kafka par exemple – qu’on peut trouver entre les planches ou à la fin du tome deux. Car l’histoire s’achève sur une peau de banane. Pit Wagner donne plusieurs sens à cette image, d’abord trouvée par hasard : « Pendant tout le procès, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à des gens qui se jetaient mutuellement des peaux de banane dans les pieds pour se faire tomber. Et puis l’image de la monarchie bananière y apparaît aussi. C’est ainsi que je pense que mes deux livres sont un peu le fil jaune du procès. Je suis plutôt fier de ce que j’ai accompli : c’est un documentaire, un roman graphique sur le procès – que j’ai fait mien, sans qu’il m’appartienne à cent pour cent. Ce ne sont pas des caricatures, ce qui ne m’empêche pas de prendre position. On peut lire et comprendre ce qui s’est passé. »

Les deux tomes du roman graphique « De Bommeleeërprozess » peuvent être commandés chez l’auteur (wagnerpi@pt.lu) au prix de 39 €.

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